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Kenza Sefrioui est journaliste et critique littéraire. Elle a consacré sa thèse de doctorat en littérature comparée à la revue Souffles – thèse qu’elle a récemment publié aux éditions du Sirocco sous le titre La revue Souffles, 1966-1973. Espoirs de révolution culturelle au Maroc.

Contretemps : Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser à la revue Souffles ? Qu’a représenté cette revue dans le paysage littéraire marocain de la seconde moitié des années 1960 ?

Kenza Sefrioui : Quand j’ai commencé mes recherches, en 2002, Souffles avait depuis peu été mise en ligne par les universités de Seattle et de CUNY : elle était de nouveau accessible, après des années de silence suite à la répression dont ses auteurs avaient fait l’objet, et elle était un symbole. Symbole de modernité littéraire et artistique, qui avait abondamment été étudiée dans les nombreux travaux consacrés aux écrivains notamment francophones. Mais aussi symbole de résistance politique, puisque la revue avait été la tribune des mouvements marxistes-léninistes A et B, futurs Ilal Amam et 23 Mars, et qu’elle était devenue un emblème pour toutes celles et ceux qui luttent pour la démocratie, la justice sociale et les droits humains.

 

Andy Stafford dresse une analogie entre Souffles et la revue Légitime défense qui, dans les années 1930, a notamment publié des textes d’Aimé Césaire, Léopold S. Senghor ou encore Léon Gontran-Damas. Selon Abdellatif Laâbi, Souffles aurait pu avoir la même résonance que le mouvement surréaliste ou le futurisme russe si cette revue n’avait pas été publiée dans le Tiers-Monde. Que pensez-vous de cette analogie ?

La préoccupation majeure des auteurs de Souffles, dans un contexte postcolonial et marqué par des formes de néocolonialisme, était de bâtir une culture nationale moderne, donc de poser le Maroc comme le centre de sa propre vie politique et culturelle. Il s’agissait de rompre avec le regard dévalorisant et déshumanisant produit par la « science » coloniale pour mieux contrôler le pays et le priver de l’initiative pour lui-même. Le livre de chevet de cette génération était Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, qui explique très clairement les séquelles du colonialisme, et notamment le complexe du colonisé. Refusant l’adoubement par le centre de la vie intellectuel qu’était à l’époque la France, les auteurs de Souffles assumaient de construire leur propre pôle et leur propre circuit, dans un pays qui manquait justement de structures de production et de diffusion du livre et des idées. Mais c’est justement pour cela que Souffles est devenue un symbole. Et du reste, sa diffusion a été très large, malgré ses moyens, puisqu’elle était lue dans le Maghreb, et que via les abonnements et les réseaux militants, elle a pu circuler en Europe, au Canada et en Amérique latine…

 

Dans l’introduction de votre livre, vous écrivez qu’aujourd’hui la revue Souffles évoque surtout, pour la plupart des gens, « la revue emblématique du mouvement marxiste-léniniste » (p. 18). Pourriez-vous revenir sur le processus de politisation de Souffles ?

Souffles a été dès le début un projet politique, même si dans ses trois premières années, ce projet s’est affirmé par le biais des analyses sur le champ culturel. Mais c’était déjà un point de vue très marqué à gauche, avec une réflexion sur le rôle des intellectuels dans un pays décolonisé, sur ce que devrait être une école formant des citoyens conscients, sur la revalorisation de l’arabe comme langue nationale légitime, sur l’adoption d’une politique culturelle à même d’être un levier pour les productions des artistes, sur le refus d’une folklorisation de la culture la réduisant à des sous-produits de consommation touristique ou la figeant dans des archaïsmes. Ce projet moderniste et émancipateur s’est de plus en plus fortement affirmé et a été formulé de façon de plus en plus explicite sur le champ politique. Souffles n’était en effet pas une revue d’artistes isolés dans leur tour d’ivoire : son équipe était très impliquée dans les débats de l’époque sur la décolonisation, la lutte contre le néocolonialisme et l’impérialisme. Beaucoup d’entre eux étaient membres d’associations ou de partis politiques et c’est tout naturellement que certains – pas tous, ce qui a provoqué des conflits – ont voulu que la revue soit le reflet de cette sensibilité politique.

