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Le président sud-coréen de droite, Yoon Suk-yeol, a échoué dans sa tentative d’imposer la loi martiale et de réprimer ses opposant-es. Alors que Yoon est désormais déchu, les tensions s’exacerbent entre ses partisans et les Coréen-nes qui souhaitent que la loi s’applique et que l’ex-président quitte définitivement le pouvoir. La Corée du Sud a désormais l’opportunité de se débarrasser des pratiques politiques non démocratiques qui ont rendu possible sa tentative de coup d’État.

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Ils ont dit que cela ne se reproduirait pas en Corée du Sud – pas après plus de quatre décennies au cours desquelles des centaines de milliers de personnes ont été battues, torturées, emprisonnées et tuées alors qu’elles défendaient la démocratie contre un homme fort après l’autre.

Un nouveau coup d’État militaire semblait exclu jusqu’à la fin de la soirée du 3 décembre 2024, lorsque le président conservateur du pays, Yoon Suk-yeol, a brusquement déclaré la loi martiale en direct à la télévision. Il a tenté de qualifier ses opposants politiques de sympathisants communistes pro-Corée du Nord, en utilisant une rhétorique rappelant le régime brutal de ses prédécesseurs autoritaires.

En moins de trois heures, la tentative de coup d’État de l’ancien procureur général, imitant les antécédents des généraux de l’armée au cours des décennies précédentes, s’est rapidement effondrée, avec un vote rapide à l’Assemblée nationale qui a bloqué l’imposition de la loi martiale. Trois heures plus tard, Yoon a déclaré qu’il respecterait la résolution de l’assemblée législative.

Le matin du 4 décembre, une réunion du cabinet était convoquée pour annuler la loi martiale. Plus tard dans l’après-midi, l’ensemble du cabinet exprimait sa volonté collective de démissionner, et la principale force d’opposition, le Parti Démocrate de Corée (PDC), lançait un projet de loi de destitution du président.

Six longues heures

Le complot de Yoon s’est avéré mal conçu. Cependant, au cours des six heures les plus longues de l’histoire récente de la Corée, il a été très près d’atteindre son objectif, malgré les garanties procédurales mises place pour empêcher les coups d’État inscrites dans la Constitution de 1987 dans le cadre des efforts de démocratisation du pays.

Le président a montré qu’il pouvait contourner l’obligation constitutionnelle de réunir le cabinet pour déclarer la loi martiale. Il a pu utiliser son ministre de la Défense loyaliste pour déployer des forces d’élite au sein de l’assemblée législative. Des soldats des forces spéciales sont descendus en rappel dans la salle de l’Assemblée nationale à partir d’hélicoptères militaires et ont brisé les fenêtres, forçant ainsi l’entrée. Leur mission était d’appréhender les dirigeants du corps législatif, quelle que soit leur appartenance politique.

C’est la première fois dans l’histoire de la Corée, marquée par trois coups d’État militaires, que des soldats impliqués dans une tentative de coup d’État pénètrent dans l’Assemblée pour arrêter des législateurs ou bloquer un vote. En leur temps, les généraux militaires Park Chung-hee et Chun Doo-hwan s’étaient contentés de boucler la salle de l’Assemblée.

Cependant, la bureaucratie de l’État s’est fissurée. Au total, 190 législateurs sur 300, dont certains membres du People Power Party (PPP), le parti au pouvoir de Yoon, ont voté à l’unanimité pour passer outre la déclaration de la loi martiale parce que la police n’avait pas bloqué leur entrée avant l’arrivée des renforts militaires. Surtout, Yoon n’a eu d’autre choix que de céder face aux dizaines de milliers de manifestants et de manifestantes qui ont spontanément envahi les rues de Séoul pour défier sa tentative de revenir en arrière sur une démocratie durement acquise.

Les limites de la démocratie

Le règne de Yoon est bel et bien terminé : des manifestations de masse se profilent à l’horizon et une grève nationale a été déclenchée par la Confédération coréenne des syndicats (KCTU), la plus grande fédération syndicale du pays. La seule question qui subsiste est de savoir s’il sera mis en accusation ou s’il quittera volontairement le pouvoir.

