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Né en 1926 à Casablanca, issu d’une famille juive de Tanger, Abraham Serfaty a été un militant indomptable non seulement de la justice et de la liberté au Maroc, mais également de la cause palestinienne. D’abord engagé au parti communiste marocain, il participa à la revue marxiste-léniniste Souffles et fut l’un des fondateurs de l’organisation révolutionnaire Ila Al Amame, avant d’être emprisonné pendant 17 ans.

Celui qui fut surnommé le « Mandela marocain » a été toute sa vie durant un critique radical et intransigeant du sionisme, qu’il tenait – sans aucune forme d’ambiguïté – pour une idéologie coloniale, raciste et suprémaciste. Dans le contexte actuel, marqué par le génocide à Gaza et l’accélération du nettoyage ethnique en Cisjordanie, sa voix est précieuse pour rappeler que l’État colonial d’Israël et les sionistes n’ont aucune légitimité à parler au nom de l’ensemble des Juifs et qu’il n’y a par ailleurs nul « conflit religieux » en Palestine, mais une vaste, criminelle et séculaire entreprise de colonisation et d’annihilation du peuple palestinien, à laquelle celui-ci résiste héroïquement.

Alors que les mobilisations de la jeunesse se poursuivent au Maroc pour l’amélioration des conditions de vie, de santé et d’éducation mais aussi contre la corruption généralisée et la répression féroce du régime, avec en toile de fond l’hostilité d’une très large partie de la population à l’égard de la politique de « normalisation » des relations avec l’État sioniste menée par la monarchie marocaine, la trajectoire d’Abraham Serfaty rappelle à quel point, dans le monde arabe, les combats pour la démocratie et la justice sociale sont indissociables de la lutte pour la libération de la Palestine.

Il est donc salutaire que les éditions Syllepse ait pris la décision de publier, ce mois d’octobre, les Écrits sur la Palestine d’Abraham Serfaty, préfacé par Michel Khleifi et postfacé par l’organisation Tsedek, rassemblant des textes devenus difficiles d’accès mais toujours d’actualité, restituant la pensée politique et stratégique d’un combattant de l’émancipation. Le texte ci-après mis à disposition de notre lectorat est un entretien avec Abraham Serfaty conduit le 12 janvier 1992.

Préambule : dialogue entre Abraham Serfaty, Ruth Bloch, Véronique Gasnier et Raouf Raïss[1]

Après l’effondrement du bloc de l’Est, la fin de la guerre froide, la guerre du Golfe, le « nouvel ordre mondial », aujourd’hui l’actualité est à la conférence de Madrid… Qu’en pensez-vous ?

Abraham Serfaty. Quelles sont les bases sur lesquelles s’est engagée la conférence de Madrid ? Le seul engagement qui ait été pris, c’est qu’au terme de trois ans d’autonomie on mettra en place des négociations sur le statut définitif des territoires occupés. Il n’y a pas d’autre engagement que cela, notamment aucun engagement sur un État palestinien. Aucun texte américain n’a envisagé un futur État palestinien. Le seul résultat, c’est l’autonomie aujourd’hui, une autonomie des hommes et non de la terre. Shamir[2] vient encore de déclarer que cette autonomie n’empêcherait pas les juifs du monde de continuer à s’installer en « Judée-Samarie[3] ».

Le projet américano-israélien est en fait celui d’un Camp David[4] élargi. Le but est de permettre à Hafez El Assad[5] de rentrer dans un système de Camp David, en sauvegardant ses apparences de nationaliste arabe. Une fois la Syrie intégrée, l’OLP sera écrasée.

L’OLP, telle qu’elle est, avec toutes ses faiblesses, reste le ferment révolutionnaire de la région. C’est ce ferment qu’Américains et Israéliens ont toujours voulu écraser, depuis le plan Rogers de 1970[6], et qu’ils continuent encore à vouloir liquider. Aujourd’hui, ils essayent d’amener l’OLP à de telles compromissions qu’elle s’auto-liquidera politiquement. C’est à mon avis le projet de la conférence de Madrid.

Les Palestiniens n’auraient pas dû aller à Madrid ?