 

Toujours selon Stafford, il y a eu deux périodes charnières pour cette revue : 1966-1968 – époque à laquelle Souffles apparaissait surtout comme une revue d’avant-garde littéraire – et 1969-1972 – ou la revue aurait suivi un tournant marxiste-léniniste, voire maoïste, comme ce fut le cas pour de nombreuses revues de gauche durant cette période. Vous-même, dans votre livre, évoquez le tournant politique de la revue à partir du numéro spécial « Pour la révolution palestinienne ». Quel rôle a joué la question palestinienne dans la « radicalisation » politique de la revue ?

Souffles était politique dès le début, et n’a jamais cessé d’être une revue d’avant-garde littéraire, puisqu’elle a continué à publier, jusqu’au dernier numéro, des créations littéraires, de la traduction de la poésie, tout en s’ouvrant à des sujets plus directement politiques. La défaite de juin 1967 a été un catalyseur de cette évolution, car elle a été un des traumatismes fondateurs de la conscience politique de cette génération. Il y avait eu aussi mars 1965, avec la répression des manifestations lycéennes et étudiantes à Casablanca, il y avait les espoirs de liberté suscités par mai 1968, il y avait la guerre du Vietnam. Mais si juin 1967 a été une date, c’est car cela a été la défaite du panarabisme, porté notamment par Nasser qui était un symbole, et que cela a ouvert la voie à la critique de régimes jugés bourgeois par des mouvements marxistes révolutionnaires. La lutte du peuple palestinien est devenue l’avant-garde des luttes révolutionnaires contre toutes formes d’impérialisme.

 

Pourriez-vous revenir sur les désaccords nés au sein de l’équipe éditoriale de Souffles suite à ce numéro sur la révolution palestinienne ?

Il n’y a pas eu de tournant brutal, mais une série de transformations de l’équipe, avec l’arrivée en 1968 d’Abraham Serfaty, devenu une figure charismatique de la revue. La création de l’Association de recherche culturelle (ARC) en 1968, dont Souffles a publié le programme de recherche et d’action a été aussi une étape de ce tournant, puisque les artistes et écrivains se sont rapprochés de militants du Parti de la libération et du socialisme et de l’Union nationale des forces populaires, mais aussi des syndicats, et que certains, dont Abdellatif Laâbi, ont commencé à estimer que s’engager politiquement relevait d’un devoir moral tandis que l’action culturelle devenait une sorte de « luxe ». Ce discours déplaisait à d’autres, comme Mostafa Nissabouri, Mohammed Melehi, Tahar Ben Jelloun, Bernard Jakobiak, qui y voyaient un « dérapage » et regrettaient que le projet soit « noyauté » par des militants qui ne connaissaient pas les réalisations de la revue et considéraient la culture comme une activité petite-bourgeoise. D’où des prises de distance et des ruptures, qui se sont produites après la parution du numéro spécial sur la révolution palestinienne fin 1969 et qui ont amené à la refonte et de la maquette – désormais signée par Mohammed Chabaa et non plus Mohammed Melehi –, et du fonctionnement de la revue. Dans cette deuxième période, Souffles, qui jusqu’alors accueillait les textes des contributeurs amis sur le critère de leur qualité, a été beaucoup plus marquée par le travail des organisations, avec des dossiers collectifs et l’apparition des pseudonymes.

 

Alors que Souffles paraissait en français – bien que le numéro sur la révolution palestinienne ait été intégralement traduit en arabe – le doublet arabe de la revue, Anfâs, n’a vu le jour qu’en 1971. Pourquoi la revue Souffles n’était-elle, jusqu’ici, disponible qu’en français ? Pourriez-vous développer quelque peu les réflexions qui ont mené à la création d’Anfâs ? Quelles différences y avait-il entre le contenu de Souffles et d’Anfâs ?

