Une extrême droite du désastre ? Entretien avec Richard Seymour
Le monde d’aujourd’hui regorge de catastrophes réelles. Mais de la préparation militaire aux fantasmes de déportation massive, l’extrême droite et la droite extrémisée promettent à leurs partisans de meilleures catastrophes : celles où ils seront aux commandes. Entretien avec Richard Seymour, qui vient de publier Disaster Nationalism, aux éditions Verso.
Lorsque Carlos Mazón a pris le pouvoir à la tête d’un gouvernement de droite à Valence l’année dernière, il semblait que la crise climatique n’avait rien d’inquiétant. Il avait formé une coalition entre son parti conservateur, le Partido Popular, et le parti d’extrême droite, Vox, et pour sceller l’accord, il avait accepté de supprimer l’Unité d’Intervention d’Urgence de Valence. Le mois dernier, Valence a été dévastée par des inondations qui ont fait plus de 200 morts, les alertes n’ayant pas été diffusées et les patrons ont refusé de laisser les travailleurs rentrer chez eux pour se mettre à l’abri. Alors que la crise battait son plein, Carlos Mazón profitait d’un long déjeuner.
Malgré ces responsabilités politiques, l’extrême droite a tenté de tirer profit de la catastrophe. Elle reproche au Premier ministre Pedro Sánchez et à son gouvernement de gauche d’avoir détruit des barrages datant de l’époque franquiste qui auraient permis d’arrêter les crues soudaines. En réalité, comme le rapporte El Diario, la grande majorité des barrages supprimés étaient de petits déversoirs de moins de deux mètres de haut, et tous étaient des « infrastructures inutiles ». Les barrages franquistes n’auraient pas sauvé les habitants de Valence. Mais pour les partisans de la droite, qui nient l’existence d’une véritable catastrophe et en inventent de fausses, cette hallucination est essentielle pour comprendre la destruction de l’Espagne.
Cette tendance de la pensée de droite est le sujet du nouveau livre de Richard Seymour, Disaster Nationalism. Dans cet ouvrage, Seymour utilise les outils de la psychanalyse et du marxisme pour examiner ce qui se passe avec l’extrême droite mondiale. Olly Haynes l’a interviewé pour Jacobin à propos de son nouvel ouvrage.
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OLLY HAYNES Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le nationalisme du désastre et pourquoi – comme vous le dites – ce n’est « pas encore le fascisme ou un pas-encore-fascisme » ?
RICHARD SEYMOUR J’ai remarqué il y a quelques années que la nouvelle extrême droite était obsédée par des scénarios fantastiques de mal imaginaire et extrême. Les camps de la mort de la FEMA, (Federal Emergency Management Agency, l’Agence fédérale de gestion des situations d’urgence étatsunienne) la « théorie du grand remplacement », la « grande réinitialisation », les villes 15 minutes, les antennes 5G qui sont des balises de contrôle de l’esprit, et les micropuces installées dans les gens par les vaccins.
En Inde, il existe une théorie appelée « Romeo jihad », selon laquelle les hommes musulmans séduisent les jeunes filles hindoues et les convertissent à l’islam, menant ainsi une sorte de guerre démographique. Ou encore les fantasmes de QAnon selon lesquels des pédophiles satanistes et communistes dirigent le monde. Ils sont réellement captivés et obsédés par des scénarios hallucinatoires de désastre extrême.
Comment cela se fait-il ? Les catastrophes réelles ne manquent pas : incendies, inondations, guerres, récessions et pandémies. Pourtant, ils entretiennent souvent des relations négationnistes avec ces catastrophes. Beaucoup disent que COVID-19 n’était qu’une excuse pour le IVe Reich, ou que le changement climatique est une excuse pour un régime libéral totalitaire, une nouvelle forme de communisme, etc. Les gens de droite sont vraiment captivés et obsédés par les scénarios hallucinatoires de catastrophes extrêmes.
Je prends souvent l’exemple des incendies de forêt en Oregon. Les incendies ont ravagé les plaines et les forêts et ont brûlé à 800 degrés Celsius. Ils constituaient une véritable menace pour la vie des gens. Mais beaucoup de gens ont refusé de partir parce qu’ils ont entendu dire que c’était en fait les Antifas qui mettaient le feu et que cela faisait partie d’une conspiration séditieuse visant à éliminer les chrétiens conservateurs blancs. Alors, plutôt que de fuir pour sauver leur vie, ils ont mis en place des points de contrôle armés et ont pointé leurs fusils sur les gens, affirmant qu’ils étaient à la recherche d’Antifas.
