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Les éditions Amsterdam viennent de publier le premier livre de l’institut la Boétie, intitulé Extrême droite : la résistible ascension. Coordonné par Ugo Palheta, accompagné d’une préface de l’historien Johann Chapoutot et une postface de Clémence Guetté, cet ouvrage a pour ambition de fournir des armes intellectuelles, enracinées dans la recherche contemporaine sur l’extrême droite, pour comprendre et combattre la progression du FN/RN (voir le sommaire ici).

Une grande partie du succès des extrêmes droites continue de reposer sur le racisme, en particulier la xénophobie anti-immigrés et l’islamophobie, mais il est important d’analyser les nouveaux terrains qu’investissent ces forces politiques pour élargir le périmètre de leur influence. Nous publions ainsi un extrait du chapitre écrit par Cassandre Begous et Fanny Gallot, qui montre comment l’extrême droite a cherché au cours des dix dernières années à politiser les questions de genre et de sexualité, façonnant « de nouvelles logiques d’exclusion et d’altérisation » et permettant de redéployer et légitimer « un discours essentialiste et transphobe ».

Les fantômes de La Manif pour tous

Le 19 mars 2024, la sénatrice Les Républicains (LR) Jacqueline Eustache-Brinio annonce la publication d’un rapport sur la « transidentification des mineurs », ainsi qu’une proposition de loi visant à interdire à ces derniers les transitions de genre. Très vite, le Rassemblement national dit déposer une proposition de loi similaire à l’Assemblée nationale.

Cette actualité s’inscrit dans la continuité d’une offensive réactionnaire bien documentée et dans laquelle les questions de genre occupent une place importante, sinon centrale. Si l’on retrace la généalogie de cette offensive, on retrouve la même sénatrice parmi les opposant·es à la loi de 2022 qui visait à interdire les thérapies de conversion : considérant que les personnes trans ne devaient pas être couvertes par cette loi, elle mettait en garde ses collègues contre « l’idéologie du genre » et « tout ce qui nous vient des États-Unis », que voudrait imposer, à l’en croire, une « minorité agissante ».

Cette petite musique n’est pas nouvelle pour quiconque a vécu les débats autour du mariage pour tous en 2012. Soucieuse de ne pas paraître trop homophobe (malgré les débordements bien documentés de ses participants), La Manif pour tous préférait agiter le chiffon rouge du mariage homosexuel. Le mariage pour tous n’était pas une simple affaire d’égalité des droits, mais le vecteur d’une décadence de notre société, et même, selon la députée Annie Genevard (LR), « une atteinte irréversible à l’intégrité de l’espèce humaine[1] ». Il signait la fin de l’« altérité sexuelle » ontologiquement – si ce n’est théologiquement – constitutive de l’humanité et de la civilisation. En 1998, les adversaires du Pacs dénonçaient une menace pour la « différence des sexes ».

De même, en 2011, quand les stéréotypes de sexe et l’orientation sexuelle ont été mentionnés dans les nouveaux programmes de sciences de la vie et de la terre (SVT) : Christine Boutin, alors en campagne pour la présidentielle, a immédiatement dégainé une affiche montrant un bébé et portant le slogan « Tu seras une femme, mon fils »[2]. La même rhétorique a été réactivée en 2014 à propos des « ABCD de l’égalité », programme d’enseignement de l’égalité filles-garçons où ses détracteurs voyaient l’introduction de la « théorie du genre » à l’école, qui amènerait, entre autres choses, à enseigner la masturbation aux enfants.

Les questions de genre et de sexualité façonnent de nouvelles logiques d’exclusion et d’altérisation et sont également un instrument de redéploiement d’un discours essentialiste et transphobe. Sans conteste, l’extrême droite s’en sert pour construire une « panique morale », c’est-à-dire susciter une réaction politique et médiatique disproportionnée face à un fait social marginal ou minoritaire afin de l’ériger en une menace existentielle pour le corps social tout entier. Elle cherche ainsi à faire face à la lame de fond féministe qui embrase notamment la jeunesse, dans le cadre d’une nouvelle dynamique féministe mondiale à l’œuvre depuis le milieu des années 2010[3].