Après son investiture il y a trois ans, le mandat unique de cinq ans de Yoon a rapidement été marqué par une série de crises, notamment la mauvaise gestion d’ accidents de masse et des scandales impliquant son épouse envahissante, Kim Keon-hee, qui s’est même immiscée dans les nominations du cabinet et d’autres affaires présidentielles. Depuis qu’il a obtenu une solide majorité lors des dernières élections législatives en avril, le parti d’opposition PDC, ainsi que d’autres partis mineurs, ont multiplié les appels à la destitution de Yoon, en raison de son faible taux d’approbation, qui n’a jamais dépassé les 25 %.

Toutefois, le leader du PDC et ancien candidat à la présidence, Lee Jae-myung, étant empêtré dans ses propres démêlés judiciaires pour corruption et trafic d’influence, le PDC n’a pas été en mesure de tirer profit de l’impopularité de Yoon. Son taux d’approbation ne dépasse que de quelques points de pourcentage celui du PPP de Yoon.

Les deux principaux partis se sont livrés à des querelles, cherchant respectivement à protéger la première dame et le leader de l’opposition. Yoon a opposé son veto à vingt-et-un projets de loi de l’opposition, dont l’un proposait la nomination d’un procureur spécial pour enquêter sur son épouse. Dans le même temps, le PDC a régulièrement utilisé sa majorité pour mettre en accusation les procureurs et les juges chargés des affaires concernant son chef Lee et d’autres hauts responsables du gouvernement. En annonçant la loi martiale, Yoon a exprimé ses frustrations : « En intimidant les juges et en destituant de nombreux procureurs, ils ont paralysé les activités judiciaires. »

Le gouvernement et l’opposition pouvaient souvent mettre leur acrimonie de côté lorsqu’il s’agissait de sauvegarder les intérêts de l’élite financière et des entreprises. Le PPP et le PDC se sont récemment mis d’accord pour supprimer l’impôt sur les plus-values des transactions boursières pour les 0,9 % d’investisseurs les plus riches. Lee, qui s’est fermement opposé à la promesse de campagne de son rival d’allonger le temps de travail, a depuis déclaré que la semaine de travail obligatoire de cinquante-deux heures devrait être appliquée de manière flexible, malgré le fait que les travailleurs sud-coréens effectuent déjà 149 heures de plus par an que la moyenne de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), qui est de 1 752 heures.

Depuis plusieurs mois, le PDC tente de reproduire les rassemblements de masse qui avaient conduit à la destitution d’une autre présidente corrompue, Park Geun-hye, en 2017. Cependant, le fait qu’il continue de privilégier les intérêts des capitalistes au détriment des questions de fond qui touchent les classes populaires et moyennes a jusqu’à présent entravé sa capacité à gagner du terrain, malgré l’incompétence et la corruption chroniques de Yoon. Yoon a probablement mal interprété le manque d’intérêt pour les manifestations menées par le PDC combiné au cynisme et à l’apathie du public, comme une opportunité d’utiliser la loi martiale pour écraser l’opposition.

La montée et la chute de la dictature des procureurs

Yoon a sous-estimé la résilience de la démocratie sud-coréenne et la spontanéité des masses, qui s’est une fois de plus manifestée lorsque les gens sont descendus presque instinctivement dans la rue après l’imposition de la loi martiale. Toutefois, l’accession à la présidence de Yoon, qui s’était présenté comme un croisé de la lutte contre la corruption, a mis à nu les vulnérabilités de longue date de la version sud-coréenne de la démocratie, désormais souvent qualifiée de « démocratie K » à la suite d’un certain nombre d’événements marquants.

Yoon a pu accéder à la présidence trois mois seulement après avoir lancé sa candidature, un exploit rendu possible par l’influence prépondérante du ministère public sur la société sud-coréenne, où il jouit à la fois de pouvoirs d’enquête incontrôlés et d’une exclusivité en matière de poursuites. Au début des années 1990, lorsque le pays a entamé son sinueux processus de démocratisation, l’omniprésence de l’autorité du bureau du Procureur lui a permis de prendre en charge des tâches politiquement sensibles et obscures qui relevaient auparavant de l’agence de renseignement, dont l’omnipotence avait été limitée par les réformes démocratiques.