Pourquoi ce fantasme d’apocalypse de masse ? Parce qu’il transforme le désastre d’une manière qui est en fait assez vivifiante. La plupart du temps, lorsque les gens subissent des catastrophes, ils sont déprimés et se retirent un peu de la vie et de la sphère publique. Mais l’extrême droite offre une autre issue. Elle dit que « ces démons dans votre tête avec lesquels vous vous êtes battus, ils sont réels et vous pouvez les tuer ». Le problème n’est pas difficile, abstrait ou systémique, il s’agit simplement de mauvaises personnes, et nous allons les attraper ». Il s’agit de toutes les émotions difficiles auxquelles les gens sont confrontés face aux chocs économiques et au changement climatique, et de leur donner un exutoire qui leur semble valide et valorisant.
C’est ce que j’appelle le nationalisme du désastre. Il n’est pas encore fasciste car, bien qu’il organise les désirs et les émotions des gens dans une direction très réactionnaire, ils n’essaient pas de renverser la démocratie parlementaire, ils n’essaient pas d’écraser et d’extirper tous les droits de l’homme et les droits civils – pour l’instant. Ils manquent également de maturité organisationnelle et idéologique. Nous sommes dans une phase d’accumulation de la force fasciste.
Si l’on remonte à l’entre-deux-guerres, ce processus d’accumulation avait déjà eu lieu, il y avait déjà eu des pogroms massifs, il y avait déjà eu de grands mouvements d’extrême droite avant le fascisme. Nous nous trouvons donc à un stade précoce du fascisme inchoatif que je vois se développer ici.
OLLY HAYNES À la fin de The Anatomy of Fascism, publié en 2005, Robert Paxton nous avertit que la politique israélienne pourrait sombrer dans le fascisme. Quelle est la place d’Israël dans votre conception d’un fascisme qui n’en est pas encore un ?
RICHARD SEYMOUR Lorsque j’ai commencé à écrire ce livre, je ne m’attendais pas à parler beaucoup d’Israël. Je pensais qu’il s’intégrerait comme un élément mineur dans un patchwork mondial centré sur des États beaucoup plus importants. En fin de compte, j’ai dû écrire un tout nouveau chapitre en raison du génocide à Gaza.
Il est clair depuis un certain temps que le sionisme est toujours un génocide naissant parce que son désir ultime est que les Palestiniens n’existent pas. Et il y a toujours eu des éléments de fascisme hébreu depuis les années 1920. Je dirais que leur dynamique coloniale est tout à fait particulière. On ne voit pas cela aux États-Unis : il est évident que le colonialisme de peuplement est une réalité historique avec des répercussions permanentes, mais ce n’est pas une réalité vivante et actuelle. Le colonialisme de peuplement structure l’organisation de l’État, il structure la vie quotidienne, vous ne pouvez pas exister en Israël sans être conscient des Palestiniens et de leur désir récalcitrant et exaspérant d’exister.
Mais il y a d’autres aspects qui sont tout à fait similaires aux schémas observés aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Inde, au Brésil, etc. Il s’agit du déclin du système d’après-guerre, dans leur cas un accord corporatiste entre la main-d’œuvre juive, le capital juif et l’État, obtenu grâce à la purification ethnique de 1948. Ce système s’est effondré dans les années 1970 et, comme partout ailleurs, il est devenu néolibéral. Les syndicats israéliens ont décliné. Ils ont tenté de s’adapter par le biais de la politique de la troisième voie, et leur dernière chance a probablement été le processus d’Oslo. Aujourd’hui, ils existent à peine.
Il y a eu ces tendances à l’augmentation du pessimisme et de l’inégalité des classes, et la vieille utopie nationaliste du monde de l’après-guerre a disparu. La classe capitaliste est cosmopolite et étroitement intégrée à Washington, ce n’est pas l’utopie nationaliste juive qu’ils essayaient de construire. C’est pourquoi certains membres du mouvement sioniste tentent de reconstituer cette patrie juive, une sauvegarde juive si l’on peut dire. La droite a dit : « Non, nous avons dépassé cela maintenant. Nous sommes dans une situation où nous devons régler la question avec les Palestiniens une fois pour toutes ». Pour eux, cela signifie expulser les Palestiniens et coloniser résolument chaque parcelle de terre qui, selon eux, appartient au Grand Israël.
