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Mwasi Collectif afroféministe, Afrofem, Paris, Syllepse, 2018.

Il est essentiel pour nous que l’afroféminisme ne soit pas une simple identité, mais une pratique politique dans des collectifs, qu’ils soient afroféministes ou non, qu’ils soient mixtes ou non. Notre objectif est de renforcer le mouvement Afro en France dans l’autonomie, et pour cela, il nous faut des organisations politiques Afro fortes, tant sur le plan de la pratique militante que sur le plan de la pensée. Notre lutte afroféministe s’inscrit dans ce sens afin de créer un rapport de forces qui permette des alliances d’égal à égal avec l’ensemble du mouvement social en France, et soutenir la lutte panafricaine pour la libération de l’Afrique.

 

Mwasi dans le mouvement afroféministe en France

Aujourd’hui sur toutes les lèvres, « afrofem » « afroféministes » étaient des termes assez confidentiels. Il est vrai que nous étions visibles principalement sur internet grâce aux réseaux sociaux et aux blogs qui ont permis à beaucoup d’entre nous d’analyser nos vécus. Écrire sur des blogs témoignerait d’un manque de sérieux de notre affaire, alors que le « vrai » féminisme, blanc et bourgeois, était lui à la Bibliothèque nationale, dans des centres d’archives, édité dans des revues sérieuses.

Nous, nous étions des bulles virtuelles, avec des problèmes tout aussi virtuels. Nous étions des objets exotiques, avec nos cheveux, nos couleurs en manifestation, et nos blogs parlaient d’un monde inconnu : la Noire au féminin. Nos corps étaient regroupés dans l’espace public pour porter un message. Le message n’intéressait pas vraiment. Nous étions dans un aspect particulier de la négrophobie : la fascination pour les corps noirs.

Les organisations féministes blanches étaient ravies de voir plus de féministes, mais n’avaient pas signé pour qu’elles soient autonomes. Il nous fallait marcher derrière elles, sous la grande banderole de « toutes les femmes ». Nous étions toutes des femmes qui devaient marcher ensemble… simplement avec certaines devant. Leurs cœurs semblaient s’être brisés de nous voir nous frayer notre chemin sans leur demander ni permission, ni soutien.

Les femmes noires en France doivent être sauvées de leur famille, de leur communauté (pères, frères, cousins). Ce sauvetage est proposé gracieusement par l’État au travers de l’école républicaine, appuyée par des allié·es de choix (médias, monde de la culture, associations, intellectuel·les). Quand il apparut que notre collectif ne voulait pas être sauvé, mais pire, que nous désignions l’État français, le féminisme blanc, le racisme d’État, etc. comme des ennemis politiques, il y eut un changement de ton. Le péril que représentait notre féminisme, certaines s’inquiétaient même que « sur le site du collectif Mwasi, [il n’y ait] pas un mot en effet de la polygamie, des mariages forcés, de l’excision[1] ». Le paroxysme a été atteint en mai 2017, pendant la polémique sur le festival Nyansapo, lancée par des identitaires, reprise par l’extrême droite, relayée par la gauche pour enfin être adoptée par la mairesse de Paris Anne Hidalgo, la Licra et SOS Racisme. Pendant cette polémique mais aussi bien avant, nos détractrices et détracteurs laissaient entendre que nous étions un phénomène de mode, une question nouvelle. Nous n’étions pas les seules dans ce cas, nous faisons partie des nouveaux racialisatrices et racialisateurs. Derrière ces accusations, l’affront de parler de la race en France. Pas aux États-Unis, où c’était clair pour tout le monde qu’il y avait des Blanc·hes et des non- Blanc·hes. Tout du moins des Blanc·hes et des Noir·es. Nous étions décrites comme une question nouvelle, car il nous a fallu répéter ce que nos aîné·es avaient déjà écrit et fait. Le renouveler, le répéter et l’actualiser. Ce triptyque est indispensable quand l’effacement de nos luttes et nos histoires font partie des armes utilisées contre nous. D’un côté nous sommes attaquées pour notre organisation en non-mixité. Débat que l’on choisit d’ignorer, car il nous semble très simple de comprendre que la lutte pour les femmes noires soit portée, dirigée par… des femmes noires. Le débat sur la non-mixité est un prétexte vulgaire pour ne pas admettre que ce qui dérange c’est notre politique. Si nous nous étions réunies en non-mixité pour parler de la violence supposée culturelle et spécifique des hommes noirs, de comment nous serions oppressées par l’islam (pour celles d’entre nous musulmanes), de l’excision, des mariages forcés, nous aurions été plébiscitées, voire même subventionnées. De l’autre, les courants libéraux et réformistes du féminisme blanc (mais pas que) dépolitisent et saccagent l’intersectionnalité.

