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Dans son dernier ouvrage paru aux éditions Hors d’Atteinte, intitulé Les Nouvelles femmes de droite, Magali Della Sudda analyse l’émergence de mobilisations de nouvelles femmes de droite et s’attache à expliquer les changements dans la participation politique féminine. En s’appuyant sur une enquête réalisée entre 2014 et 2020 à partir des discours des organisations et de leurs porte-paroles, et d’entretiens réalisés dans la période post-Manif Pour Tous, l’ouvrage met au jour les renouvellements du nationalisme féminin en France.

L’autrice montre notamment que, si les jeunes femmes engagées à l’extrême-droite rejettent une grande partie des mouvements féministes qu’elles qualifient de « néoféministes » (p. 5), leur engagement est cependant marqué par la norme égalitaire ainsi que par de nombreux acquis du féminisme. Analysées à travers le prisme du fémonationalisme, la mobilisation de groupes de femmes politisées à droite et à l’extrême-droite met alors en évidence la généralisation d’une norme égalitaire, réinterprétée à travers une logique nationaliste et identitaire s’appuyant sur une forte racialisation du sexisme. 

Le troisième chapitre du livre revient sur la manière dont le militantisme nationaliste féminin reprend à son compte des éléments liés au féminisme et à la cause des femmes à des fins identitaires et d’exclusion.

Chapitre 3 : Fémonationalismes contemporains

À côté des Caryatides, section féminine de l’Œuvre française puis du Parti nationaliste français, explicitement antiféministes, existe un militantisme nationaliste féminin qui assume une rhétorique féministe pour définir les contours de l’appartenance nationale et en exclure des groupes et individus en fonction de leur rejet supposé des valeurs d’égalité entre sexes ou sexualités. Cette « rhétorique réactionnaire », qui consiste à retourner l’argumentaire progressiste pour défendre un projet politique conservateur[1], intègre désormais la cause des femmes au Front national.

La désignation de Marine Le Pen comme présidente en 2012 a acté le tournant fémonationaliste du FN. La stratégie de respectabilité, nécessaire à la conquête des suffrages, impose l’intégration du référentiel égalitaire. Le Rassemblement national, qui succède au FN en 2018, reprend pour partie cette stratégie discursive et entend s’imposer comme le véritable champion (toutes catégories) de la cause des femmes. Le succès électoral semble conforter ce choix.

Le gender gap – la différence de participation électorale entre les femmes et les hommes –, jusque-là caractérisée par une moindre préférence de ces dernières pour le Front national, se réduit[2]. Les générations de femmes en âge de voter sont désormais plus enclines à voter ou à dire qu’elles votent pour le Rassemblement national, notamment celles qui appartiennent aux classes populaires ou occupent des professions intermédiaires. Désormais, les femmes tendraient à être des électeurs frontistes comme les hommes.

Les évolutions structurelles qui expliquent ce nouveau rapport au RN se conjuguent à une manière nouvelle de faire de la cause de la nation celle des femmes. Comment s’y décline ce que Sara Farris dénomme le « fémonationalisme » dans ses versions contemporaines ?

3.1 « Le cercle Fraternité », le sujet politique femme au Front national

Le Front national, devenu Rassemblement national, est une formation nationaliste qui jouit d’une position bien installée dans le champ politique. La féminisation du discours entreprise autour de 2012 a permis d’intégrer à la rhétorique frontiste un référentiel égalitaire contemporain[3]. Derrière l’évolution sémantique, le projet politique porté par le FN puis le RN demeure toutefois assez stable, comme l’ont montré Cécile Alduy et Stéphane Wahnich[4]. La rupture principale réside dans la patrimonialisation de la laïcité et son usage contre l’islam, et plus spécifiquement contre une pratique de l’islam jugée particulièrement néfaste pour l’égalité entre les sexes, selon Francesca Scrinzi[5] : plus largement, l’égalité entre hommes et femmes, voire certains droits des femmes sont patrimonialisés afin d’affirmer le primat de la nation française sur d’autres nations et civilisations.

La traduction militante de cette rupture se donne à voir dans la constitution, en 2016, d’un cercle spécifique pour porter la cause des femmes au sein du parti : le Cercle fraternité. Le choix des termes est révélateur de la difficulté du parti à se saisir complètement du « contrat d’égalité » entre les sexes et les sexualités qui régit les sociétés occidentales actuelles, pour reprendre les termes de Réjane Sénac[6]. Il renvoie tout autant à la devise républicaine qu’à la refondation du contrat moral qui lie les citoyens, en insistant sur la notion de solidarité telle qu’elle se décline dans une conception organiciste du monde social.

