À lire un extrait de « Faites place : novices en lutte », de Sélim Smaoui
Sélim Smaoui, Faites place : novices en lutte, Paris, Textuel, 2017, 128 pages, 13,90€.
Une expérience critiquée
Ces expériences d’occupation méritent d’autant plus d’être restituées car elles sont souvent embrumées par un certain nombre d’attaques, d’interrogations ou même d’appréciations bienveillantes, qui imposent une lecture exclusive de l’évènement.
C’est ainsi que d’un côté, Nuit Debout fut disqualifié. Outre les appels explicites à déloger les participants au nom de l’état d’urgence et les commentaires regrettant que les « lieux publics » soient « privatisés », l’évènement était dénigré par bien des commentateurs autorisés. Cette défiance empruntait les voies détournées de la dépréciation sociale. Tout comme lors des occupations des places espagnoles en 2011 où, pensant effrayer l’opinion en agitant la menace d’un rassemblement de « punks à chiens » (perroflautas), d’aucuns se répandirent en railleries pour stigmatiser les look vestimentaires, Nuit Debout n’assemblait selon ses détracteurs qu’un amas d’« oisifs » et de « gauchistes petit-bourgeois ». Ce dédain caricatural n’exprimait rien d’autre qu’un procès en compétence et en légitimité politiques. Les gesticulations anecdotiques de ces assistés, flâneurs et autres traînards sans foi ni loi, qui vivraient hors du « réel » et qui osaient parler politique par-dessus le marché, ne valaient pas une heure de peine, disaient-ils. Ces « bobos » ne faisaient d’ailleurs que singer Mai 68, persistaient-ils en se désolant de voir ainsi flétrie la mémoire d’une lutte dont ils étaient devenus étonnamment les nouveaux gardiens. Ce désaveu quasi-machinal se doublait de la traque du moindre signe d’un « essoufflement ». Toujours à l’affût des fausses notes, se tenant fins prêts à « condamner » tel ou tel évènement, ces arbitres des élégances annonçaient l’« échec » du mouvement à intervalles réguliers. Sans que jamais les critères d’une telle débâcle soient sérieusement définis, cette sentence était toujours assénée avec diligence, à tel point que l’on aurait cru que cet « échec » signât une victoire pour certains. Il y avait lieu de se demander d’ailleurs si un tel empressement à siffler la fin de la partie n’était pas pour entraîner cette seule satisfaction. Quoi qu’il en soit, ce n’était certainement pas à partir de ces analyses à l’emporte-pièce, hors sols et fort attendues, que pouvait s’apprécier de quoi il retournait sur la Place.
Pour des raisons plus intéressantes, et d’une tout autre nature, certains points de vue militants pouvaient aussi altérer la lecture de ce que fut cet évènement. Tout bienveillants et solidaires qu’ils pouvaient se montrer, les militants expérimentés étaient disposés à véhiculer une interprétation située de Nuit Debout. Bien sûr, l’espace du militantisme n’est pas homogène, les positions de chacun nullement écrêtées et l’intérêt manifesté pour l’évènement en aucun cas identique. Pour autant, on peut tracer un commun dénominateur : par-delà leurs différences, les militants étaient d’emblée en position d’évaluer le mouvement. Car nous parlons là d’individus outillés, aux regards affûtés, rompus à la lutte, souvent porteurs de stratégies mûries. Des militants formés, donc, toujours enclins à jauger des écarts ou du bien-fondé de l’occupation selon une grille de lecture. Certaines prises de distance précoces pouvaient en témoigner. Qu’il s’agisse de souligner que ce rassemblement était porteur d’un « agenda politique » qui ne correspondait pas à celui défendu[1] ou d’afficher des antagonismes d’ores et déjà existants avec des tendances présentes à Nuit Debout[2], certains collectifs, qui se tinrent en marge, avaient d’emblée appréhendé l’évènement selon des critères préexistants.
Mais il en allait de même à Répu’ où tous n’étaient pas des novices, loin s’en faut. Beaucoup de militants s’y engagèrent. Ceux-ci s’adaptèrent certes aux formes d’organisation en vigueur. Ils animèrent la vie du mouvement et eurent, nous le verrons tout le long de ce livre, un rôle de choix dans la formation des plus novices. Ces militants se retrouvaient, toutefois, à devoir agir dans un espace non routinier. Un dépaysement que révélaient d’ailleurs les principaux intéressés. Interviewés sur leurs expériences sur la Place, les plus endurcis dressaient un long inventaire de tout ce qui, dans le mouvement, dérogeait selon eux aux canons de la lutte véritable. Ce décalage entre les habitudes et la situation vécue n’a rien d’étonnant. Sur la Place, les militants se tenaient face à un public fort hétérogène à mobiliser. Ils devaient tirer leur épingle du jeu face à des collectifs divers et aux stratégies opposées. Ils avaient souvent à être partie prenante d’initiatives qui détonaient avec leurs pratiques courantes. Et à ronger leur frein devant des procédés qui leur semblaient parfois incongrus.
