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Éditorial du comité de rédaction de Contretemps-web.

Un spectre hantait l’Europe il y a quelques mois, à en juger par les titres de la presse : le spectre de la « crise de régime ». En Espagne, en Grèce, au Royaume-Uni, en France, d’importantes fissures (scandales politico-financiers, montée de mouvements indépendantistes et de nouvelles forces politiques, et autres répercussions politiques de la crise économique) semblaient gravement fragiliser les édifices institutionnels, menaçant également ceux de l’Union européenne. Or, après les événements récents en France, la même presse néolibérale se prend à espérer un « sursaut républicain ».

 

La « défense des valeurs républicaines », voilà le mot d’ordre au nom duquel une grande coalition de politiciens « de tous bords » et de chefs d’État de nombreux pays, a jeté toutes ses forces institutionnelles dans les rues de Paris le 11 janvier. Dans les foules qui ont battu le pavé ce jour-là et la veille, l’idée ne fait pas autant l’unanimité que parmi tous ces chefs de guerre impériale et sociale, mais le déferlement d’émotion n’était pas de nature à empêcher l’opération politique dont il a été l’occasion. Et depuis, le gouvernement paraît déterminé et dispose de nouveaux points d’appui pour consolider l’action de la république. L’essentiel est sauf…

Que signifient les initiatives actuelles visant à « sauver le régime », ici ou ailleurs, pour celles et ceux qui luttent contre l’exploitation et l’oppression ? Pour nous, la crise de régime, conjoncturelle et institutionnelle, en cache et en révèle une autre, plus ancienne et plus radicale : la crise de la politique. Elle se manifeste par une défiance de plus en plus généralisée vis-à-vis de la politique, vue comme politique professionnelle, dont un abstentionnisme massif et bien légitime n’est que le signe le plus évident. Cette crise-là est la raison de fond qui pousse les politiciens à se saisir de toute occasion pour tenter de provoquer le fameux « sursaut républicain ». L’usure est là, dans la plupart des démocraties libérales. L’Union Européenne est aussi concernée : sa « gouvernance » technocratique est un modèle de gouvernement des « experts » qui, fort heureusement, n’est pas parvenu à susciter un consentement sans faille. Mais insistons sur ce point : l’enjeu va bien au-delà des institutions. Aveu de faiblesse, ou éclatante réalisation de la fameuse devise néolibérale « Il n’y a pas d’alternative » : l’UE, au même titre que de nombreux États-membres, ne peut fonctionner que par la coalition « gauche-droite » permanente. Un verrouillage qui répond à un certain affaiblissement politique, mais qui permet la lutte acharnée des gouvernants contre toute velléité d’inflexion politique, comme aujourd’hui en Grèce. La bourgeoisie se prend alors à songer gravement (à rêver ?) à un avenir post-démocratique, et la recherche d’alternatives bénéficie souvent à des courants ultra-réactionnaires, voire néo-fascistes.

D’où l’importance des alternatives anti-austéritaires et démocratiques existantes, en Grèce ou dans l’État espagnol pour commencer. Or, certains commentateurs ont déjà compris à quel point les récents événements en France pourraient contribuer à les faire échouer ou à en contenir l’impact continental et global. Le « sursaut républicain » a d’abord été présenté par les dirigeants de la république comme une réponse à des actes dont la dimension gravement anti-démocratique est immédiate (assassinats visant explicitement des journalistes et des juifs). Mais peu à peu, la véritable nature de cette réponse commence à apparaître même à celles et ceux qui ne l’auraient pas anticipée. En fait de « liberté d’expression » et de « vivre ensemble », l’action de l’État s’avère répressive et anti-démocratique, aggravant encore l’injustice sociale qui s’amplifie également de façon autonome.

Est-ce à dire que la question démocratique n’existait pas de la même façon auparavant en France et en Europe ? Il y a quelques mois en France, un manifestant a été tué par les agents de l’État dans une grande indifférence, qui aurait d’ailleurs été impossible sans la timidité complice de larges secteurs du mouvement social. Et de longue date, ici comme ailleurs, les dominé.e.s connaissent la même indifférence, y compris dans la mort, par exemple dans le cas des populations visées par le racisme d’État et la domination impérialiste. Poser la question démocratique, doit demeurer une lutte contre les injustices que porte la république « comme la nuée porte l’orage », à l’opposé de tout appel au respect de la république par telle ou telle population (quelle que soit la formulation que trouve cet appel dans d’autres contextes que la France).