Le cadrage pro-femmes du Cercle fraternité : « Pour un vrai féminisme #JeVoteMarine »

Officialisant les liens que le Front national entretient avec la contestation de la loi Taubira, le Cercle fraternité voit le jour à la veille de la manifestation du 16 octobre 2016, organisée par La Manif pour tous. Parrainé par le club Idées et Nation de Louis Aliot (né en 1969), il est porté sur les fonts baptismaux lors d’une réunion à l’Assemblée nationale organisée à l’initiative de l’avocat Gilbert Collard (né en 1948), député Front national, et présidée par Agnès Marion (née en 1977), proche de groupes contestataires lyonnais comme Les Enfants des terreaux, conseillère d’arrondissement FN à Lyon depuis 2014 et conseillère régionale Auvergne-Rhône-Alpes depuis 2015.

AGNÈS MARION, UNE COURTIÈRE ENTRE DIFFÉRENTS ESPACES DE MOBILISATION

Née à Sallanches, en Haute-Savoie, Agnès Marion a grandi à Avignon. Élevée dans une famille de droite, scolarisée dans des établissements catholiques, elle a développé un intérêt précoce pour la politique[7]. Ne cachant pas sa foi et assumant une pratique traditionaliste aux confins d’un catholicisme observant et intégriste – allant « régulièrement à des messes de l’ancien rite » –, elle donne cependant l’image d’une femme moderne, séduisante, assumant pleinement sa féminité et mère de six enfants, dont des triplés.

Après son baccalauréat, elle s’installe à Lyon pour suivre une classe préparatoire littéraire chez les Maristes (congrégation laïque masculine enseignante), puis une licence de lettres à l’université Lyon-III et d’histoire de l’art à Lyon-II[8]. Le magazine Famille chrétienne brosse ainsi son portrait : « La politique, Agnès Marion est tombée dedans petite. Du plus loin qu’elle se souvienne, cette Avignonnaise tout juste quadragénaire a toujours connu chez elle des discussions enflammées. Mais c’est en se mariant [en 1997] avec un Lyonnais pure souche, imprimeur et fils d’imprimeur travaillant pour des écoles hors contrat, qu’elle décide de plonger dans le grand bain du militantisme. C’est Bruno Gollnisch, alors professeur à Lyon-III et député européen, qui lui mettra le pied à l’étrier en lui demandant de se présenter aux législatives de 2007. Depuis, elle s’est présentée à toutes les élections, municipales, départementales, régionales… “Ne manquent que les présidentielles”[9]. »

Bruno Gollnisch est un ami de la famille : grâce à lui, dès 2007, Agnès Marion bénéficie ainsi de l’opportunité ouverte par la loi sur la parité. Jeune femme expérimentée et disposant d’un capital social, elle est alors investie aux législatives sur la 10e circonscription du Rhône. Mais c’est à la faveur des municipales de 2014 qu’elle se professionnalise en politique en se présentant comme tête de liste au scrutin du VIIe arrondissement à Lyon. Signataire de la Charte de La Manif pour tous, elle capitalise sur son engagement sans faille dans la contestation contre la loi Taubira, en dépit de la prise de distance assumée des organisateurs de La Manif pour tous avec le Front national entre 2013 et 2016[10]. Elle est élue conseillère du VIIe arrondissement. Elle développe divers réseaux médiatiques, collabore au site de Robert Ménard, Boulevard Voltaire (octobre 2014-décembre 2019) sur le thème de la famille, fustige le féminisme dans le webzine des militantes identitaires Belle et Rebelle. Elle sait entretenir des liens entre différents pôles des droites conservatrices et radicales.

Elle se présente à chaque échéance électorale et entre au conseil régional en 2015 sur la liste du Rassemblement bleu Marine. Lors des élections municipales de 2020, en tête de la liste « Pour l’amour de Lyon », réunissant le Rassemblement national, le Parti chrétien-démocrate et la droite populaire, elle met en œuvre localement le projet d’union des droites qu’elle porte depuis plusieurs années.

Ses différents engagements et mandats font d’elle une femme politique à part entière. Elle sait ménager ses liens avec les membres de différents courants politiques et, au sein du catholicisme, entre différents espaces des catholiques conservateurs. Dans un entretien accordé à L’Incorrect, elle évoque le travail de coalition qu’elle mène à l’échelon local, avec pour objectif une union nationale[11].

Le Cercle fraternité recharge l’argumentaire familialiste du Front national en développant plus spécifiquement une rhétorique destinée aux femmes qui ne les réduit pas au rôle de mère et de gardienne du foyer, comme c’était le cas dans le Front national jusqu’au tournant des années 2010[12], et revendique sa proximité avec la ligne conservatrice défendue par Marion Maréchal-Le Pen. Le discours d’Agnès Marion à la tribune du Trocadéro, lors de la manifestation du 16 octobre 2016, est explicite : « La famille est un rempart contre l’ultralibéralisme où tout est marchand[13]. » L’« opposition absolue du FN au mariage pour tous » est rappelée, ainsi que celle à la « marchandisation des corps ». L’oratrice est ovationnée quand elle demande l’abrogation de la loi Taubira.