Tout en étant des acteurs de Répu’, ils durent composer avec un espace fluide, composite, qu’ils peinaient à contrôler. Et se retrouver bien obligés à bricoler des initiatives contre vents et marées pour influer sur le sens du mouvement. L’orienter sur les voies urgentes de l’insurrection, l’éconduire vers celles de l’activisme non-violent, le recentrer sur l’impératif immédiat de la lutte contre la loi Travail, abréger le rythme appesanti de la délibération « citoyenne »… des initiatives menées par diverses composantes, certes, mais qui partageaient un même sentiment de naviguer à contre-courant, tant les aspirations et les stratégies étaient discordantes. En cet espace hétéroclite, les objectifs précis de tel ou tel groupe militant étaient contrariés, si bien que les critiques fusaient. Pour les uns, les activités qui se déroulaient sur la Place détournaient le mouvement des priorités, d’autres regrettaient son « pacifisme », que l’identité anticapitaliste du mouvement soit minorée, ou encore qu’il s’égare dans un dédale de procédures chronophages…
Aussi, même si beaucoup y prirent part et en tirèrent parti, le rapport de nombreux militants à la Place n’était pas dénué de réserves. Souvent interrogateur, il pouvait même être conflictuel. C’est ainsi que, les semaines passant, divers groupes partageant un même terrain d’entente stratégique se replièrent et se coupèrent des autres composantes du mouvement, quand d’autres se détournèrent très vite de la Place pour fomenter leurs stratégies de lutte en d’autres lieux[3]. D’autres encore, considéraient que la lutte authentique se déployait en d’autres espaces (comme le Cortège de tête des manifestations).
Les aspirations militantes ont donc souvent été frustrées. Si bien que les narrations de ce que fut Nuit Debout peuvent emprunter aujourd’hui au registre de l’occasion manquée, de l’insatisfaction, voire de la critique frontale de cette forme d’activisme. Mais aussi justifiées qu’elles puissent être sur le plan du constat stratégique, ces critiques qui ne retiennent que les seules failles de l’évènement, éclipsent ce qu’il a eu de novateur pour nombre d’inexpérimentés.
Un troisième régime de critique relève enfin du « sens commun ». Il s’interroge sur ce qui a été « décidé », questionne l’« utilité » de cet évènement et cherche à en savoir plus sur ses « résultats ». Qu’elles soient porteuses d’une curiosité sincère, ou qu’elles laissent planer un doute sur l’intérêt de ces occupations, ces questions sont légitimes. Faute de pouvoir identifier de « résultats » tangibles, il y a lieu de se demander si la Place de la République ne fut prise d’agitation qu’en pure perte. Un verdict d’autant plus motivé que Nuit Debout représentait la séquence d’une large mobilisation menée contre une loi qui fut adoptée : cet « échec » général justifiait que l’on demande des comptes sur l’utilité de cet évènement énigmatique. « Que reste-t-il de Nuit Debout ? » est cette question d’ailleurs que les médias se posent avec le plus de récurrence.
Cette soif de résultats, qu’Occupy Wall Street n’avait pas non plus étanchée selon des analystes[4], ne pèche-t-elle pas par excès d’impatience ? Car s’attendre à des résultats immédiats relève de l’incantation. Cela n’a de sens que si l’on fait fi de la lenteur du temps politique. Or toute mobilisation politique émergente doit se plier à de lourdes contraintes d’organisation, a fortiori lorsqu’elle prend les traits d’une expérience aussi foisonnante qu’inédite pour celles et ceux qui y prennent part. Il n’est ensuite pas si sûr que les occupations de place aient toujours vocation à satisfaire des résultats sur-le-champ. Elles sont des expériences politiques en soi. Elles découpent un espace-temps, tissé de rencontres, d’échanges et de découvertes, lors duquel tout se met à plat. Pour avoir des réponses, encore faut-il au préalable avoir formulé les questions. Demander à ce qu’émergent des solutions collectives dans l’instant, c’est méconnaître que pour bien des participants, la Place représentait avant tout un lieu où se révélaient et se formulaient des problèmes communs. Et dont beaucoup n’avaient pas une conscience nette. Enfin, c’est se méprendre sur l’échelle d’observation. Si les effets généraux des occupations peuvent sembler inexistants, doit-on tenir pour négligeable ce qu’elles ont pu avoir de transformateur pour nombre de leur protagonistes ?
D’autres discours pourraient être évoqués. Comme les analyses qui dévoilent le « sens ultime » de cet évènement en invoquant quelque théorie univoque, ou qui regrettent encore que le mouvement ait été travaillé par des cadres hégémoniques implicites (mais quel mouvement y échappe a priori ?). Positions à coup sûr stimulantes, mais qui passent à la trappe les expériences concrètes des participants qui seront restituées dans ce livre.