Ces discours profondément réactionnaires se diffusent via les réseaux sociaux et les médias traditionnels, en particulier ceux appartenant à l’empire Bolloré, qui offrent une tribune importante à des paroles anti-trans. On a encore eu un exemple récemment, avec la promotion spectaculaire de Transmania, ouvrage anti-trans pourtant publié par une maison d’édition confidentielle d’extrême droite[4]. Ces discours infusent d’autant plus qu’ils ne sont pas fermement condamnés par la Macronie mais confortés par les politiques publiques. 

En effet, si l’Église catholique et les mouvements anti-mariage pour tous ont préparé le terrain à une hostilité vis-à-vis des approches en termes de genre, l’offensive transphobe actuelle s’est dotée de nouveaux réseaux, dont fait partie la sénatrice LR mentionnée plus haut. Si elle ne comptait pas parmi les hérauts de La Manif pour tous, l’ancienne maire de Saint-Gratien s’est plutôt distinguée par une politique agressive contre la vie des quartiers populaires, par exemple en faisant détruire le stade de foot dans lequel devait se produire la « Coupe d’Afrique des nations des quartiers[5] » et en qualifiant de « racailles » les jeunes venus manifester contre sa destruction[6].

Cette répression est justifiée au nom d’une idée simple : l’étranger est un homme dangereux pour les femmes – sous-entendu, françaises et blanches en particulier. Cette contribution voudrait dessiner les contours de ces offensives réactionnaires pour mieux les affronter.

L’offensive anti-trans 

En août 2022, le Planning familial fait l’objet d’attaques violentes sur les réseaux sociaux pour sa campagne présentant une personne trans. Les groupes et personnalités que l’on vient d’évoquer demandent la levée des subventions, déjà réduites à peau de chagrin, dont bénéficie cette structure qui défend historiquement les droits des femmes et le droit à l’avortement. Or, paradoxalement, les responsables de ces attaques prétendent agir au nom de la protection des femmes, ou plutôt, sous la plume de Marguerite Stern et Dora Moutot[7], au nom d’une « réalité biologique et scientifique[8] » censée protéger les femmes. En clair, inclure les femmes transgenres dans la catégorie des femmes risquerait d’effacer la condition de possibilité d’une identité féminine commune[9]. Pire, les personnes trans constitueraient un danger général envers les femmes. 

La femme trans est présentée comme perverse, sexuelle et dangereuse ; elle subit une essentialisation d’une prétendue masculinité persistante, mise en avant pour justifier leur exclusion de tous les espaces de la vie sociale. Cette conception va à l’encontre de décennies de pensée féministe radicale, qui ont défini l’émancipation comme un affranchissement de la destinée biologique. Cela est vrai chez Simone de Beauvoir, pour qui « si la situation biologique de la femme constitue pour elle un handicap, c’est à cause de la perspective dans laquelle elle est saisie[10] », comme chez Christine Delphy, sociologue féministe matérialiste, qui explique que « le genre précède le sexe[11] ».

L’enchaînement de la condition féminine à la biologie est davantage l’apanage du discours de la droite. Andrea Dworkin a montré que ce camp politique circonscrit les femmes à la maternité, les considère comme vulnérables et faibles, mais aussi comme naturellement habitées par un instinct qui les pousse à nourrir et à protéger les enfants. Dès lors, elles seraient « naturellement » conservatrices[12].

Ce cadrage permet à la droite de transformer les aspirations féministes à l’émancipation en demandes de protection et, ainsi, de maintenir les femmes dépendantes de la domination masculine. Les femmes qui adhèrent à cette vision du monde entrent dans une défense perpétuelle de leur respectabilité et de leur place dans la sphère domestique, notamment contre les homosexuels. Selon Dworkin, « l’homosexualité […] rend les femmes inutiles », particulièrement l’homosexualité masculine « car elle suggère un monde entièrement sans les femmes[13] ».

Ainsi l’engagement homophobe des femmes de droite comme Anita Bryant ou Phyllis Schlafly constitue pour elles une bataille existentielle au sens strict. Défendre la respectabilité de la femme hétérosexuelle maîtresse de son foyer revient alors à défendre l’humanité et la civilisation tout entière.

