Covid-19 : du déni des inégalités à la police sanitaire. Entretien avec Didier Fassin
Aussi bien dans le discours médiatique que dans les rhétoriques gouvernementales, la pandémie de Covid-19 a généralement été perçue sans aucune prise en compte réelle des inégalités, autrement dit dans l’illusion que nous serions à présent « tous dans le même bateau ». Pourtant, les inégalités sont partout dans la crise présente : inégalités devant la mort, inégalités face à l’impératif d’aller travailler, inégalités dans les conditions de logement, etc.
Certains groupes sont ainsi au premier rang et payent au prix fort la situation, non les « premiers de cordée » tant vantés par Emmanuel Macron au début de son mandat, mais ceux qu’on a pu nommer les « premiers de corvée », non seulement les soignant·e·s mais aussi les caissières et toute une série de professions souvent hautement féminisées, qui subissent déjà les bas salaires et la précarité ; cela sans parler de l’impact du Covid-19 et de la crise économique sur les sans-domicile, les sans-papiers ou encore les personnes incarcérées.
C’est de cet aveuglement aux inégalités dont nous voulions parler avec Didier Fassin, mais également de la gestion gouvernementale de la crise sanitaire (marquée notamment par la pratique particulièrement autoritaire du pouvoir qui s’est installée et normalisée depuis 2015) et de la nécessité d’un changement d’approche et de politique, mettant enfin au centre de l’attention la question des inégalités – de classe, de race et de genre – et la nécessité de les résorber.
Anthropologue, sociologue et médecin, Didier Fassin est professeur à l’Institute for Advanced Study de Princeton, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, et titulaire de la chaire annuelle de santé publique au Collège de France. Il est l’auteur notamment de Mort d’un voyageur. Une contre-enquête (Seuil, 2020), de La Vie. Mode d’emploi critique (Seuil, 2018), de L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale (Seuil, 2015), et de La force de l’ordre (Seuil, 2011).
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Une première question, en droite ligne de votre leçon inaugurale au Collège de France : qu’est-ce que la pandémie – et plus spécifiquement les réponses (d’ailleurs variées) des différents gouvernements nationaux – nous révèle de la valeur qui est attribuée aux vies humaines, non pas évidemment sur le plan abstrait des grands principes mais en termes de pratiques concrètes ? Dit un peu autrement : dans quelle mesure le chercheur que vous êtes, spécialiste de longue date des questions de santé publique et qui s’intéresse en particulier au champ de ce que Michel Foucault nommait la « biopolitique », est-il percuté par la situation exceptionnelle que nous vivons (en particulier le confinement d’une importante partie de la population mondiale) ?
Le fait le plus notable de la situation actuelle est qu’un grand nombre de gouvernements sur la planète ont choisi de faire des sacrifices considérables non seulement sur le plan économique et social mais aussi sur le plan des libertés publiques et des droits fondamentaux avec un seul objectif : sauver des vies.
C’est la première fois dans l’histoire que de tels sacrifices sont consentis au niveau mondial pour cette seule raison. Les précédents auxquels on peut penser, lors des épidémies de peste par exemple, étaient limités géographiquement à une ville ou une région, et plutôt qu’un argument humanitaire, on faisait appel à des justifications sécuritaires. On peut parler, puisque vous citez Foucault, de biolégitimité, légitimité de la vie biologique, comme lui parlait de biopouvoir, pouvoir sur la vie. Cette biolégitimité, dont j’avais déjà repéré des signes, atteint aujourd’hui un paroxysme, ce qu’on peut comprendre au regard de prédictions particulièrement dramatiques et certainement exagérées.
Mais il ne faut pas perdre de vue que ce mot d’ordre, sauver des vies, ne vaut assurément pas pour tout le monde, et je me situe ici non au niveau français mais au plan international. Il ne vaut pas pour les détenus entassés dans les prisons de court séjour, pour les étrangers en situation irrégulière enfermés dans des centres, pour les migrants et réfugiés entassés dans des camps aux portes de l’Europe, à la frontière de la Turquie ou au sud des États-Unis, pour celles et ceux qui continuent de se noyer en Méditerranée ou dans la Baie du Bengale. L’argument humanitaire nous concerne nous, et ce « nous » est non inclusif.