Cela nous amène-t-il au fascisme ? Pas tant qu’il y a des systèmes constitutionnels, libéraux-démocratiques. C’est une démocratie d’exclusion, et ce n’est pas inhabituel à cet égard ; l’Amérique jusqu’aux années 1970 était une démocratie d’exclusion, et je dirais même qu’elle l’est encore aujourd’hui, mais à un degré différent. Israël a une culture de plus en plus raciste, autoritaire et génocidaire et il est plus proche d’un coup d’État fasciste que n’importe où ailleurs. Je pense que le génocide et le processus de radicalisation de la base vont conduire à un coup d’État kahaniste ou d’extrême droite.
Si vous voulez voir où le fascisme est assez avancé, je dirais que c’est là, mais aussi en Inde. Il faut entendre les alarmes : « Nous sommes au bord d’un génocide », car le BJP [Bharatiya Janata Party], un mouvement autoritaire de droite lié au fascisme historique, a colonisé l’État et supprimé les droits civils. Il s’agit d’un phénomène mondial dans lequel Israël joue un rôle unique et distinctif. Israël est très proche d’un régime fasciste millénariste. À moyen terme, c’est une possibilité réelle et dangereuse, étant donné qu’il s’agit d’un État nucléaire.
OLLY HAYNES Vous écrivez qu’ « il serait stupide d’ignorer les fantasmes catastrophistes de la droite. Ils sont souvent en phase avec des réalités que l’optimisme libéral préfère ne pas reconnaître ». De quelles réalités s’agit-il ?
RICHARD SEYMOUR Ils mettent parfois le doigt sur des éléments importants de la réalité. Les théories complotistes à propos des villes de 15 minutes, par exemple, sont hallucinantes et délirantes parce qu’on croit qu’elles annoncent une sorte de dictature communiste anti-voiture. Mais au fond, il s’agit d’une véritable menace pour l’automobilité, le mode de vie suburbain et les avantages relatifs de la possession d’une voiture.
Si vous construisez des villes en fonction de la commodité et de la présence de pistes cyclables partout, en vous débarrassant autant que possible de la pollution et en supprimant les places de parking, c’est un problème si vous êtes quelqu’un qui aime se déplacer partout en voiture. C’est particulièrement problématique si l’on commence à mettre en place des barrières de circulation pour vous empêcher d’emprunter certaines routes.
Si vous êtes directement et personnellement concerné, vous pouvez avoir l’impression que la vie va changer radicalement au cours des prochaines décennies. Et ils n’ont pas tout à fait tort : le changement climatique nécessitera de vastes changements structurels. Les libéraux veulent nier la gravité de ce qui se prépare et de ce que les gens vivent déjà. Je pense que la réponse de la gauche devrait être de dire : « Oui, vous avez raison, nous allons tout transformer, mais ce sera bien mieux pour vous. Voici comment ».
L’exemple qui me vient toujours à l’esprit est celui de Barack Obama en 2016. Il s’est moqué de Donald Trump qui faisait du catastrophisme dans sa campagne, et il a dit avec son ironie : « Le lendemain, les gens ont ouvert leurs fenêtres, les oiseaux chantaient, le soleil brillait. » Le pathos qu’il essayait d’invoquer était que les gens étaient en fait plutôt heureux, que tout allait bien. Puis, lors des élections, il a eu sa réponse : Trump a gagné. Pour beaucoup de gens, les choses ne vont pas bien.
Trump a prononcé son discours d’investiture avec le discours écrit par Steve Bannon, parlant du « carnage américain », ce qui, à mon avis, est une sorte de poésie réactionnaire, car le carnage n’est pas une description inexacte de la destruction de l’Amérique industrielle. Ils ont mis le doigt sur un problème réel, mais leur réponse a été de blâmer la Chine, l’Asie de l’Est. La plupart des emplois perdus l’ont été à la suite d’une lutte des classes par le haut – réduction des effectifs, démantèlement des syndicats. Il y a eu un élément d’externalisation, mais ce sont les entreprises, les patrons, qui sont à blâmer, pas les travailleurs et les travailleuses d’Asie de l’Est.
