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Pendant trois ans, Mathilde Blézat, Naïké Desquesnes, Mounia El Kotni, Nina Faure, Nathy Fofana, Hélène de Gunzburg, Marie Hermann, Nana Kinski et Yéléna Perret se retrouvent régulièrement, vont à la rencontre de collectifs féministes, d’enfants, pour réaliser cette réédition de Our Bodies, Ourselves publié initialement en 1973. Elles reviennent ici sur cette aventure et en présentent le résultat, dont nous avons publié un extrait ici.

Comment le projet a-t-il émergé ? Pourquoi réactualiser cet ouvrage aujourd’hui ?

Mathilde : Le projet a émergé il y a un peu plus de 3 ans. Au départ, Marie Herman, l’éditrice de Hors d’Atteinte, contacte 3 ou 4 d’entre nous autour de ce projet. L’équipe était alors trop uniforme : il fallait trouver d’autres personnes… Nous avons contacté d’autres femmes pour rejoindre le collectif qui s’est stabilisé en quelques mois. Dans le collectif d’autrice, nous avons des âges, des orientations sexuelles, des origines, des métiers, des vécus différents.

Il y a Nina, documentariste qui travaille sur un documentaire sur le plaisir féminin ; Helene, qui est sage-femme ; Naïké, journaliste et qui s’intéressait particulièrement à la santé, à la réappropriation des savoirs médicaux ; Nana Kinski et Nathy Fofana qui étaient à l’époque étudiantes et blogeuses afroféministes ; Mounia anthropologue sur les questions de santé sexuelle et reproductive, Yéléna qui avait fait des études de genre. Moi, je suis rentrée parce que je travaille sur les questions d’autodéfense féministe, sur les violences.

Ensuite, on s’est réparti le travail en binôme par chapitre et chacune d’entre nous a travaillé sur différents sujets du livre et participé à différents chapitres.

Hélène : Je suis d’une autre génération et j’ai connu le féminisme des années 1970 qui s’était très centré sur les luttes pour la libération du corps des femmes, l’IVG, l’autonomie par rapport à la reproduction. Ensuite il y a eu le recul, le backlash, même si les femmes ont continué à lutter à leur manière. D’autres questions sont apparues autour de la sexualité, le SIDA, le contrôle médical du corps des femmes, les luttes des sages-femmes et des infirmières ; les femmes ont commencé à se révolter contre le contrôle de leur corps : elles ont souhaité reprendre en main leur grossesse et leur accouchement et j’ai assisté à ça surtout depuis 3 ou 4 ans avec les luttes contre les violences sexistes et sexuelles mais également obstrétricales. C’est dans ce contexte de déploiement d’une nouvelle dynamique féministe qu’on a souhaité se lancer dans la réédition de ce livre.

Yéléna : En plus, on faisait le constat qu’il n’y avait pas d’outil similaire qui existait. On voulait un ouvrage qui parle de tous les sujets que l’on peut traverser dans nos vies qui sont liés à nos corps. Des choses existent sur chacune des thématiques (grossesse, violences, sexualités, santé….), mais pas compilée dans le même ouvrage ni reliées entre elles. Aujourd’hui, internet et les forums sont une grande source d’informations pour les femmes mais c’est parfois difficile d’y trouver des informations vérifiées et pas trop anxiogènes : on voulait un outil fiable avec des sources vérifiables.

Enfin, on voulait un outil non jugeant : beaucoup de manuels de santé sur les femmes sont écrits avec un point de vue surplombant. Nous, on voulait partir de l’expérience des femmes et que ce livre leur permette de se réapproprier les savoirs sur leur corps. On s’est quand même appuyées sur plein de textes qui existaient déjà, notamment des brochures militantes malheureusement souvent peu connues.

 

Comment avez-vous défini son organisation ? Comment le livre a-t-il été réalisé ?

Hélène : On se réunissait environ tous les deux mois et chaque année, on se retrouvait pour des séminaires à la campagne. On s’est réparties les chapitres en fonction de nos compétences et de nos goûts mais finalement, tout le monde a tout relu, corrigé, discuté.