Abraham Serfaty. Je pense qu’ils n’auraient jamais dû y aller. Ils ont accepté l’autonomie, ce qu’ils n’auraient jamais dû faire. Ils ont déjà perdu, même s’ils disent qu’ils considèrent l’autonomie comme une étape nécessaire pour le peuple palestinien. C’est une autonomie limitée aux hommes, la terre continue d’appartenir à Israël. C’est là que réside la supercherie.

Ne pensez-vous pas que les Palestiniens peuvent utiliser cette conférence comme tribune ?

Abraham Serfaty. Maintenant qu’ils ont accepté d’être à Madrid, ils doivent effectivement utiliser la conférence comme tribune. À cet égard, il y a déjà eu quelques aspects positifs dans les négociations. Elles ne sont pas entièrement négatives. Mais il aurait fallu avoir, en plus, une stratégie. Ce manque de stratégie ne date pas d’aujourd’hui, il remonte aux quinze dernières années.

On peut dire qu’en 1968-1969, lors de l’élaboration du concept d’État démocratique palestinien, l’OLP avait une stratégie. Abou lyad[7] en était le principal artisan. Cette stratégie a été abandonnée, dans les faits, en 1975. L’étape tactique est devenue une fin en soi. Parallèlement, l’OLP a abandonné la lutte politique et idéologique contre le sionisme en tant que tel. C’est là que réside son erreur, due surtout au fait qu’elle s’est concentrée, uniquement, sur des gains diplomatiques à court terme. Les concessions faites en décembre 1991 à Madrid vont dans le même sens que l’acceptation, en 1988, de la résolution 242[8] du Conseil de sécurité de l’ONU.

Pour obtenir la possibilité de négociations diplomatiques directes avec les États-Unis, l’OLP est parvenue à une reconnaissance claire et nette de l’État d’Israël. Elle a accepté, avant même d’aller à Madrid, le concept d’autonomie partielle.

Si les Palestiniens n’avaient pas abandonné leur stratégie visant à créer un État démocratique palestinien, ils auraient pu obtenir d’autres conditions pour cette conférence, bien que le rapport des forces soit en leur défaveur depuis la guerre du Golfe[9].

Le « nouvel ordre mondial » signifie que rien ne doit bouger dans la région. Or, la question palestinienne reste le ferment révolutionnaire qui fait bouger le Moyen-Orient. C’est pour cela que la stratégie américaine vise à écraser le peuple palestinien à travers son organisation nationale.

Il faut changer le rapport des forces, ce qui est un travail à long terme. Il faut que les militants arabes, et tous ceux qui luttent pour la cause palestinienne, aient une logique. Nous disons que le sionisme est une idéologie raciste, mais c’est aussi un concept artificiel, dans la mesure où il tend à créer de toutes pièces un État et un peuple mythique, le peuple juif.

Ou bien ce peuple juif existe, en ce cas la critique du sionisme n’a pas de sens et le peuple juif a sa terre : Eretz Israël[10]. Par voie de conséquence si on touche à un centimètre carré d’Eretz Israël, c’est toute l’architecture idéologique du sionisme qui s’écroule. C’est pour cette raison que le sionisme ne peut pas accepter de rendre la moindre parcelle de terre.

Ou bien ce peuple juif n’existe pas et Israël est un État artificiel qui doit s’effondrer.

Je ne mets pas en doute la sincérité des gens de gauche, ni celle des militants de La Paix maintenant[11]. Mais c’est une utopie que de penser qu’on puisse abandonner une partie d’Eretz Israël, dans le cadre même du sionisme. Il faut donc combattre le sionisme pour arriver à la paix et obtenir la restitution des territoires occupés. Les forces de gauche occidentales entretiennent des illusions sur La Paix maintenant car la structure de ce mouvement est contradictoire. Il y a, d’un côté, une volonté sincère d’arriver à la paix par la restitution des territoires occupés et, en même temps, il y a un attachement à l’idéologie sioniste, ce qui est tout à fait contradictoire. L’État d’Israël ne peut pas accepter la restitution des territoires occupés.

Cependant, à Madrid, Palestiniens et Israéliens sont assis à la même table de négociations !

Abraham Serfaty. Il y a eu un pas en avant. Mais une politique ne peut porter ses fruits que si elle est fondée sur une stratégie, sans cela, c’est un enfermement.