Vous voyez donc qu’ils peuvent identifier certaines formes de désastre. Ce qu’ils ne peuvent pas faire, c’est les intégrer dans une analyse globale cohérente et solide. Tout ce qu’ils proposent, en réalité, ce sont des symptômes conçus pour ne rien résoudre, mais qui vous permettent d’aller massacrer des musulmans en Inde, des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza, de tuer des partisans du Parti des Travailleurs au Brésil, de tirer, de poignarder ou d’utiliser des voitures pour écraser des manifestants de Black Lives Matter aux USA, ou d’organiser des émeutes racistes en Grande-Bretagne où ils ont essayé de brûler des demandeurs d’asile dans leurs hôtels. C’est ce que la droite propose comme alternative au désastre ; de meilleurs désastres, des désastres dans lesquels vous vous sentez en contrôle.
OLLY HAYNES Vous avez mentionné les meurtres de musulmans en Inde. Pourriez-vous expliquer ce qu’était le pogrom de Gujarat et pourquoi vous le considérez comme le point de départ de la vague actuelle de nationalisme du désastre ?
RICHARD SEYMOUR Je dirais que c’est le canari dans la mine de charbon. De toute évidence, c’est loin d’être le seul pogrom significatif en Inde. Il existe une sorte de machine à pogroms : Paul Brass en parle avec élégance. Pour l’essentiel, un incendie s’est déclaré dans un train, tuant un certain nombre de pèlerins hindous. Il s’agissait de membres du VHP, une organisation d’extrême droite, et le mouvement Hindutva [nationaliste hindou] a supposé que des musulmans avaient provoqué l’incendie à l’aide de bombes à essence.
Il y a peu de preuves de cela : des enquêtes impartiales ont conclu que l’incendie était un accident. Mais ils ont décidé qu’il y avait eu un génocide contre les hindous et, dans les jours qui ont suivi, ils ont incité la population à prendre les armes et à traquer, tuer et torturer les musulmans. C’est ce qu’ils ont fait, directement organisés par des membres du BJP, incités par des dirigeants du BJP, avec la complicité et la participation de la police et d’hommes d’affaires qui ont payé des individus pour qu’ils participent à l’opération.
Il s’agissait d’une explosion collective de violence publique coordonnée, d’une permissivité assortie d’un certain degré de contrôle de la part des autorités. Le résultat a été que le vote du BJP a augmenté de 5 % alors qu’on s’attendait à ce qu’il perde cet État après avoir terriblement mal géré un vrai désastre : un tremblement de terre qui avait eu lieu l’année précédente.
Vous voyez donc le schéma : il y a une vraie catastrophe qui affecte les gens, le gouvernement la gère terriblement, puis il propose une fausse version de la catastrophe et il incite les gens à tuer quelqu’un et c’est très excitant. Les choses qu’ils font sont horribles. Ils assassinent des bébés devant leur mère, ils enfoncent des pointes entre les jambes des femmes, ils coupent les gens en deux avec des épées.
Il est évident que cette situation s’est accumulée depuis un certain temps, et alors, dans les mois qui ont suivi, Narendra Modi a organisé des rassemblements de fierté hindoue et a dit aux gens que si nous pouvions restaurer la fierté de notre peuple hindou, tous les « Alis, Malis et Jamalis » ne pourraient pas nous faire de mal – il voulait évidemment parler de la population musulmane qui venait juste de subir un pogrom. Le fait que ces propos n’aient pas jeté le discrédit sur le BJP, mais qu’ils aient au contraire électrisé sa base et fait de Modi un sex-symbol pour la première fois, en dit long sur ce type de politique.
Nous l’avons vu à maintes reprises. Sans toutes les manifestations armées, rassemblements anti-confinement et sans les violences contre les manifestants de BLM, vous n’auriez pas vu l’insurrection bâclée du 6 janvier. Même chose au Brésil : Jair Bolsonaro avait 20 points de retard, il a presque gagné en 2022 et a obtenu plus de voix qu’en 2018. Comment a-t-il fait ? Un été de violence chaotique au cours duquel il a déclaré que les militants de gauche devaient être mitraillés, et ses partisans ont brandi leurs armes face aux partisans du Parti des Travailleurs, les ont agressés ou les ont assassinés. Je ne dis pas que le pogrom du Gujarat a précipité ces autres événements, mais il s’agissait d’un exemple précoce de ce qui se passait, et dès que Modi a été élu en 2014, il a montré que le capitalisme libéral tolérerait cela.
OLLY HAYNES La plupart des violences génocidaires commises depuis les années 1990 l’ont été à l’encontre de musulmans de diverses ethnies, et bien qu’il y ait beaucoup de racisme à l’encontre de différents groupes dans la politique occidentale, les attaques les plus véhémentes semblent être réservées aux musulmans.