La question de la langue de la revue s’est posée dès le premier numéro, puisque dans son prologue Abdellatif Laâbi rappelle que le français est la langue d’écriture des poètes du groupe et que si l’on estime que leur œuvre a un intérêt pour la culture nationale marocaine, il y a la possibilité de les traduire en arabe. Le groupe veut ainsi se démarquer d’illustres aînés, comme Malek Haddad, qui a renoncé à l’écriture, refusant d’écrire en français. Mais l’équipe de Souffles estimait qu’elle était le témoignage d’une situation historique appelée à disparaître avec la revalorisation de l’arabe comme langue nationale. Souffles a surtout été la première revue à créer un pont entre auteurs de langue arabe et de langue française, avec la publication de trois numéros bilingues, non pas au sens où elle présenterait les traductions des deux langues, mais s’adressant à un lectorat bilingue capable d’apprécier des textes dans les deux langues. C’est avec le renforcement d’un discours politique explicite, avec la volonté de toucher un lectorat plus large, que la question de l’arabe est remontée au premier plan : d’où la traduction intégrale du numéro spécial révolution palestinienne et le lancement d’Anfâs. Les deux revues avaient cependant un fonctionnement distinct et étaient portées par des équipes différentes. Malgré quelques traductions de l’une à l’autre, les sommaires sont différents.

 

La conception de la culture et de son rapport à la politique a-t-elle évolué avec la marxisation progressive de Souffles/Anfâs ?

Pas beaucoup. Dès le début, Souffles considérait la culture comme un mode de lutte politique, et notamment un outil de décolonisation. « Lutte politique, combat culturel vont de pair », écrivait Abdellatif Laâbi. La référence majeure des premiers numéros est Frantz Fanon, notamment Les Damnés de la terre, dont les analyses sur la culture nationale et le rôle des intellectuels sont abondamment reprises. Frantz Fanon soulignait déjà le rôle d’arrière-garde des bourgeoisies nationales, se battant pour le maintien de leurs privilèges de classes par la préservation d’institutions archaïques. Cette dimension de lutte de classes apparaît très tôt dans l’histoire de Souffles. Si dans les numéros de la deuxième période, les références sont beaucoup plus les penseurs marxistes, il est important de rappeler que cela ne signifie pas une rupture avec Frantz Fanon que d’ailleurs, Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), considérait comme un « marxiste authentique ». Avec la politisation plus ouverte de la revue, la culture est plus analysée dans l’ensemble des forces de production, comme « un des attributs de la réalité nationale en général, de la réalité de classe en particulier » : il s’agit alors de montrer la nécessité des luttes révolutionnaires.

 

Comment et pourquoi a pris fin l’expérience de Souffles/Anfâs ? Pourriez-vous brièvement revenir sur la vague de répression qui a touché la plupart des animateurs de la revue ?

Souffles et Anfâs ont existé dans une décennie particulièrement violente à l’encontre de toutes les formes de critique et de contestation du pouvoir. L’UNFP avait fait l’expérience d’arrestations et de procès dès 1963, puis il y avait eu 1965, avec la répression des manifestations étudiantes en mars, la proclamation de l’état d’urgence en juin et l’assassinat de Mehdi Ben Barka en octobre à Paris. Le contexte était particulièrement répressif. Au point que le choix même de créer une revue culturelle en 1966 peut apparaître aussi comme une façon indirecte, dans un premier temps, d’aborder des questions hautement politiques. Avec les deux coups d’État manqués de 1971 et 1972, la fermeture a franchi un cran et une dizaine d’auteurs de Souffles ont été arrêtés, dont Abdellatif Laâbi, Abraham Serfaty, Mohammed Chabaa, etc. Ils ont été torturés pendant plusieurs mois dans des centres de détention secrets avant d’être condamnés à de nombreuses années de prison lors des procès collectifs de 1973 et 1977, pour « atteinte à la sûreté de l’État » – avec pour preuve à charge, les numéros de la revue. Peu ont pu y échapper et ont été contraints à l’exil. En France, une partie des militants déjà installés ont rejoint le Comité de lutte contre la répression au Maroc, et ont lancé Souffles et Anfâs nouvelles séries, qui ont contribué largement à faire connaître les violations des droits humains au Maroc.

 

Entretien réalisé par Selim Nadi

 

Les versions numérisées de Souffles sont consultables ici.

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