Madrid a au moins placé Israël face à ses contradictions, L’argument sioniste était que les Palestiniens refusaient la discussion. Or, aujourd’hui, les Palestiniens discutent…

Abraham Serfaty. L’erreur de l’OLP a été de compter systématiquement sur des alliances avec des États. Quand ces alliances se sont effondrées, elle s’est retrouvée isolée et sans stratégie. L’OLP privilégie la diplomatie. Quand Yasser Arafat[12] est reçu officiellement par François Mitterrand, qu’y gagne-t-il ? Concrètement, rien. La France a participé à la guerre du Golfe, elle continue à soutenir Israël. L’OLP se contente de satisfactions formelles, de victoires diplomatiques, alors qu’il faudrait exercer une pression complète.

Est-ce que cela n’expliquerait pas un manque de racines profondes de l’OLP dans la population palestinienne ?

Abraham Serfaty. Cette analyse a été faite lors de la rupture avec Abou Moussa[13]. Mais les faits ont démontré qu’elle n’était pas exacte. La question est de savoir comment le peuple palestinien est parvenu à un tel degré de lutte et de conscience avec l’Intifada[14], alors que la direction de l’OLP recule. On ne peut pas parler de coupure du peuple palestinien avec l’OLP, malgré les liens de cette dernière avec les notables et sa bureaucratie. On peut parler de décalage entre le niveau de combativité du peuple palestinien et l’insuffisance politique et diplomatique de l’OLP, mais pas de rupture. Ce qui explique la demande qui existe au sein de la gauche palestinienne pour une réforme profonde de l’OLP. Une telle réforme conditionnerait également la stratégie de l’OLP.

Le peuple palestinien reste attaché à l’OLP car son existence est niée. Rejeter l’OLP serait une forme d’autonégation.

La conférence de Madrid ne peut-elle pas permettre une reconnaissance de l’existence même du peuple palestinien ?

Abraham Serfaty. Je suis plus pessimiste que cela. Madrid reconnaît les Palestiniens mais pas le peuple palestinien. Maintenant que les Palestiniens sont dans la conférence, ils devraient être fermes sur les conditions de poursuite des négociations : ne pas céder quand des Palestiniens sont bannis de leur terre, ne pas cesser de dénoncer la poursuite des implantations.

Pourquoi n’ont-ils pas adopté cette attitude ?

Abraham Serfaty. La direction de l’OLP n’est pas assez consciente de la force que représente la lutte du peuple palestinien. Si elle en était davantage consciente, elle dénoncerait l’opération du type Camp David qui est en cours et refuserait d’entrer dans le jeu. Mais cela impliquerait un changement radical, puisqu’il faudrait renoncer aux milliards des pays arabes, à la bureaucratie, et retourner dans certains cas à la clandestinité. Ce qui ne signifierait pas poser des bombes, mais mener une action politique clandestine. En Jordanie, par exemple, une action plus concrète aurait pu être menée si l’OLP n’avait pas tenu à tout prix au soutien du roi Hussein[15].

L’OLP a produit une structure bureaucratique qui freine les luttes. Comment le peuple palestinien peut-il dépasser ce frein ? Doit-il créer une structure extérieure à l’OLP ? Je ne le pense pas. De plus, il ne nous appartient pas de donner des leçons. Notre contribution ne peut être qu’un apport à la réflexion des militants palestiniens. Ils ont besoin avant tout d’une stratégie. Nous pouvons continuer à réfléchir dans cette voie.

L’intervention directe des États-Unis dans la guerre du Golfe ne change-t-elle pas le rôle géopolitique d’Israël ?

Abraham Serfaty. Beaucoup d’Arabes pensent que les États-Unis vont obliger Israël à rendre les territoires occupés. Un article récent du Guardian explique que le rôle stratégique d’Israël dans la région n’a plus le même sens depuis l’installation d’une base militaire américaine dans le Golfe. Cela pourrait permettre aux États-Unis d’imposer une paix à l’État d’Israël, en contrepartie du soutien des États arabes dans la guerre du Golfe. Une telle analyse ne peut pas en l’état actuel des choses être entièrement repoussée. Elle soulève cependant plusieurs objections.