Tommy Robinson, par exemple, se vante que les Noirs sont les bienvenus à ses rassemblements. Quel rôle joue la figure abstraite du « musulman » dans le discours nationaliste catastrophique et a-t-elle remplacé le « juif » en tant que figure de la haine d’extrême droite ?
RICHARD SEYMOUR Je ne pense pas que l’on trouve cela au Brésil ou aux Philippines. Mais c’est le cas dans toute une constellation d’États, de l’Inde à Israël, en passant par les États-Unis et la plupart des pays d’Europe occidentale, et même d’Europe de l’Est. En termes sémiotiques, ce n’est pas exactement la même chose que la figure du « Juif », parce qu’à l’heure actuelle, le discours de l’extrême droite ne donne pas l’impression que les musulmans, en plus d’être une sorte de masse misérable de la Terre, contrôlent tout.
Il y a eu des tentatives pour développer une sorte de théorie de la conspiration comme celle de Bat Ye’or sur l‘Eurabia, par exemple. Mais la plupart du temps, il ne s’agit pas de la croyance que les musulmans sont secrètement aux commandes et dirigent le système financier, mais plutôt qu’ils constituent une masse subversive, violente, anormale et inférieure qu’il faut soumettre à la violence et aux frontières pour la garder sous contrôle.
Je dirais que cela trouve son origine dans le tournant des années 1980 vers l’absolutisme ethnique, la coalition entre les partisans du Likoud en Israël et les fondamentalistes chrétiens aux USA, vers une sorte de politique identitaire absolutiste où tout le monde doit entrer dans une case particulière – il y a une sorte d’effondrement de la solidarité antiraciste unificatrice que nous avons vue à l’époque de la guerre froide, en Grande-Bretagne, prenant la forme de la noirceur politique. Tout cela s’est effondré, puis il y a eu l’affaire Rushdie et les musulmans ont été catégorisés comme un problème spécifique.
Il est important que cela soit ancré dans l’expérience quotidienne de la vie capitaliste. En Grande-Bretagne, par exemple, les personnes qui militaient dans le même syndicat dans les villes du Nord ou sur les docks, une fois que ces industries ont été fermées et que les syndicats ont été démantelés, se sont souvent dirigées vers des secteurs marginalisées de l’économie et ont découvert que leur logement était toujours ségrégué, que le système scolaire était effectivement ségrégué, que les mairies pratiquaient des politiques de ségrégation et que le maintien de l’ordre était ségrégationniste dans ce sens, c’est-à-dire très raciste.
Ajoutez à cela l’austérité et vous obtenez une misère publique, personne n’a rien, et vous blâmez toujours les gens en bas de l’échelle : « Ils ont tout, je n’ai rien ». C’est à ce moment-là que l’on commence à voir des émeutes dans les villes du Nord et que la guerre contre le terrorisme catalyse tout cela.
Il s’agit donc d’un phénomène mondial dans lequel la civilisation libérale s’est définie contre les « mauvais musulmans ». Au départ, il y avait l’idée que le problème n’était pas tous les musulmans, mais seulement ce que nous appelons le fascisme islamique : George W. Bush l’a souligné. Mais la manière dont cette idée a été comprise par la population et la manière dont elle a été politisée l’ont étendue à tous les musulmans. Le musulman est donc une figure centrale, mais je pense que nous devons le considérer comme faisant partie d’une chaîne d’équivalence avec le « prédateur transgenre des toilettes », le « marxiste culturel » et le migrant.
Aux Philippines, la principale catégorie est celle des toxicomanes : ce sont les personnes qui ont été assassinées. Cela peut prendre différents accents, mais je suis d’accord pour dire que globalement, et particulièrement pour l’Occident, « le musulman » coordonne tous ces autres problèmes.
OLLY HAYNES L’un des chapitres les plus intéressants porte sur le rôle du sexe dans le discours nationaliste sur les catastrophes. Vous avez également écrit un chapitre sur le génocide à Gaza, bien qu’il mette un peu moins l’accent sur la psychanalyse que vous utilisez dans d’autres chapitres.