Dans un texte publié sur le site du Collège de France, vous jetez une lumière crue sur les inégalités raciales face au Covid-19, constatées aux États-Unis mais que l’on observerait assurément en France – le cas de la Seine-Saint-Denis va dans ce sens – si les pouvoirs publics prenaient la peine de produire des statistiques permettant de mesurer les inégalités raciales. Il vaut sans doute la peine de s’attarder d’ailleurs sur ce point, tant la question raciale se trouve systématiquement déniée dans le contexte politique et intellectuel français.
Quels sont les facteurs explicatifs de la très forte surmortalité constatée statistiquement des Africains-Américains dans le contexte états-unien ? En France, dès que ce type d’inégalités est évoquée, elle est soit niée purement et simplement, soit ramenée à des déterminants de classe…
Aux États-Unis, le critère de différenciation le plus utilisé est en effet ethno-racial, et il sert de proxy, c’est-à-dire de substitut, pour les différences socioéconomiques, car les noirs sont généralement pauvres, alors qu’en France, on parle de catégories socioprofessionnelles pour approcher les classes sociales, mais on se refuse à évoquer les distinctions ethnoraciales, pourtant omniprésentes dans la société.
Les deux perspectives sont évidemment problématiques, mais on peut en comprendre les généalogies. L’histoire états-unienne s’est construite autour non pas de principes démocratiques ou méritocratiques, comme la plupart des États-Uniens continuent de le croire, mais autour de l’esclavage, puis de la ségrégation raciale, et aujourd’hui de l’incarcération de masse des Afro-Américains. L’histoire française, elle, s’est édifiée à partir de la Révolution sur un modèle de citoyenneté ne faisant officiellement pas de différence entre les individus, a fortiori pas selon leur origine ou leur couleur de peau, alors même que, notamment dans la période coloniale et aujourd’hui dans l’héritage colonial, les personnes d’origine étrangère, notamment africaine, et les personnes de couleur, notamment noires, font l’objet de discriminations. Aux États-Unis, on prend de plus en plus en considération dans les enquêtes le niveau de richesse et le niveau d’éducation. En France, on a encore du mal à tenir compte des disparités ethnoraciales.
Pour en revenir à la pandémie actuelle, les données produites aux États-Unis montrent une surmortalité considérable des personnes noires qui décèdent deux à trois fois plus que ne le laisserait anticiper leur poids démographique. Cette réalité dramatique est certainement multifactorielle. Un élément important est l’existence de facteurs de risque comme le diabète, l’hypertension, les cardiopathies et surtout l’obésité. Ces facteurs de risque sont eux-mêmes fortement déterminés par les conditions socioéconomiques. Mais il y en a d’autres, comme le fait de travailler dans des métiers qui exposent au virus dans le transport, les livraisons, l’alimentation et le nettoyage, le fait de vivre dans un habitat présentant une forte densité et parfois une surpopulation, et le fait de ne pas accéder aux tests et aux soins aussi facilement que les autres.
En France, nous ne disposons pas de statistiques permettant d’établir des faits comparables, mais les quelques indications chiffrées qui existent au niveau des départements et certaines observations que j’ai pu réunir de l’expérience des services de réanimation de la région parisienne laissent à penser que le niveau socioéconomique bas et peut-être plus encore l’appartenance à des minorités ethnoraciales sont des désavantages majeurs, dont il est surprenant qu’on parle si peu.
Est-ce que l’aveuglement aux inégalités – inhérent à cette rhétorique du « même bateau » dans lequel nous nous trouverions – a simplement pour fonction de permettre une relance de l’économie dans de nombreux secteurs non-essentiels en dissimulant le très lourd tribut que paient déjà les travailleurs subalternes (ouvriers et employés) ou leurs proches, et qu’ils paieront sans doute encore davantage si tout repart ? Ou est-ce que cela renvoie à d’autres logiques sociales, politiques, etc. ?