Les États-Unis ne sont pas une entité homogène. En leur sein, le complexe militaro-industriel et l’armée sont organiquement liés à l’armée israélienne. L’État d’Israël reste dans la région leur fer de lance, leur terrain d’expérimentation et de mise au point d’armes nouvelles. On l’a vu lors de la guerre du Golfe avec les missiles Patriot[16] et les contrats qui ont été immédiatement signés entre les deux armées, américaine et israélienne.

Les États-Unis n’accorderont jamais aux États arabes la même confiance qu’à Israël, auquel ils sont liés organiquement. Le complexe militaro-industriel aura donc toujours intérêt à maintenir un État d’Israël comme fer de lance de l’armée américaine dans la région. Ce n’est pas là toute la politique américaine, mais un aspect actuellement masqué, qui peut revenir sur le devant de la scène dans un futur proche.

Les États-Unis ne dénoncent pas l’installation des colons dans les territoires occupés, ce silence prouve-t-il une convergence objective avec l’idéologie sioniste ?

Abraham Serfaty. C’est le « nouvel ordre mondial ». Cette situation est due au recul du combat idéologique antisioniste. J’ai participé récemment à un certain nombre de réunions où l’on parlait de la Palestine. J’y ai parlé du sionisme, alors que personne n’en parle aujourd’hui en France. Après ces réunions, de nombreux militants antisionistes sont venus me voir en disant : « On voudrait bien parler du sionisme mais dans le contexte actuel de la diplomatie de l’OLP, est-ce qu’on peut en parler ? » Il y a un blocage et c’est un blocage grave.

Le rapport des forces ne pourrait être renversé qu’en combattant l’idéologie sioniste sur son propre terrain, en Israël d’abord et dans l’opinion occidentale ensuite. La cause palestinienne ne pourra être entendue que lorsque l’OLP aura réussi à saper la base politique du sionisme, surtout à l’intérieur d’Israël. C’est un combat qui peut durer vingt ans, mais nous avons déjà perdu quinze ans. Il faut continuer la lutte contre le sionisme, afin qu’aux yeux de l’opinion publique occidentale il devienne assimilable à l’apartheid. Pour cela, il faut avoir la persévérance qu’a eue l’ANC[17] pour mener son combat. Il nous faut accepter d’avancer à contre-courant pendant des années encore.

Un gain diplomatique n’est possible que dans le renversement des rapports de force. L’OLP n’a cessé de reculer depuis quinze ans. Elle est restée enfermée dans des contradictions tactiques : d’une part elle essaye d’obtenir des gains diplomatiques à n’importe quel prix et d’autre part elle a misé de façon implicite sur la guerre classique. Cette contradiction a dominé le monde arabe jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique et à la guerre du Golfe.

Le soutien soviétique a toujours été une illusion. Je rappelle la guerre d’octobre 1973[18], qui a prouvé que les États arabes, aussi bien armés soient-ils, ne pouvaient pas gagner une guerre classique contre l’État d’Israël, fer de lance organique de l’impérialisme américain. L’armée israélienne peut instantanément disposer des technologies les plus récentes de l’armée américaine. De l’autre côté, l’Union soviétique ne fournissait aux pays arabes que les avant-dernières technologies militaires. En octobre 1973, le renversement de la bataille des chars au-delà du canal [de Suez] s’est fait grâce à l’apport d’urgence des missiles anti-chars américains. Kissinger[19] a volontairement laissé Sadate[20] sauver la face, pour mieux préparer Camp David.

L’illusion du soutien soviétique est restée présente chez les militants arabes pendant toute cette période. C’est notamment ce qui a amené l’OLP à accepter la résolution 242, sous la pression de Gorbatchev[21], et c’est aussi ce qui a mis en avant depuis plus de vingt ans la possibilité d’une conférence internationale. Toujours avec l’illusion que les pays arabes pourraient compter sur l’appui soviétique. Alors que le plan Brejnev[22] de 1982 était un pas en arrière par rapport au plan de Fès[23].

Je ne pense pas que l’OLP puisse aller jusqu’au bout de la capitulation, accepter une autonomie sans aucune garantie sur l’État palestinien. Le peuple palestinien veut un État palestinien et je considère que les dirigeants de l’OLP sont les représentants légitimes du peuple palestinien. Les dirigeants de l’OLP ont encore l’illusion de pouvoir gagner par la diplomatie ce que le rapport des forces ne leur permet pas de gagner. Il y a là une incohérence due surtout à l’absence de stratégie. Madrid est une étape qui illustre cette incohérence.