La période charnière de ce transfert s’est déroulée d’avril à mai 1991, lorsque les Sud-Coréens sont descendus dans la rue pour exiger la révocation de Roh Tae-woo – l’ancien général choisi par son prédécesseur et co-conspirateur du coup d’État de 1980, Chun Doo-hwan – à la suite du passage à tabac et du meurtre d’un étudiant protestataire par la police anti-émeute. Dès le début, des dizaines de milliers d’étudiants et de militants syndicaux organisèrent des manifestations de rue à grande échelle.

Cependant, les citoyens ordinaires restèrent à l’écart, ce qui contrasta fortement avec les événements survenus quatre ans auparavant, en juin 1987, lorsqu’ils s’étaient joints aux manifestations organisées par les étudiants et avaient obtenu des élections libres et une nouvelle constitution. L’autosatisfaction politique prévalait, en particulier dans la classe moyenne urbaine, alors même que le pays voyait un autre ancien général militaire accéder à la présidence à l’issue d’élections ostensiblement libres. En 1990, Roh avait encore renforcé son pouvoir en créant un méga-parti conservateur par le biais d’une fusion à trois avec deux partis d’opposition.

Pourtant, les manifestations étudiantes ne semblaient pas faiblir d’elles-mêmes. En l’espace d’un mois environ, neuf militants au total ont eu recours à l’auto-immolation dans une tentative désespérée de maintenir les manifestations. C’est le ministère public sud-coréen qui mit fin à l’impasse. À la mi-mai 1991, les autorités judiciaires arrêtèrent Kang Ki-hun, un ancien étudiant militant et membre d’un groupe dissident, l’accusant de s’être rendu complice de l’auto-immolation de son camarade.

Les procureurs affirmèrent que Kang avait rédigé une lettre de suicide pour son camarade et l’avait encouragé à mettre fin à ses jours en signe de protestation contre Roh. Ils dépeignirent ensuite le mouvement de protestation comme une provocation de l’extrême gauche, désireuse d’exploiter les morts pour tenter de renverser le gouvernement démocratiquement élu. Il s’est avéré par la suite que les procureurs avaient trafiqué les analyses d’écriture pour mettre Kang en prison, mais aucune excuse officielle ne fut jamais présentée.

C’est ainsi que le ministère public est devenu le tout-puissant arrangeur du président. Depuis lors, tous les présidents, qu’ils soient conservateurs ou libéraux, ont utilisé les pouvoirs du procureur pour éliminer ou humilier leurs rivaux et faire taire l’opposition. Ces pratiques se sont cumulées au point qu’un ministère public hypertrophié a fini par catapulter son propre chef à la présidence après avoir déjoué les tentatives intermittentes de limitation de ses pouvoirs. Rétrospectivement, l’accession de Yoon à la présidence représente l’aboutissement d’un coup d’État progressif, en préparation depuis trente-trois ans, dans l’un des derniers bastions de l’autoritarisme en Corée du Sud.

Un grand jour pour la démocratie

Le 3 décembre 2024 restera probablement dans l’histoire comme un grand jour pour la démocratie, non seulement en Corée du Sud, mais dans le monde entier, grâce à la combinaison de la vigilance populaire et de la chance qui a permis de maintenir l’ordre constitutionnel intact. Les Sud-Coréens se sont vu offrir une occasion unique de renouveler la vitalité de leur démocratie.

Leur avenir démocratique dépendra en grande partie de leur capacité à abandonner la forme de politique bipartisane pro-capital qui s’est avérée vulnérable à la montée en puissance d’un aspirant homme fort aussi insensé que Yoon, qui a d’abord utilisé un langage populiste pour se présenter comme un outsider perturbant la politique de l’establishment et qui a ensuite fait preuve d’une volonté débridée d’armer l’appareil d’État contre son propre peuple afin de perpétuer son règne. En d’autres termes, leur avenir dépend de leur capacité à construire une alternative de gauche significative au statu quo.

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Kap Seol est un écrivain et chercheur coréen basé à New York. Ses écrits ont été publiés dans Labor NotesIn These TimesBusiness Insider, et d’autres publications. En 2019, son exposé pour le quotidien indépendant coréen Kyunghyanga a révélé un imposteur qui a faussement prétendu être un spécialiste du renseignement militaire américain affecté à la ville sud-coréenne de Gwangju lors du soulèvement populaire de 1980.

Article publié initialement le 4 décembre 2024 par Jacobin. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

Illustration : manifestation devant le parlement pour demander la destitution du président Yoon Suk Yeol (Photo EPA Images).

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