La rhétorique transphobe des nouvelles femmes de droite

Les nouvelles femmes de droite[14] engagées dans le militantisme anti-trans répandent une semblable rhétorique du remplacement. Dès 1979, dans le brûlot transphobe The Transsexual Empire, Janice Raymond explique que les femmes trans sont le cheval de Troie d’un « empire » médical qui cherche à créer des femmes synthétiques et qui frappe les « vraies femmes » d’obsolescence[15]. On retrouve ce discours dans l’actuel backlash[16] anti-trans, par exemple lorsque sur le plateau de Quotidien, en 2021, Elisabeth Roudinesco s’alarme d’une « épidémie de transgenres », ou lorsque Le Figaro titre que les personnes trans « veulent l’effacement de la femme[17] ».

La transphobie est donc une actualisation du discours antiféministe de la droite à destination des femmes. Mais, en réactivant la peur du remplacement des femmes, la transphobie radicalise ce discours et constitue également un vecteur majeur de diffusion de la pensée d’extrême droite, de sa politique sexuelle normative et hiérarchique comme de sa politique xénophobe et eugéniste. 

L’idée d’un remplacement des femmes par les trans (hommes comme femmes[18]) fait écho au discours raciste du « grand remplacement ». Comme l’étranger venu accaparer « nos » femmes (blanches) et supplanter « notre » civilisation, la femme trans joue le rôle d’un autre monstrueux et sexuellement dangereux contre lequel la droite promet d’ériger un cordon sanitaire. Le discours anti-trans possède souvent un fond conspirationniste et présente par exemple l’augmentation du nombre de transitions de genre comme le résultat d’un lobbying international et organisé. La vidéaste Lily Alexandre a montré que la transphobie alimentait le phénomène d’extrême-droitisation : c’est ainsi que la figure de Martine Rothblatt, femme d’affaires millionnaire, transgenre et juive, est devenue pour nombre de militant·es anti-trans une « preuve » de l’existence du lobby et de sa puissance fantasmée[19].

Les discours anti-trans comportent également une dimension eugéniste. Ils décrivent en effet les femmes trans comme des hommes aux perversions pathologiques, cherchant à transitionner par fétichisme sexuel ou dans le but de violer des femmes dans les toilettes[20]. Les hommes trans sont, eux, considérés comme des petites filles autistes, complexées ou influençables par leurs amis, victimes d’un lobby qui les pousse à l’automutilation. Bref, quel que soit leur genre, les personnes trans sont systématiquement ramenées à une forme de déséquilibre mental qui les rend soit dangereuses, soit moralement mineures. 

Cette vision de la transidentité comme maladie justifie en retour une politique autoritaire visant à « corriger » le trouble, notamment au travers des thérapies de conversion ou de l’interdiction pure et simple de la transition de genre, légale ou médicale[21]. L’eugénisme s’exerce également dans le contrôle social des corps que la panique anti-trans encourage. Afin de « démasquer » des femmes qui seraient secrètement trans, nombre de forums internet s’affairent à décortiquer tous les attributs trop « masculins » qui pourraient trahir la véritable identité d’une femme trans. Cela débouche sur le harcèlement de femmes transgenres ou cisgenres considérées comme ayant des attributs hors des normes de la féminité[22]. Dans son expression la plus extrême, cette volonté de contrôle des corps s’est traduite par l’appel de la militante anti-trans Posie Parker aux hommes portant des armes à feu à utiliser les toilettes des femmes pour les « protéger », c’est-à-dire à venir y agresser des femmes considérées comme trans[23].

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Illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Yves Delahaie, Mariage pour tous vs Manif pour tous, ou La Bataille de l’égalité, Paris, Golias, 2015, p.308.

[2] Marie Donzel, « Pour ne pas faire du projet de loi-cadre sur l’égalité hommes/femmes la troisième mi-temps du débat sur le mariage pour tous », Ladies & Gentlemen (blog), 16 juillet 2013.