Le rapport des forces étant en défaveur des Palestiniens, Madrid doit être utilisée comme plate-forme politique dans la durée. Rappelons-nous les négociations de Kléber[24] sur le Vietnam, qui ont duré trois ans. Le rapport des forces sur le terrain ne permettait pas aux Vietnamiens d’exiger ce qu’ils ont fini par obtenir lorsqu’ils ont signé la paix. Militairement, la situation n’était pas très différente entre 1970 et 1973, mais le rapport des forces au sein de l’opinion publique américaine a changé en faveur des Vietnamiens au cours de ces trois années. De même, Madrid devrait durer, pour que l’action politique de l’OLP et des militants de la cause palestinienne fassent évoluer les opinions publiques occidentale et israélienne.

Shamir ne semble pas vouloir que la conférence dure trop longtemps. L’expulsion des douze Palestiniens[25], les bombardements au sud de Beyrouth… ne sont-ils pas menés pour casser la conférence ?

Abraham Serfaty. Je ne crois pas que Shamir et le gouvernement israélien veuillent casser le processus de Madrid, bien au contraire. Ils se savent en position de force. Ils ont expulsé douze Palestiniens, et l’OLP comme les pays arabes se sont contentés d’une déclaration verbale, qui leur fait plaisir mais qui ne fait pas avancer le problème et qui n’a pas fait rentrer un seul Palestinien. De même, ils se contentent d’autres déclarations verbales qui n’empêchent absolument pas les implantations. Il y a bien le veto de Bush[26] pour les 10 milliards de dollars, mais il va expirer bientôt.

The Economist disait en juillet que même sans passer par la garantie du Congrès américain, il y avait de nombreux autres canaux pour que les mêmes garanties soient accordées par des systèmes bancaires. De toutes façons, le gouvernement sioniste aura ses 10 milliards de dollars. Il va pouvoir continuer les implantations, accueillir un million de juifs de l’ex-Union soviétique…

Shamir et le gouvernement israélien ont tout intérêt à mener cette opération à l’ombre d’une prétendue conférence de paix, à laquelle ils viennent régulièrement affirmer qu’ils sont favorables à la paix.

L’OLP aurait tout intérêt à dénoncer cela. Elle n’aurait pas dû retourner à Washington tant que les douze Palestiniens n’étaient pas rentrés. Elle appelle à l’arrêt des implantations, mais continue les négociations, et son discours sur l’arrêt des implantations reste sans aucun effet.

« Nous n’irons pas négocier tant que ces douze Palestiniens ne seront pas rentrés ! » Cela mettrait peut-être un an de pressions, pendant lequel elle se bagarrerait politiquement dans l’opinion publique occidentale et israélienne, en disant : « Vous voulez la paix, n’expulsez plus les Palestiniens ! »

Quel a été le rôle de l’Intifada ?

Abraham Serfaty. L’Intifada est le soubassement de la lutte politique de l’OLP et du peuple palestinien. Malheureusement, il n’existe pas de direction politique au niveau de l’Intifada.

N’avez-vous pas l’impression qu’il y a un quadrillage islamiste de l’Intifada, dirigé par Hamas[27], qui pourrait soit durcir la lutte palestinienne, soit la prendre à l’OLP, puisque Hamas n’est pas dans l’OLP ?

Abraham Serfaty. Hamas prendra d’autant plus d’ampleur que l’OLP n’aura pas une stratégie politique. Hamas se développe en fonction des carences de l’OLP. Ce qui veut dire concrètement que le « processus de paix » de Madrid, dans tous les cas de figure, n’aboutira jamais à une paix réelle au Proche-Orient. Même s’ils arrivent, ce que je ne crois pas, à faire signer à l’OLP un accord sur l’autonomie et qu’à l’ombre de cette autonomie Hafez El Assad signe un nouveau Camp David avec l’État d’Israël. Le peuple palestinien a acquis un tel niveau de conscience qu’il ne renoncera jamais à sa lutte nationale. Si cette lutte ne se développe pas par un canal progressiste, ce sera par un canal islamiste.