Mathilde : On se réunissait pour faire des choix éditoriaux et politiques. On a recueilli les témoignages grâce à des ateliers collectifs et des entretiens individuels. Pour chaque sujet, on commençait par nous, en échangeant nos vécus sur un des sujets, comme c’était déjà le cas de Our Bodies, Ourselves. On a rencontré plus de 400 femmes et des personnes trans et non-binaires. On a essayé d’être le plus attentives possible à recueillir les témoignages de femmes les plus variés possible en termes d’âge, d’orientations sexuelles, d’origine, de catégorie sociale…

On a par exemple fait des ateliers avec des adolescentes, des femmes vivant en zone rurale ou en quartier populaire, des femmes LGBT… On a également organisé des ateliers avec des enfants : par l’intermédiaire de petits papiers, on leur demandait de faire des dessins. On a également organisé des ateliers avec des femmes en situation de handicap avec ZEF, un collectif toulousain qui travaille sur la vie affective et sexuelle des personnes en situations de handicap mental et intervient notamment dans les ESAT.

Il y a eu de nombreuses étapes dans l’écriture. Et en fin de processus, les derniers mois, il y a eu un gros travail éditorial qui a été particulièrement pris en charge par certaines d’entre nous – Nina, Yéléna et moi. En parallèle, il y aussi eu tout un travail d’organisation du collectif sur toute la durée de la rédaction.

Yéléna : Dans la mesure où ce travail a duré trois ans, on s’est souvent posé la question des conditions matérielles de réalisation de ce livre. Nous avons travaillé 3 ans en parallèle de nos autres activités et sans rémunération. Tout le travail d’atelier, de réalisation d’entretiens, de déplacement dans toute la France a demandé du temps et de l’argent : il a fallu faire un crowfunding sans lequel nous n’aurions pas pu mener à bien le projet. Puis, il a fallu s’organiser, rembourser les unes et les autres, élaborer des ordres du jour pour nos réunions, assurer la coordination du projet, le respect du planning…et bien sûr, nous n’avions pas les mêmes possibilités d’investissement. Nous avons donc été attentives à ce que chacune puisse participer à sa manière, notamment les plus précaires ou les jeunes mères.

 

Pouvez-vous revenir sur certains des points qui sont mis en avant – et la manière dont ils sont mis en avant –  dans le livre ? Se dégage-t-il du livre une orientation particulière ?

Hélène : Lorsque nous nous sommes rencontrées, on ne savait pas si on aurait la même conception du féminisme qui est traversé par de nombreux courants et il se trouve qu’à force d’être ensemble pendant tous ces mois et de faire attention les unes aux autres, on est parvenues à ce que tout ceci tienne bien ensemble, qu’on puisse mener cette réflexion en commun. On a essayé de ne pas être dogmatique : on s’est efforcée d’avoir la vision la plus large et la plus éclectique possible sans trahir ce qu’on l’on pensait les unes et les autres.

Mathilde : c’est un projet non normatif. Et c’est un manuel pour se réapproprier les savoirs sur nos corps et les transmettre. Il comprend des ressources, des analyses et des témoignages mettant des mots sur les choses. C’est la première étape de l’autodéfense féministe : mettre des mots sur des choses, prendre conscience que ces sujets sont politiques et à partir de là, quelles ressources avons-nous à notre disposition pour l’émancipation. Le corollaire, c’est de sortir de la culpabilité, il n’y a pas une façon de vivre les choses. L’idée, c’était d’aborder certains tabous et angle mort, comme c’est le cas du post-partum par exemple : c’est un angle mort du féminisme et de la société en général au cours duquel les femmes vivent beaucoup d’isolement voire de dépression. De même, les règles, notre anatomie restent encore méconnus ou encore les effets psycho-traumatiques des viols et des agressions : pourquoi les femmes parlent de leurs agressions vingt ans après, voire oublient ? Sur l’autodéfense aussi, on en parle trop peu : on donne peu d’outils aux jeunes femmes, aux femmes pour se défendre concrètement.

Helene : un autre angle-mort, c’est la représentation de l’âge, de la vieillesse.

Yéléna : Tout à fait. Je pense également à la domination masculine dans la sexualité. Beaucoup de question émergent autour du consentement mais on aborde aussi comment les dominations perdurent même lorsque les relations sont consenties, en termes de difficultés d’accès au plaisir, de persistance des schémas hétéronormés…

On voulait porter une attention particulière à la question des représentations aussi. Dans le livre, on a recours à des schémas – réalisés par Naïké – et des images. Et pour cela, on a fait un appel aux femmes pour recueillir leurs photos, des photos de tous les jours, qui représentent nos vies et nos corps dans toute leur diversité et qui ne correspondent pas au modèle unique des médias.