Les questions d’exploitation et d’agression sexuelles sont revenues tout au long du génocide à Gaza, entre les soldats israéliens affichant des vidéos sur TikTok avec des sous-vêtements de femmes palestiniennes ou les émeutes pour la défense de soldats accusés d’avoir violé des détenus en prison. Pourriez-vous développer votre analyse du rôle du sexe dans l’imaginaire nationaliste du désastre ?
RICHARD SEYMOUR Je dirais qu’en termes d’économie libidinale de cette nouvelle extrême droite, leur prémisse sous-jacente semble être que quelqu’un est toujours violé et que le problème est que les « communistes » (parmi lesquels ils incluent Kamala Harris, etc.) veulent que les mauvaises personnes soient violées. Le mouvement incel (les « célibataires involontaires »), les défenseurs des droits des hommes, etc. tentent souvent de justifier le viol.
Il y a une sorte de contradiction dans cette économie libidinale entre des interdictions sévères renouvelées – plus de mariage gay, plus de transgenre, retour des femmes dans les cuisines, fétichisme de l’épouse traditionnelle (trad wife) – d’une part, et d’autre part, une liberté prédatrice totale pour les hommes, donc une permissivité sélective. Il n’est pas surprenant de voir cela dans les zones de guerre. Les guerres donnent généralement lieu à de nombreux viols : la victimisation de l’ennemi passe notamment par la brutalisation des femmes.
J’ai récemment effectué des recherches sur les auteurs de crimes, en particulier en ce qui concerne le génocide à Gaza, et l’une des choses qui revient est ce dont parle Klaus Theweleit, c’est-à-dire l’idée de la femme dangereuse. En termes modernes, il s’agit de la combattante de la justice sociale (social justice warrior), hurlante et rousse, etc., mais à l’époque où il écrivait, le mouvement des Corps Francs Allemagne, les Freikorps des années 1920, la femme dangereuse était une communiste qui avait un pistolet sous la jupe. C’est une personne que l’on veut approcher suffisamment pour la tuer. Cette proximité dangereuse est passionnante parce que vous vous approchez du danger, puis vous le surmontez et vous prenez ce que vous voulez, de la pire façon possible.
J’imagine qu’une grande partie de la politique masculine de droite aujourd’hui est une tentative de surmonter un sentiment d’inefficacité, d’impuissance, de paralysie, etc. Et franchement, lorsqu’ils parlent de viol, ils sous-entendent qu’ils sont vraiment excités et qu’ils désirent beaucoup. Mais les faits suggèrent que les jeunes hommes, les jeunes en général, ne sont pas aussi intéressés par le sexe que les générations précédentes. Ils ne sont pas aussi intéressés par le sexe, ils ne sont pas aussi intéressés par le romantisme, il n’y a rien de très sexy dans la vie contemporaine.
L’une des choses ici est qu’ils blâment les femmes pour le fait qu’elles n’ont pas de désir, et ils disent : « Nous sommes involontairement célibataires. » Ils disent que si les femmes les draguaient, ils seraient prêts à faire l’amour tout le temps. J’en doute. Ils sont aussi troublés, contrariés et foutus que tout le monde, voire plus. Mais je pense qu’ils essaient de regonfler leur désir en le transformant en une démonstration de pouvoir, d’efficacité, de puissance. Il y a beaucoup de cela, et je pense qu’il y aura des spécificités à Gaza, parce que toute cette affaire de soldats israéliens se filmant dans la lingerie volée de femmes palestiniennes, c’est évidemment parodique, c’est génocidaire, mais il y a quelque chose à ce sujet qui implique une identification inconsciente avec la victime.
OLLY HAYNES J’ai trouvé qu’il manquait au livre une analyse du rôle des centristes libéraux dans cette situation. Je pense notamment à Kamala Harris qui a fait campagne avec les Cheney, avant de perdre face à Donald Trump. C’est là, en arrière-plan, mais je me demandais si vous pouviez expliquer comment vous voyez les libéraux s’intégrer dans ce tableau ?
RICHARD SEYMOUR Il y a deux angles à cette question. Les centristes libéraux en tant qu’individus et en tant que groupe et leur relation symbiotique avec l’extrême droite. Le second est celui sur lequel je me concentre dans le livre, sur les échecs de la civilisation libérale. La barbarie qui lui est inhérente se manifeste dans l’impérialisme et la guerre, dans son racisme, dans son sadisme frontalier, dans le travail et l’exploitation, mais aussi dans les hiérarchies de classe et les misères qu’elles engendrent. La question est donc de savoir comment nous parvenons à des situations spécifiques dans lesquelles des personnes comme Obama, Hillary Clinton, et maintenant Kamala Harris et Joe Biden contribuent à l’accession au pouvoir de cette nouvelle formation.