Heureusement, il n’y a pas que Hamas. Il y a quand même le Front populaire de libération de la Palestine[28], qui œuvre dans le sens d’une lutte radicale. Il y a donc une alternative progressiste au sein du peuple palestinien. Mais si El Fath[29], qui a en Palestine des courants beaucoup plus radicaux que la direction de l’OLP, reculait de plus en plus politiquement sur le terrain de la lutte, et si par ailleurs l’OLP, ce que je ne crois pas, avançait dans la voie de la capitulation, cela ne pourrait que renforcer Hamas.

Vous semblez toujours défendre, comme dans les années 1970, l’image d’un peuple palestinien ferment de la conscience moderne de la région. Mais si la question palestinienne avait pu être ce ferment, le processus serait déjà engagé. Les occasions historiques n’ont pas manqué. Votre attente n’est-elle pas trop forte par rapport à la question palestinienne ?

Abraham Serfaty. L’OLP ne fera pas la révolution pour les pays arabes. Il ne faut pas créer d’illusions au sein même du peuple palestinien. La lutte de l’OLP doit suivre deux axes tout à fait fondamentaux : 1) soutenir et encadrer l’Intifada ; 2) saper les bases politiques du sionisme dans son ensemble. Ce, aussi bien dans l’opinion publique occidentale qu’en Israël même, en s’appuyant sur les contradictions existant au sein de la population israélienne.

La notion de peuple juif est un mythe servant à justifier la création de l’État d’Israël. Le sionisme politique est né en Europe centrale et orientale et a été élaboré pour répondre à des problèmes nés dans cette Europe centrale et orientale. L’élargissement à un « peuple juif » est artificiel. La contradiction que l’on peut ressentir dans la société israélienne vient de là. Les juifs orientaux, dès le début, ont été considérés comme un instrument, et non comme une partie intégrante du sionisme.

En 1948, la défection du judaïsme européen a incité le mouvement sioniste à se tourner vers les Marocains, les Irakiens… alors qu’il n’avait absolument pas pénétré ces régions. Il a été obligé de fomenter de faux attentats pour créer un climat de terreur dans les pays arabes et faire venir les juifs de ces pays. La contradiction est encore vive aujourd’hui entre le judaïsme arabe et le sionisme, qui reste une idéologie politique et nationale européenne.

Aujourd’hui, les Orientaux sont surtout acculés par les problèmes sociaux. Ils commencent à réclamer de l’argent pour les villes de développement (de l’intérieur) et non pour les territoires occupés. Les 600 000 personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté en Israël sont essentiellement des Orientaux. Ils sont donc plus préoccupés par leurs problèmes sociaux et économiques que par des problèmes idéologiques. Les thèmes mobilisateurs du sionisme ne fonctionnent plus, ou fonctionnent de moins en moins.

En quoi les contradictions du sionisme se reportent-elles sur la société israélienne, et y a-t-il une conscience spécifique du judaïsme arabe qui pourrait s’articuler à la question palestinienne ?

Abraham Serfaty. C’est une projection à long terme. Je me reconnais optimiste, mais pas d’un optimisme passif. Les contradictions internes en Israël montrent qu’une prise de conscience des contradictions objectives, accompagnée d’une solution alternative, permettra aux forces opposées au sionisme de s’organiser davantage et de faire éclater l’entité sioniste.

Pour cela, il faut un projet révolutionnaire élaboré par les noyaux militant parmi les juifs arabes d’Israël, et un deuxième projet révolutionnaire complémentaire et convergent élaboré par l’OLP. Bien entendu, les conditions sont difficiles au sein même de la société israélienne. Mais si l’OLP adopte une stratégie différente ou manque de stratégie, le processus de développement des potentialités révolutionnaires se bloque.

À propos du concept de conscience, on ne doit surtout pas opposer « conscience » et « non-conscience ». Il y a une intuition au cœur de tout homme opprimé, même si, comme l’a dit Paulo Freire, il est renversé par l’oppression. Quelque part, dans ce que Mao Zedong appelait la connaissance sensible, il y a les germes d’une prise de conscience. Cette conscience n’est pas du tout, comme on le dit souvent à propos du « Que faire ? » de Lénine, quelque chose d’importé de l’extérieur. C’est la cristallisation de la connaissance sensible en connaissance rationnelle. C’est là qu’il faut un projet cohérent qui se fonde sur les contradictions objectives et qui permet l’émergence de ce qu’on appelle généralement la conscience. Cristalliser la connaissance sensible en connaissance rationnelle, tel est le rôle révolutionnaire des militants juifs orientaux, au sein même de l’État d’Israël.