 

L’intersectionnalité n’est pas là pour les femmes blanches

Nous utilisons l’intersectionnalité comme outil dans nos analyses, et comme tout outil, il a des avantages (très nombreux) et des limites. L’intersectionnalité est un outil conceptuel, qui a été théorisé par Kimberlé Crenshaw[2]. Elle a été la première à mettre un mot sur ce phénomène : « intersectionnalité », terme désignant le fait que l’on puisse subir à la fois racisme et sexisme, et que ces oppressions ne s’accumulent pas comme les couches d’un plat de lasagnes mais créent ensemble une forme particulière de racisme et de sexisme. Dans le cas des femmes noires, on parle de misogynoir[3] avec la racialisation du sexisme que nous subissons.

On retrouve des références à la condition particulière des femmes noires dans les écrits de résistantes à l’esclavagisme dans les Amériques[4] bien avant Kimberlé Crenshaw. Elles parlent de leur situation particulière tant vis-à-vis des hommes noirs, que des femmes blanches et des hommes blancs. Pour nous, l’intersectionnalité est indissociable de la question raciale. Il s’agit de comprendre comment le racisme et le patriarcat interagissent entre eux, mais aussi comment ces systèmes interagissent avec la classe, l’hétérosexisme, etc.

L’intersectionnalité n’a jamais été et ne sera jamais pour les femmes blanches. Pourquoi ? Car celles-ci n’ont jamais dû porter le poids de l’injonction à choisir entre leur genre et leur race, quand et l’un et l’autre faisaient d’elle des proies[5].

Ces dernières années ont vu fleurir les féministes intersectionnelles, le nec plus ultra du fourre-tout. C’est sans étonnement que nous avons constaté qu’il s’agissait en majorité de groupes ou de personnes blanches. Ne sachant comment confronter leurs positions racistes, l’adjectif « intersectionnel » est venu comme un remède. Les féministes blanches libérales sont une version 2.0 du féminisme blanc. Elles ne prendront pas de positions ouvertement racistes mais quand même. Exemples : elles adorent les afroféministes, mais avant d’être sûres, elles voudraient savoir ce qu’on pense de Kémi Séba[6], elles vont reconnaître que l’islamophobie c’est mal, mais vont dire que le niqab c’est hors de question et ne pas serrer la main aux femmes aussi. Elles font des choses où il y a un peu de tout : une Noire, une Arabe, une musulmane visible, mais bizarrement, ce sont toujours elles qui décident des lignes politiques et stratégiques même si elles ne parlent pas. Elles font du féminisme cool, tip-top avec des vidéos punchy, parce qu’il ne faudrait pas que les hommes aient peur du féminisme. On ne les voit pas trop en manifestation (à part le 8 mars, journée internationale de la femme), elles sont plutôt dans les conférences inspirantes.

Le fait que les femmes et groupes majoritairement blancs s’emparent de l’intersectionnalité est une nouvelle démonstration d’un des ressorts de la négrophobie : prendre tous les outils que nous créons justement parce que ce monde ne nous accorde rien. Ce détournement de l’intersectionnalité atteint un nouveau palier : la récupération par des groupes anti-spécistes. L’appropriation de l’intersectionnalité par les femmes blanches est extrêmement facilitée en France, puisque ce concept est arrivé par le biais des universitaires. Notre afroféminisme a pour but de nous réapproprier nos histoires, mais aussi les mots qui ont été créés pour porter nos luttes, ne pas les laisser perdre toute substance politique pour convenir aux agendas néolibéraux du féminisme.

Il y a évidemment des courants du féminisme, noirs ou racisés, qui dépolitisent l’intersectionnalité, mais ces groupes n’ont ni le même pouvoir ni la même visibilité que le féminisme blanc libéral.