[3] P. Delage et F. Gallot (dir.), Féminismes dans le monde. 23 récits d’une révolution planétaire, Paris, Textuel, 2020.

[4] Voir Lumi et Usul, « Transphobie : la nouvelle panique des médias et de l’extrême droite », Blast, 5 mai 2024.

[5] La « Coupe d’Afrique des nations des quartiers » est une compétition de football amateur très suivie, organisée dans les quartiers populaires : s’y affrontent des équipes représentant différents pays d’Afrique.

[6] Voir Lina Rhrissi, « La sénatrice Jacqueline Eustache Brinio en croisade contre les musulmans et les quartiers populaires », StreetPress, 6 juillet 2020. 

[7] Militantes anti-trans de premier plan, qui se sont distinguées en proposant à la presse (notamment à Marianne) les premières tribunes françaises visant à « dénoncer » la présence de femmes trans et d’alliées au sein d’organisations et collectifs féministes, comme les « collages contre les féminicides » ou Nous Toutes. Ce sont également les autrices de Transmania.

[8] Marguerite Stern et Dora Moutot, « Mme Élisabeth Borne, féministes, nous nous inquiétons de ce que devient le Planning familial », Marianne, 22 août 2022. 

[9] « Mais nous avons un point commun : notre sexe longtemps désigné comme faible, le sexe féminin. Nous refusons que le mot qui nous relie soit effacé au profit d’étiquettes qui nous divisent » (ibid.).

[10] Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949, chap. 2.

[11] Christine Delphy, « Le patriarcat, le féminisme et leurs intellectuelles », Nouvelles Questions féministes, no 2,‎ 1981, p. 65.

[12] Andrea Dworkin, Right-Wing Women: The Politics of Domesticated Females, New York, Women’s Press, 1983, p. 13.

[13] Ibid., p. 144.

[14] Ces “nouvelles femmes de droite” […] tentent de redéfinir le contenu de la cause des femmes. Femmes de droite parce qu’elles se positionnent contre les féminismes […]. Nouvelles parce qu’elles se distinguent de leurs prédécesseuses par leur rapport à l’égalité, leur sociologie et leur mode d’action. » (Magali Della Sudda, Les Nouvelles Femmes de droite, Marseille, Hors d’atteinte, 2022, p. 31). 

[15] Caroll Riddell, « Divided Sisterhood: A Critical Review of Janice Raymond’s The Transsexual Empire », in S. Stryker et S. Whittle (dir.), The Transgender Studies Reader, Londres Routledge, 2006, p. 146.

[16] En français, « retour de bâton » ou « contrecoup », il s’agit d’une campagne politique et médiatique réactionnaire visant à contrecarrer la progression du militantisme progressiste (notamment féministe). L’autrice féministe états-unienne Susan Faludi a décrit ce phénomène dans un ouvrage portant ce titre. 

[17] Vincent Jolly, « Quand des transsexuels veulent l’effacement de la femme », Le Figaro, 28 octobre 2022. Notons que l’URL parle de « mort des femmes », signe qu’un titre encore plus outrancier a été corrigé depuis… Voir : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/wokisme-quand-des-transsexuels-veulent-la-mort-des-femmes-20221028

[18] Les femmes trans « remplacent » les femmes cis en devenant des femmes ; les hommes trans, eux, « remplacent » les femmes en cessant d’en être.

[19] Lily Alexandre, « The Feminist to Far-Right Pipeline », YouTube, 26 mars 2024.

[20] Julia Serrano, « Autogynephilia: A Scientific Review, Feminist Analysis, and Alternative “Embodiment Fantasies” Model », The Sociological Review, vol. 68, n° 4, 2020, p. 763-778.

[21] Voir Devin Dwyer, « Supreme Court Allows Idaho to Enforce Ban on Gender-Affirming Care for Minors », ABC News, 16 avril 2024.

[22]German Lopez, « Women Are Getting Harassed in Bathrooms Because of Anti-Transgender Hysteria », Vox, 19 mai 2016.

[23] Josh Milton, « “Gender-Critical Feminist” Posie Parker Wants Men with Guns to Start Using Women’s Toilets », Pink News, 30 janvier 2021.

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