La nécessité d’une relance économique se pose dans des termes différents pour les employeurs et les responsables politiques, d’un côté, et pour les employés et leurs familles, de l’autre. Pour les premiers, il faut que les affaires reprennent, que la récession économique ne s’aggrave pas, que la dette publique et le déficit public cessent d’augmenter, dans un contexte où l’épidémie n’est pas contrôlée mais où des mesures préventives peuvent en réduire la progression.
S’agissant des seconds, il faut d’abord voir que beaucoup n’ont pas cessé le travail, soit qu’ils étaient en poste dans les métiers considérés comme indispensables, soit qu’ils avaient pu aménager leur activité en télétravail, mais il faut aussi considérer que pour tous se pose le dilemme des risques liés à l’infection et des risques liés aux pertes d’emploi. Il y a un intérêt commun des employeurs et des employés à ce que l’économie reparte sous réserve de la mise en œuvre de mesures de prévention, mais tout le monde n’est pas dans le même bateau. Comme toujours les catégories les plus modestes ont le plus à perdre.
Il est du reste remarquable de constater comment le gouvernement a cherché depuis le début de l’épidémie à déplacer la responsabilité de la situation actuelle, tant sur le plan épidémiologique que sur le plan économique, vers les citoyens, alors qu’il devrait être tenu comptable des graves erreurs commises et des nombreux mensonges proférés. Faute d’avoir développé une politique préventive, on a donc mis en place une police sanitaire, en ne cessant d’accuser et même d’incriminer celles et ceux qui prenaient un peu trop de liberté avec le confinement, alors que la rigueur de ce dernier était avant tout la conséquence de l’impéritie des pouvoirs publics.
Maintenant que le déconfinement commence, et alors que le dépistage n’est toujours pas mis en place et que dans bien des métiers les règles de précaution ne sont pas encore appliquées ou même applicables, on met à nouveau tout le poids de son succès ou de son échec sur la manière dont chacun respectera la discipline requise.
Plus généralement, il semble très difficile de faire émerger la question des inégalités sociales de santé – de classe, de genre, de race, etc. – comme un véritable « problème public », autrement dit une question politique centrale. Est-ce que l’obstacle réside simplement dans une résistance des classes dominantes (il n’est pas dans leur intérêt bien compris qu’émerge une telle question politique), auquel cas la construction d’un rapport de force vis-à-vis d’elles suffirait à changer la donne en la matière, ou est-ce que l’on peut identifier d’autres obstacles (tenant par exemple à la manière dont on continue d’envisager la santé, la vie humaine, etc., bien au-delà des dominants) ?
En 2004, Jack Ralite, alors sénateur, m’avait appelé en plein débat sur la loi de santé publique car il voulait introduire la lutte contre les inégalités sociales de santé dans la loi et souhaitait avoir des arguments à présenter. Je les lui avais donnés et il s’en était servi. Mais le ministère de la Santé s’était opposé à l’incorporation de cette phrase dans le texte.
Cette anecdote me semble révélatrice. En France, la lutte contre les inégalités sociales de santé n’est pas une priorité, au point du reste que ces inégalités sont rarement enregistrées et a fortiori publiées. Ce qui est significatif dans un pays où la différence d’espérance de vie entre les 5% les plus riches et les 5% les plus pauvres est de presque 13 ans. Nous préférons nous rappeler qu’en 2000 l’Organisation mondiale de la santé avait placé la France au premier rang international pour les performances de notre système de santé. La même année, une étude mettait notre pays en dernière position en Europe de l’ouest pour les inégalités sociales devant la mort.
Dans le cas de la pandémie, il faudra certainement attendre des mois, voire des années pour que des enquêtes puissent nous décrire ces inégalités et encore n’aurons-nous peut-être pas les indicateurs les plus significatifs, notamment l’appartenance ethno-raciale. On n’y prêtera attention que dans les milieux de la santé publique. Comme l’épidémie l’a fait apparaître, nous n’avons su penser la situation que dans des termes médicaux : nombre de lits hospitaliers, déplacements spectaculaires de malades vers d’autres régions, discussions autour d’un médicament supposé miraculeux, conseil scientifique principalement composé de brillants spécialistes de maladies infectieuses. La question des inégalités sociales de santé, qui suppose une autre perspective, n’a émergé que tardivement dans l’espace public.