Par-delà Nuit Debout : l’expérience vécue de l’occupation
Pour cela, une précision s’impose. Nous traiterons moins du mouvement Nuit Debout que de l’expérience vécue de l’occupation. Une distinction étonnante à première vue, mais qui se justifie pour plusieurs raisons.
Beaucoup considèrent « Nuit Debout » comme un tout homogène. À tel point qu’on peut lire et entendre que Nuit Debout a défendu telle ligne ou critiqué telle chose. Si le consensus y était recherché, ce fut en réalité un mouvement traversé en permanence par des luttes internes. Il mettait aux prises différentes tendances qui cherchaient à en monopoliser le sens. De même, s’il apparaissait que des acteurs issus d’horizons différents se réclamaient de Nuit Debout et se fondaient dans une même et unique Assemblée, ce constat ne vaut que pour les premiers jours. Car les semaines passant, le mouvement devenait polycentrique. Dans les faits, l’Assemblée peinait à être un pivot du mouvement. Surtout, les groupes se réclamant du mouvement vaquaient de plus en plus à leurs occupations spécifiques. La Place de la République était le lieu de coexistence de positions disparates et d’activités parallèles. Or, nous le verrons, c’est moins l’adhésion au label « Nuit Debout » que la relation entretenue continuellement avec cette disparité qui est au centre de l’expérience vécue des occupants.
De façon similaire, et par abus de langage, il est courant de dire que Nuit Debout a fait ceci, est ou a été cela. En parler comme d’une entité agissante ou d’un donné, déjà fixé et déterminé, relève de l’anthropomorphisme. La dynamique vivante, labile et changeante de l’occupation est comme dissolue par cette personnification. Dans les faits, l’occupation était un chantier permanent. Restaurée de jour en jour, elle était ce lieu où les individus se rendaient pour se retrouver et agir, sans qu’ils sachent par avance de quoi demain allait être fait. Elle était une expérience inscrite dans un temps évolutif et incertain. Or, ce rapport à la variation continuelle des évènements constitue aussi l’expérience de l’occupant.
Nuit Debout était pourtant dotée de structures ainsi que d’un certain nombre de règles internes. « C’est un mouvement qui a une existence ! », pourrait-on nous rétorquer. Personne ne dit le contraire et, de fait, un cadre donnait consistance à ce mouvement (Assemblée populaire, Commissions, etc.). Sauf que l’occupation ne se résumait pas à ces « instances ». Ne rendre compte de ce qu’il se passait en cet espace qu’à travers le cadre qui lui donnait forme serait réducteur. De la même manière qu’à l’École, on n’apprend pas uniquement à lire et à compter comme l’affichent les programmes, mais aussi à s’ennuyer, tricher, séduire ou ruser avec l’autorité[5], les expériences vécues à Répu’ ne dérivaient pas uniquement des objectifs affichés par les « instances », d’ailleurs précaires, de Nuit Debout. L’expérience de l’occupation était tramée d’évènements imprévus, de situations circonstancielles, de dynamiques, en somme, qui dépassaient largement ce qui était explicitement dit et organisé. Raison pour laquelle ce récit débordera ce qu’il se passait dans les seules assemblées et commissions.
Pour les mêmes raisons, et dernier point, tout le long de leur engagement, les occupants ne se sont pas contentés de participer à des actions labellisées « Nuit Debout ». C’est là toute la spécificité d’une occupation qui fut branchée sur le contexte général des mobilisations contre la loi Travail. Les occupants participèrent à d’innombrables activités organisées dans le cadre de ce printemps social (manifestations syndicales, cortèges autonomes, actions de blocage…). L’occupation de la Place, nous le verrons, a souvent été un tremplin vers des activités indépendantes de Nuit Debout, mais auxquelles les nuitdeboutistes prenaient part en vertu de leur statut d’occupant de la Place de la République.
Partir de l’expérience des participants, suivre leurs déambulations, les inscrire dans un temps flottant… Les expériences des nuitdeboutistes allaient bien au-delà des activités que l’on associe usuellement à Nuit Debout.
En cela, la démonstration déployée dans ce livre trouvera ancrage dans l’expérience incarnée et quotidienne de ce mode de mobilisation.
Notes
[1] « Nuit (blanche) Debout : Comment sortir de l’entre-soi », communiqué du Parti des Indigènes de la République, 22 avril 2016.
[2] « Ruffin et Lordon, une nuit à dormir debout », texte du collectif Les Enragés, 23 avril 2016.
[3] Comme les Comités Action qui se réunissaient à la bourse du Travail à partir du 6 avril 2016.
[4] Voir, « Occuper Wall Street, un mouvement tombé amoureux de lui-même », Thomas Frank, Le Monde diplomatique, janvier 2013. Voir la réponse à cet article de Nicolas Haeringer dans « Occupy Wall Street : fin ou début du mouvement ? », La Revue des Livres, mars-avril 2013.
[5] Voir Bernard Lahire, L’Esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2005, p. 143.