Je dirais que le philosophe Tad DeLay pose une question intéressante dans son récent livre, The Future of Denial, sur la politique climatique : « Que veut le libéral ? » C’est une bonne question, car les libéraux ne cessent de proclamer leur affinité avec les valeurs égalitaires et libertariennes. Ils affirment soutenir la lutte contre le changement climatique, mais s’opposent également à tout moyen efficace d’y parvenir.
Je pense de plus en plus qu’en fin de compte, les libéraux ne veulent pas du libéralisme. Il est évident qu’il faut faire certaines distinctions parce qu’il y a des libéraux qui sont véritablement engagés philosophiquement et politiquement dans les valeurs libérales, qui se battront pour elles et qui iront à gauche s’il le faut. Mais il y a aussi les centristes purs et durs dont la politique s’organise principalement autour d’une phobie de la gauche.
Je parle ici d’un anticommunisme hallucinant, principalement connecté avec la droite, mais les libéraux ont une vision tout aussi irréaliste de la gauche et de sa menace supposée. Ce serait bien si la gauche était plus forte et si nous étions sur le point de provoquer une révolution communiste, mais ce n’est pas le cas.
Lorsque Bernie Sanders s’est présenté, je me souviens de la panique des libéraux américains. Un animateur craignait qu’une fois que les socialistes auraient pris le pouvoir, les gens seraient mis au pied du mur et abattus. Pensez aussi à la façon dont le centre dur (centre-gauche et centre-droit) a encouragé les théories du complot comme en Grande-Bretagne, l’opération « Cheval de Troie » : l’idée que les musulmans prenaient le contrôle des écoles de Birmingham. Cette théorie complotiste ne venait pas de l’extrême droite, mais du gouvernement.
Le rapport est le suivant : l’extrême droite reprend les prédicats déjà établis par le centre libéral, les radicalise et les rend plus cohérents en interne. Il y a quelques années, au début de la période où le New Labour était au pouvoir, il a commencé à mettre en place une véritable répression à l’encontre des demandeurs d’asile. Ils mettaient régulièrement en scène des images d’actualité où un ministre se trouvait à Douvres à la recherche de demandeurs d’asile dans les camionnettes des gens et d’autres choses de ce genre. Pendant ce temps, le British National Party (BNP) prenait de l’ampleur et déclarait dans des interviews : « Nous aimons ce qu’ils font, ils nous légitiment ». Ils ont pris des préoccupations qui étaient au bas de l’échelle des préoccupations des gens en 1997 et les ont poussées au sommet, ce qui a donné une légitimité au BNP.
Pour leurs propres raisons, ils ont tendance à amplifier les courants réactionnaires qui circulaient déjà. Puis, lorsque l’extrême droite se développe sur cette base, ils ont tendance à affirmer que « c’est une bonne raison pour nous d’aller plus loin dans cette direction, car cela montre que si nous ne nous attaquons pas à ce problème, l’extrême droite va se développer encore plus ». Il s’agit d’une machine à résonance, qui rebondit en quelque sorte l’une sur l’autre. L’un des problèmes que pose le choix entre un démocrate centriste et un républicain d’extrême droite est que ce choix repose sur l’exclusion de la gauche. Structurellement, les deux se nourrissent de cette exclusion, mais à long terme, c’est l’extrême droite qui en bénéficie.
OLLY HAYNES Vers la fin du livre, vous suggérez que les appels à la rationalité et à l’intérêt personnel des gens ne fonctionnent pas toujours, et que la politique du « pain et du beurre », bien que nécessaire, n’est peut-être pas suffisante : pour mobiliser les gens politiquement, il faut susciter leurs passions. Avez-vous une idée de ce à quoi doivent ressembler ces « roses » qui doivent être offertes à côté du « pain » ?
RICHARD SEYMOUR J’aurais dû utiliser cette métaphore dans le livre : « du pain et des roses » est une bonne façon de le dire. Je pense qu’il existe une aspiration légitime et innée à la transcendance qui est immanente à la vie en tant que telle. En d’autres termes, être en vie, c’est s’efforcer d’atteindre une situation toujours différente. La vie est un processus téléologique dans lequel nous nous efforçons d’atteindre un certain niveau de développement. Mais aussi, l’aspiration à la connaissance, l’aspiration à l’autre – c’est l’instinct social, l’aspiration, dans le langage de Platon, au bien, au vrai et au beau. Je pense que cet instinct est présent chez tout le monde et chez tous les êtres vivants.