On a aussi beaucoup travaillé sur le cahier anatomique : on a voulu montrer des représentations réalistes qui ne soient pas celles des manuels de biologie ou des représentations dominantes dans lesquelles les lèvres internes sont invisibles, le vagin ressemble à un trou béant et. Donner à voir des représentations réalistes de nos corps aide à se départir de la honte qu’on intériorise sur nos corps, l’impression de ne pas être « normale » du fait des images qu’on nous impose en permanence et de toutes les conséquences désastreuses que cela a sur nous au quotidien dans notre estime de nous-mêmes, la confiance que l’on a envers nos propres corps, nos sexualités, ce qu’on s’impose pour essayer d’y ressembler…

 

Comment s’est traduit concrètement l’inclusivité de votre démarche ?

Yéléna : On a essayé de toujours garder en tête l’idée de croisement des oppressions et donc, comme on le disait avant d’aller à la rencontre d’un maximum de femmes pour rendre compte de ce qu’on avait en commun mais aussi de la diversité de nos vécus et des problématiques auxquelles on pouvait faire face.  Ces vécus différents irriguent l’ensemble du livre. Par exemple on peut avoir des témoignages de femmes trans, sourdes, racisées… sans que ce qui est dit alors ou que cette partie ne porte particulièrement sur ce sujet. Mais en même temps, on a parfois aussi fait des focus sur certaines thématiques qu’il nous paraissait nécessaire de mettre en lumière ou sur lesquels il y a des enjeux particuliers comme par exemple, la fétichisation des femmes racisées dans la sexualité, la grossophobie, la transphobie…

Enfin, on est un collectif de femmes cis-genres mais quand on parle de femmes, on l’entend comme un vécu social. Dans le livre, on remet d’ailleurs en question l’idée d’une prétendue binarité « naturelle » des sexes et on analyse la construction sociale de la féminité. On a essayé de faire en sorte que les personnes trans et non-binaires puissent aussi se retrouver dans l’ouvrage, y trouver des ressources, des outils tout en veillant à ne pas parler à leur place.

Mathilde : on a cherché aussi à porter une attention à la question des handicaps. La société ne voit pas les personnes en situation de handicap comme des femmes : la sexualité et maternité leur sont souvent interdits, par exemple, ce sont des sujets très tabou au sujet desquels les ressources et les enquêtes sont rares.

 

Finalement, quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Helene : c’est un bilan très positif. On a montré que le corps est politique – il n’y a pas de petits sujets. Ce sont des sujets politiques dans la mesure où les femmes peuvent les reprendre pour lutter et se reconnaître entre elles.

Yéléna : Moi, j’ai beaucoup appris pendant ces trois ans. J’ai changé de regard sur certains sujets comme sur la maternité et le post-partum et la manière d’en faire un enjeu féministe. Le bilan, c’est la joie des groupes de paroles, de la non-mixité, des échanges entre femmes : beaucoup de femmes arrivaient sans trop savoir pourquoi elles venaient et finalement, elles repartaient très heureuses. On a pu observer à quel point nos vécus ne ressemblent pas aux normes qu’on essaye de nous imposer, comment ces normes continuent de nous peser mais comment nous avons aussi toutes des façons de nous les réapproprier, de la combattre….

Mathilde : les groupes de paroles étaient transformatifs. Ca a donné lieu à des prises de consciences de ce qui nous est arrivé : c’est assez fou et ça nous a permis de sortir de la avec une vraie force politique. Pour moi, un des autres bilans que l’on peut faire, c’est que, lorsqu’on reste isolées, on a l’impression d’être vulnérable, on a l’impression qu’on a peu de ressources alors qu’en réalité, chacune a une stratégie sous le coude dans le système patriarcal que ce soit dans le couple hétérosexuel, au travail, dans le cabinet médical, etc. En fait, les ressources, on les a et les collectiviser, ça permet de voir à quel point il y a toute une palette d’outils – ça donne beaucoup de force. Savoir que ces outils sont dans un livre, ça nous renforce, ça nous donne de l’énergie. C’est une vraie arme. Dans ce livre, on a tous ces sujets qui sont considérés comme des questions futiles : ce sont des sujets mal vus, déconsidérés. Et, c’est une vraie force de sortir ça, du mépris.

Yéléna : Oui, ce livre c’est une arme, un outil et un refuge – on y trouve des choses non culpabilisantes qui nous font du bien. Et, en politisant ces sujets, on propose des outils et des pistes d’émancipation individuelle mais on met également l’accent sur la force de la mobilisation collective. Les luttes se jouent individuellement mais collectivement aussi, surtout. On évoque d’ailleurs tout la palette des mobilisations en cours.

 

Propos recueillis par Fanny Gallot.

Illustration : “Hospital Henry Ford” (1932), de Frida Kahlo.

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