Dans la période où nous vivons, en France comme dans d’autres contextes, même les opposants à l’idée de « valeurs républicaines » sont vulnérables à un autre leitmotiv idéologique, qui veut que les pires menaces contre la démocratie soient le fait d’ennemis extérieurs ou intérieurs sans rapports avec les multiples répercussions de la violence d’État (sociale et impérialiste), mus par une « barbarie » et une « montée des idées réactionnaires » tenant de la génération spontanée. L’idée d’un grave danger aux causes obscures et résistant à l’analyse peut persister même chez celles et ceux qui ne seraient pas abusé.e.s par des formulations idéologiques plus explicites (« les extrêmes se rejoignent », « nous luttons contre un axe du mal »). Sous certaines formes, elle tient presque lieu de théorie du complot pour des milieux qui n’y sont pas habituellement les plus sensibles. A tout le moins, elle ne ferme pas la porte à une stratégie hégémonique de « réveil de la démocratie » comme valeur républicaine, c’est à dire étatique et française ou occidentale.

 

On commence alors à entrevoir la grande nécessité de nouvelles analyses politiques, historiques et théoriques, de la conjoncture actuelle. Sur la base de telles analyses, notre rôle sera de chercher à lier entre elles les injustices, pour avancer dans une même stratégie de lutte démocratique. On peut dès à présent évoquer quelques pistes.

* Droits démocratiques, protestations et luttes sociales. Les pressants enjeux de ces derniers mois n’appellent pas seulement des initiatives d’urgence contre la répression politique : ils nous donnent l’occasion de redécouvrir des pans entiers de l’histoire du mouvement ouvrier. On pourrait revenir sur la République de Weimar dans les années 1920, la dynamique antifasciste ayant conduit aux fronts populaires et à la révolution en Espagne, ou encore la révolution des Œillets. Ce « détour » est sans doute nécessaire pour que les initiatives immédiates se doublent de projets plus ambitieux : de la fin de la garde à vue et des délits de rassemblement au dépassement de l’armement policier, de l’enfermement et de la surveillance généralisés, le tout au moyen d’une montée du contrôle populaire sur les institutions.

* Racisme d’État, hégémonie et oppressions. Question-clé tant dans la domination ordinaire dans les régimes en place que dans le succès des alternatives les plus réactionnaires, quelles que soient les différences entre ces dernières par ailleurs, le racisme est donc également une question centrale pour tout projet démocratique radical. En France, en Europe, aux États-Unis, en Afrique du Sud, la question a souvent occupé le devant de la scène ces derniers temps, et appelle des approches historiques (la Ve république et le colonialisme…) et théoriques (marxisme et discriminations…) renouvelées ; il s’agit de développer prioritairement la dimension démocratique, c’est à dire la question de l’auto-organisation, et la portée radicalement démocratique des revendications des populations exposées au racisme d’État, aux violences policières, aux discriminations structurelles.

* Contrôle démocratique de la société. La démocratie radicale pose aussi, de façon centrale, la question du contrôle de la production, à partir du renforcement démocratique des expériences de contrôle public et d’autogestion ; et plus généralement la question du contrôle de la société, mise en exergue par la crise de la politique. Parmi les nouveaux enjeux analytiques, on compte la montée d’expériences de lutte et de mouvements« anti-politiques »et/ou de démocratie directe, parfois relayés par des élaborations théoriques avec lesquelles il nous faut engager le débat, là encore sans hésiter à revisiter des expériences de toutes époques et en tous contextes.

 

C’est en luttant ensemble sur tous ces fronts, et en n’oubliant pas d’y porter les armes de la critique, que nous pourrons nous unir pour la démocratie. Cette perspective radicalement démocratique est un complément nécessaire à toute politique de lutte contre l’austérité, vouée à la défaite si elle ne veut pas prendre le pouvoir en transformant en profondeur les mécanismes de la matérialité de l’État bourgeois (à ce sujet, la difficile expérience qui se joue actuellement en Grèce sera nécessairement au cœur de nos débats).

Cette démocratie, sans oppression ni exploitation, sans patrie ni frontière, « l’union nationale » des marches républicaines ne la sauvera pas plus qu’en 2002 en France : les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de l’enchaîner toujours un peu plus au nom de la république. Nous n’appelons assurément pas à renouer avec la démocratie nationale, comme si la France était à jamais animée de la puissance de la révolution française – comme si la devise républicaine était une formule magique. Liberté, égalité, abracadabra. Cette devise, n’en déplaise aux grands prêtres des Lumières, beaucoup sont désormais habitué.e.s à la voir inscrite au fronton des quartiers généraux de la répression étatique et impérialiste, et des écoles qui les humilient et les excluent. Cette révolution, nous devons avoir pour ambition de la refaire ici et maintenant, d’une façon radicalement nouvelle. Sans cela, son fétiche ne nous défendra pas des ennemis non déclarés, des ennemis mortels de la démocratie.

 

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