Il faut aussi une articulation avec un projet stratégique de l’OLP. À l’origine, cette stratégie était l’État démocratique palestinien. Aujourd’hui, il faut une étape pour y parvenir. Dans mes écrits, je dis que le plan de Fès (septembre 1982) peut être cette étape, à condition de ne pas fermer la porte à l’objectif stratégique.

Si on entérine le sionisme, on bloque la possibilité de transformation et de développement de la connaissance sensible des masses juives orientales opprimées en connaissance rationnelle, et l’avenir sera d’avance bouché.

Vous semblez dire que si l’OLP intègre dans sa lutte la résistance des juifs arabes opprimés comme une donnée stratégique et politique, c’est plus important que les négociations pour la paix ?

Abraham Serfaty. Oui, l’OLP doit discuter avec les mouvements d’Israël qui refusent, même implicitement, le sionisme.

Ces mouvements, qui sont tout de même dirigés par les classes moyennes, ne risquent-ils pas de développer à court terme un opportunisme similaire à celui de certains dirigeants des Panthères noires[30] ?

Abraham Serfaty. D’abord, les Panthères noires n’étaient pas un mouvement issu des classes moyennes, c’était surtout un mouvement des masses opprimées. Il est important d’analyser comment ce mouvement a été récupéré. Les structures de la société israélienne ont des canaux de récupération très efficaces, peut-être même davantage que toutes les sociétés bourgeoises occidentales. Mais cette récupération est surtout due à l’absence de projet stratégique.

L’élaboration d’une connaissance sensible en connaissance rationnelle n’est pas une chose simple. La cristallisation des idées a avancé depuis dix ou douze ans. Est-elle arrivée à un stade suffisamment élaboré pour servir de catalyseur aux potentialités révolutionnaires des masses juives orientales opprimées en Israël ? Peut-être pas encore, mais quand on lit les textes du Front oriental[31], l’évolution est indéniable.

Il y a encore des blocages, liés aussi bien aux idéologies qui pèsent sur la société israélienne qu’au manque de répondant du côté de l’OLP. Il faut un projet d’ensemble, qui articule un projet de libération des juifs orientaux soumis à l’oppression sioniste et un projet de libération de la Palestine.

La guerre du Liban[32] a joué un rôle de révélateur des contradictions internes du sionisme et a servi également de détonateur dans l’opinion publique israélienne. Celle du Golfe, paradoxalement, a renforcé ce processus. Israël est devenu un État vulnérable dans la conscience israélienne. Ne pensez-vous pas que cela peut être un facteur d’intégration dans l’ensemble du Moyen-Orient et aussi de normalisation de l’État d’Israël ?

Abraham Serfaty. Il y a un désir de paix évident, très marqué au sein de l’opinion publique israélienne, ceci est important. C’est vrai aussi bien pour les juifs orientaux qu’occidentaux. Mais tant que l’État d’Israël reste dominé par les structures sionistes, même si cette volonté de paix se développe dans l’opinion publique, pourra-t-elle se cristalliser avec suffisamment de force pour renverser le sionisme ? Il ne faut surtout pas perdre de vue la logique interne du sionisme, qui ne peut d’aucune manière abandonner les territoires occupés.

Dans la pratique, et malgré certaines déclarations de Shimon Pérès[33], les travaillistes[34] suivent le mouvement de paix ; il n’en reste pas moins que nombre de personnalités israéliennes sont contre tout abandon du Golan[35], qui ne fait même pas partie d’Eretz Israël. Parmi les signataires d’un appel en ce sens, il y a un certain nombre de personnalités importantes du Parti travailliste. Ils défendront à plus forte raison ce qu’ils appellent la « Judée-Samarie ».

Pour que le courant d’aspiration à la paix ait assez de force pour imposer la renonciation aux territoires occupés – et que dire de Jérusalem ! –, il devra être soutenu par une idéologie qui mette en cause le sionisme, véritable obstacle à la paix.