 

Nous avons choisi l’afroféminisme

Chaque jour nous travaillons à faire monter d’autres sistas sur leurs propres trônes. Qu’elles puissent régner sur elles-mêmes, être libres et utiliser cette liberté pour libérer une autre personne. Pour qu’elles trouvent fierté et amour d’elles-mêmes autre part que dans des icônes – qui ont besoin d’être le plus loin possible (ou garder une distance de sécurité) ,– avec ce que nous sommes pour occuper les places qu’elles occupent. Nous régnions sur des territoires infinis de notre identité, que nous avons arrachés à force de luttes, avec nous-mêmes, l’histoire, le pays dans lequel nous vivons, le quotidien. Nous savons le loyer que nous payons pour y rester, ce que cela coûte de résister, que nous avons chuté – parfois, que l’on nous y a arrachées – souvent[7].

Nous avons choisi l’afroféminisme pour traduire politiquement nos révoltes en tant que femmes noires ; révoltes que nous voulons transformer en révolution pour un changement radical de système. Un système de justice sociale pour tou·tes, sans racisme, débarrassé de la domination masculine et du capitalisme. Nous faisons le choix de la lutte collective, de l’organisation politique autonome et de la libération comme horizon. Beaucoup d’entre nous ont grandi dans des quartiers populaires avec des parents qui ont occupé les emplois les plus pénibles et sous-payés, nous avons fait la queue à la préfecture pour les voir être humiliés pas l’administration française, infantilisés par nos instits, fliqués par les services sociaux. Mais nous les avons vus debout, déterminés, faire de leur mieux et ne jamais renoncer à la conviction que ce sacrifice était pour nous.

Pour répondre aux mots de Frantz Fanon, « chaque génération doit dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir », nous avons choisi de la remplir. Nous portons l’héritage de nos aîné·es, qui ont rêvé de nous voir libres, qui ont sacrifié leurs vies pour ce rêve de justice. Nous portons la fierté de nos peuples, de nos cultures et nos histoires dans nos luttes. Ce chemin tracé dans nos luttes, nous avons choisi de le prendre, de continuer le sentier pour nos ancêtres, pour nous-mêmes et pour nos enfants. Nous avons choisi l’afroféminisme pour lutter entre sistas, mais aussi apprendre à nous aimer dans la sororité. Nouspensons la solidarité comme un acte politique autantque l’amour de nous-mêmes et de nos communautés.

Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont des hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses. Oui, nous sommes courageuses, mais nous sommes fatiguées. Fatiguées d’être exploitées, déconsidérées et humiliées par le racisme, l’hétéro-patriarcat et le capitalisme. Nous sommes dépossédées de ce que nous créons et produisons par toutes les communautés non-noires.

Nous avons choisi l’afroféminisme pour transformer notre colère en action politique, pour lutter contre cette fatigue et ce sentiment d’impuissance.

Nous avons choisi de lutter car nous choisissons la libération.

 

Notes

[1] www.liberation.fr/debats/2017/06/01de-souche-pas-de-souche-blancs-non-blancs-stop_1573885.

[2] Kimberlé Crenshaw conceptualise l’intersectionnalité dans un article de droit écrit en 1989.

[3] « La misogynoir est le terme pour qualifier une misogynie spécifique visant les femmes noires, et produite par les hommes en général – indépendamment de leur couleur de peau, donc. Le cas intracommunautaire est important, dans le sens où nous serions tentés d’imaginer que le(s) beauté(s) noire(s) seraient plus encensées par les hommes noirs : c’est une idée fausse. Les communautés afros n’échappent pas aux diktats de beauté de la suprématie blanche, et les perpétuent avec le colorisme, et d’autres injonctions portant sur le corps de la femme noire », Mrs Roots, « Beautés noires », 2 : « Misogynoir intracommunautaire, un corps corrompu ».

[4] Belinda Hurmence, Before Freedom, When I Just Can Remember : Personal Accounts of Slavery in South Carolina, Blair, Durham, 1989.

[5] Carmen Glover, « Intersectionality has never been, nor will it ever be, for white women », wearyourvoicemag.com/identities/feminism/intersectionality-aint-white-women, 25 août 2017.

[6] Kémi Séba, est un militant franco-béninois, figure panafricaine, qui a été au centre de nombreuses polémiques dans les années 2000 avec des accusations d’antisémitisme et de proximité avec Alain Soral. En 2017, pendant les mobilisations contre le franc CFA, il est expulsé vers la France du Sénégal, où il résidait depuis de nombreuses années.

[7] « Pour mes sistas assises sur le trône de leurs existences », https://vudelabas.com/2017/12/04/pour-mes-sistas-assises-sur-le-trone-de-leurs-existences/.

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