Du côté du gouvernement français, comment interprétez-vous aussi bien le sentiment d’impréparation qu’il ne cesse de donner, et l’emploi d’une rhétorique guerrière ? Cette dernière n’est-elle là encore que le cache-sexe de l’incurie gouvernementale ou doit-on y voir quelque chose qui serait finalement plus lourd de danger, à savoir une nouvelle accélération de la dérive autoritaire déjà observée depuis les attentats de 2015 avec l’état d’urgence, dont nombre de dispositions ont été transcrites ensuite, par le gouvernement d’Emmanuel Macron, dans le droit commun ?
Absence de préparation et manque de réactivité sont les deux caractéristiques de la réponse du gouvernement français. Pour tenter de les occulter, il a joué sur un double registre : la rhétorique guerrière pour tenter de produire un front commun et faire taire les oppositions ; et la police sanitaire pour déplacer les responsabilités et réprimer les écarts.
Ce gouvernement qui est né dans l’état d’urgence et en a introduit les principales mesures dans la loi normale se retrouve à son aise dans un nouvel état d’urgence qui n’était pas plus nécessaire que le précédent. Les hommes et les femmes au pouvoir, pour la plupart sans aucune légitimité électorale ou expérience de gouvernement, n’étaient pas prêts à se retrouver face à des mouvements sociaux, ce qui les a conduits à recourir à la seule violence policière en réponse aux gilets jaunes, face à des oppositions politiques, ce qui les a amenés à multiplier les passages en force par ordonnances, et à face des crises comme celle que nous traversons. À chaque fois, ils ont fait preuve d’incompétence démocratique et d’errements autoritaires.
À partir d’autres exemples d’épidémie, anciens ou récents, quelles réponses pourraient ou devraient selon vous apporter les mouvements sociaux, que ce soit en termes de modalités d’action ou d’élaboration programmatique ?
Il n’est pas certain que les expériences du passé soient riches d’enseignement pour les mouvements sociaux après les grandes épidémies. Mais il est évident, en revanche, que la pandémie actuelle et surtout le choc qu’a provoqué le confinement ont produit des désirs de changement comme rarement dans la période récente. Des attentes se font jour, des utopies émergent, l’imaginaire d’un monde d’après qui ne serait pas celui que nous avons connu se dessine.
Mais avant d’imaginer l’après, il va falloir continuer à vivre le monde pendant la phase de transition. Le déconfinement et les menaces de reconfinement, avec toutes leurs restrictions aux libertés, comme le droit de manifester ou même de protester, et avec la marginalisation du Parlement concomitante de l’expansion du pouvoir exécutif, vont être un test pour la démocratie, mais aussi pour une transformation en profondeur de la société. C’est pendant cette transition que tout va se jouer. Dans l’après-crise, il sera trop tard.
Le changement ne viendra pas d’en haut, avec des hommes et des femmes qui participent depuis longtemps à l’évolution qui nous a conduits où nous sommes et qui prétendent aujourd’hui être différents, alors qu’à toute une série de détails, on voit déjà le naturel leur revenir au galop. Inventer des résistances, alors que toute opposition est contrainte par l’état d’urgence, demandera de faire preuve d’intelligence collective.
On voit s’exprimer des revendications fortes parmi le personnel soignant et il est probable qu’il sera entendu car son rôle a été trop célébré pendant des semaines pour ne pas être écouté. On découvre progressivement l’existence d’inégalités devant la mort qu’on a depuis longtemps voulu occulter et certains demandent des comptes. On constate qu’il aura été possible de libérer des milliers de prisonniers, et les directeurs d’établissements pénitentiaires réclament maintenant l’encellulement individuel prévu dans la loi depuis un siècle et demi. On voit aussi apparaître des demandes de régularisation de sans-papiers, dont on sait que certains ont participé à l’effort de maintenir la société à flots.
C’est ainsi tout le modèle néolibéral, inégalitaire, punitif, xénophobe, qui se trouve aujourd’hui mis en cause. Mais pour le transformer, il faudra certainement une forte mobilisation, qui ne peut venir que des citoyens.
Propos recueillis par Ugo Palheta.
Illustration : policiers portant des masques à Seattle en 1918 durant la grippe dite « espagnole ».