Notes


[1]             . 12 janvier 1992.

[2]             . NdÉ. Yitzhak Shamir, Premier ministre israélien entre 1986 et 1992.

[3]             . NdÉ. Nom donné par les Israéliens à la Cisjordanie.

[4]             . NdÉ. Accords signés en 1978 entre l’Égypte et Israël, sous la médiation des États-Unis.

[5]             . NdÉ. Président de la Syrie entre 1971 et 2000.

[6]             . NdÉ. Dit « second plan Rogers », établissant un cessez-le-feu entre l’Égypte et Israël.

[7]             . NdÉ. Salah Khalaf, assassiné à Tunis en 1991.

[8]             . NdÉ. Résolution du Conseil de sécurité des Nations unies votée en 1967, à la suite de la guerre des Six Jours.

[9]             . NdÉ. Conflit qui oppose, en 1991, l’Irak à une coalition de 35 États dirigée par les États-Unis à la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak.

[10]           . NdÉ. En hébreu : la terre d’Israël.

[11]           . NdÉ. Mouvement pacifiste israélien fondé en 1978.

[12]           . NdÉ. Dirigeant du Fatah puis également de l’OLP, il présidera l’Autorité palestinienne entre 1996 et 2004.

[13]           . NdÉ. Saïd al-Mouragha, exclu de l’OLP en 1983.

[14]           . NdÉ. En arabe : soulèvement ; à partir de 1987, révolte populaire contre l’armée israélienne dans les territoires occupés.

[15]           . NdÉ. Hussein ben Talal, roi de Jordanie entre 1952 et 1999.

[16]           . NdÉ. Système de missiles sol-air à moyenne portée construit par la firme états-unienne Raytheon.

[17]           . NdÉ. Congrès national africain – en anglais : African National Congress –, fondé en Afrique du Sud en 1912, dirigé en 1992 par Nelson Mandela.

[18]           . NdÉ. Dite aussi guerre du Kippour ou guerre du Ramadan, opposant Israël à une coalition militaire arabe menée par l’Égypte et la Syrie.

[19]           . NdÉ. Henry Kissinger, secrétaire d’État des États-Unis entre 1973 et 1977.

[20]           . NdÉ. Anouar el-Sadate, président de l’Égypte entre 1970 et 1981.

[21]           . NdÉ. Mikhaïl Gorbatchev, secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) entre 1985 et 1991.

[22]           . NdÉ. Léonid Brejnev, premier secrétaire, puis secrétaire général du PCUS entre 1964 et 1982.

[23]           . NdÉ. Plan arabe de paix adopté en septembre 1982. Voir infra, p. 185.

[24]           . NdÉ. Accords de paix, dits de Paris, signés en janvier 1973 au 19 avenue Kléber, pour tenter de mettre fin à la guerre du Vietnam.

[25]           . NdÉ. Expulsion – illégale – de douze Palestiniens des territoires occupés par les autorités israéliennes, le 2 janvier 1992.

[26]           . NdÉ. George H.W. Bush, président des États-Unis entre 1989 et 1993.

[27]           . NdÉ. Mouvement de la résistance islamique, fondé en 1987.

[28]           . NdÉ. FPLP, fondé en 1967.

[29]           .  NdÉ. Ou Fatah (en arabe : conquête), principale composante de l’OLP fondée en 1959.

[30]           . NdÉ. Mouvement luttant contre les discriminations touchant les Juifs orientaux, fondé en 1971.

[31]           . NdÉ. Mizrahi Front, fondé par la militante féministe Vicki Shan et rejoint par les anciens dirigeants des Panthères noires israéliennes Kochavi Shemesh et Yosef Shiloh.

[32]           . NdÉ. Invasion israélienne – opération « Paix en Galilée » –, à partir de juin 1982.

[33]           . NdÉ. Plusieurs fois ministre ou Premier ministre entre 1959 et 2007, puis président d’Israël jusqu’en 2014.

[34]           . NdÉ. Parti travailliste israélien, fondé en 1968.

[35]           . NdÉ. Plateau situé en Syrie, dont une partie est occupée par Israël depuis 1967, puis annexée en 1981.

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