Je dirais que l’on peut le voir lorsque nous avons ces ruptures de gauche, comme la campagne de Sanders. C’est très bien de parler de pain et de beurre. Il y a de bonnes choses dont les gens ont besoin, comme les soins de santé et un salaire minimum plus élevé, la lutte contre l’exploitation des employeurs, mais aussi, au-delà, la lutte contre le sadisme frontalier, en disant aux gens qu’ils veulent vivre dans une société décente.
Toute personne dotée d’un instinct décent a été attirée par cette campagne, électrisée par elle, parce qu’en fin de compte, qu’est-ce qu’il a dit ? Il n’a pas dit « votez pour moi et vous aurez plus de biens matériels », il a dit « votez pour moi et vous aurez une révolution politique ». Et ne vous contentez pas de voter pour moi, participez à un mouvement politique avec moi, prenez le pouvoir, renversez tous les éléments décrépits et sadiques de notre société et approfondissez la démocratie. Il a parlé d’un voyage improbable ensemble, pour refaire et transformer le pays.
Les gens ont vraiment envie de travailler ensemble pour atteindre quelque chose de plus élevé. L’une des pathologies de la vie moderne est que les gens se sentent frustrés, paralysés, inefficaces. Son mode d’expression caractéristique était « si nous restons unis » – et quand il disait cela, la foule entrait en éruption. Ce n’est qu’un exemple de rupture de gauche. Jean-Luc Mélenchon a son propre style, Jeremy Corbyn a un style très différent, mais l’idée de base est toujours la même : l’ethos social, l’effort commun.
Karl Marx et Friedrich Engels ont parlé de cette dialectique où l’on adhère à un syndicat au départ pour obtenir des salaires plus élevés, une journée de travail plus courte, des choses dont on a fondamentalement besoin, mais où l’on développe ensuite d’autres besoins, plus riches. Très souvent, les travailleurs se mettent en grève pour défendre leur syndicat, même s’ils perdent des journées de salaire et que leurs conditions matérielles objectives se détériorent quelque peu. Ils ont besoin les uns des autres, ils ont besoin de leur syndicat. Cela peut aller plus loin ; cela peut être politisé de manière beaucoup plus profonde. Le besoin le plus radical est le besoin d’universalité, au sens marxiste du terme.
Lorsque les gens descendent dans la rue pour lutter contre le changement climatique, ils pensent à un monde de plénitude, pas nécessairement un monde où ils ont tous les gadgets et les produits dont ils ont besoin, mais un monde où tout le monde et toutes les espèces ont une chance de prospérer et de s’épanouir. Je dirais que c’est normal. La question est de savoir comment ce communisme instinctif de base, comme le disait David Graeber (1961-2020), est contrecarré, écrasé et détourné. Comment ce besoin impeccablement respectable est-il négligé et pathologisé, de sorte que les gens n’osent même pas y penser, et encore moins l’exprimer ? De sorte que les gens adoptent une sorte de posture cynique.
Je pense que les roses dont nous avons besoin sont celles qui proviennent de notre unité : J’ai mentionné les termes platoniciens « le bon, le vrai et le beau ». Pensez à la culture et à ce travail que nous faisons ensemble, pensez à la recherche de la vérité dans les sciences et à ce travail que nous faisons ensemble. Nos efforts pour élever les normes morales en essayant de mettre fin à la violence, au viol et au racisme sont des capacités intrinsèques que nous possédons tous. Il est évident que nous ne sommes pas à la hauteur, que nous pouvons vivre des existences privatives où nous sommes égoïstes, haineux et rancuniers. Mais ce n’est pas tout. Si c’était le cas, nous pourrions tout aussi bien abandonner.
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Entretien publié dans Jacobin. Traduit de l’anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.
Richard Seymour est journaliste, chercheur indépendant et militant révolutionnaire. Il tient le blog anglophone leninology.co.uk, est coéditeur de la revue Salvage et notamment l’auteur de Corbyn: The Strange Rebirth of Radical Politics, The Liberal Defense of Murder, American Insurgents.
Olly Haynes est un journaliste basé au Royaume-Uni, qui couvre la politique, l’environnement et la culture.
Illustration : Wikimedia Commons.