Dans cette perspective, le Front national se pose en garant de valeurs démocratiques et libérales telles que l’égalité femmes-hommes et la sécurité des femmes, qui seraient mises en péril par l’islam, comme en témoigne ce tweet de Marine Le Pen en décembre 2015 : « Si nous perdons, le voile sera imposée [sic] à toutes les femmes, la charia remplacera la Constitution, la barbarie s’installera[14]. » Le Cercle confère une dimension nationale à une transformation des cadrages expérimentée lors de la campagne des municipales lyonnaise sous la houlette de Christophe Bonnot et d’Agnès Marion.

Lier la cause des femmes à l’immigration et à la sécurité

À Lyon, l’équipe d’Agnès Marion déploie différentes actions pour redéfinir la notion de « droit des femmes » en déplaçant le droit à disposer de son corps vers le droit de protéger son corps contre les agressions sexistes. Le 9 janvier, les candidates de la liste Lyon bleu Marine rendent hommage aux victimes de viol et lancent une campagne d’affichage titrée « Insultes, agressions sexuelles, viols, stop : le premier des droits des femmes, c’est la sécurité[15]. »

L’opération « Féminin comme », pour le clip de campagne des élections régionales en Rhône-Alpes, participe de ce nouveau cadrage. Une équipe de femmes de tous âges emmenées par Agnès Marion, actives, habillées de jupes et de K-Way®, suivant les codes de la communication politique moderne, est filmée en train de faire campagne dans le métro et dans la rue. Tractant, allant à la rencontre des Lyonnais, elles incarnent une féminité « à la française » associant l’engagement dans l’espace public à l’indépendance. En fond sonore, la chanson de Michel Sardou (dont les compositions appartiennent au répertoire de droite) « Féminin comme », tirée de l’album Musulmanes (1987), illustre le propos : le FN est le parti qui porte la cause des femmes se définissant comme femmes[16].

Le contexte des attentats perpétrés en France par des groupes se réclamant de l’organisation de l’État islamique, ainsi que des agressions sexuelles et des viols commis en nombre lors de la Saint-Sylvestre 2015 à Cologne, en Allemagne, assoient ce recadrage « pro-femmes » du parti, jadis prompt à fustiger le féminisme et loin de faire des droits des femmes une priorité. Francesca Scrinzi y voit une « racialisation du sexisme », autrement dit une formulation en termes racistes de la dénonciation du sexisme[17].

C’est ce filon sécuritaire, associant les violences sexistes à l’immigration extra-européenne et à l’islam, qui est l’axe principal de la campagne présidentielle du Rassemblement bleu Marine envers les femmes. À l’occasion du 8 mars 2017, Journée internationale des droits des femmes, le Cercle fraternité explique dans un communiqué de presse que « les femmes ont besoin de Marine ». La campagne de l’élection présidentielle de 2017 est l’occasion de mettre en avant les femmes et de positionner Marine Le Pen en championne de la lutte contre les principales atteintes qui leur sont faites : l’islam et les politiques d’égalité de genre. Ces prises de positions ne sont pas sans rappeler celles des militantes du Tea Party ou des femmes de la droite alternative ou Alt-right états-unienne, et sont à envisager dans une perspective plus large de redéfinition des alignements politiques.

Ce cercle est moins une structure militante qu’une courroie de transmission où se partagent des réflexions qui articulent très étroitement la cause des femmes à celle de l’identité nationale. Il est défini comme un think tank destiné à irriguer le Rassemblement bleu Marine et à préparer le programme pour l’élection présidentielle de 2017[18]. Cette forme de « fémonationalisme » est à comprendre dans une perspective conservatrice et non comme un soutien au projet politique libéral qui, comme le décrit Sara Farris[19], promeut l’entrée des femmes sur le marché du travail dans une perspective d’égalité de genre. Il participe au contraire d’un projet politique conservateur qui vise à consolider les normes de genre en reconnaissant le rôle spécifique des femmes dans la production et la reproduction de la nation.

C’est ce qu’explique ainsi Agnès Marion lors de l’allocution de lancement du Cercle fraternité[20]. Les droits reproductifs tels que l’interruption volontaire de grossesse ou l’accès à des techniques médicales d’aide à la procréation sont ainsi vivement combattus, comme en témoigne la constante opposition à la procréation médicalement assistée (PMA) pour les femmes célibataires ou lesbiennes. Cette nuance est importante et permet de distinguer ce premier pôle dans l’espace de la cause des femmes d’un second pôle féministe et nationaliste issu d’une évolution interne au féminisme, qui correspond à ce que décrit Sara Farris : le féminisme occidentaliste, ou « féminisme blanc ».

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Illustration : Wikimedia Commons

Notes

[1]         Voir Albert Otto Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, 1991.

[2]         Voir Abdelkarim Amengay, Anja Durovic et Nonna Mayer, « L’impact du genre sur le vote Marine Le Pen », Revue française de science politique, vol. 67, no 6, 2017, p. 1067-1087.

[3]         Voir Réjane Sénac, « “Théorie du genre”, parité, diversité : la novlangue parle-t-elle politique ? », in L’Égalité sous conditions…, op. cit. ; sur la traduction de ce nouveau cadrage en termes électoraux, voir Christophe Lévêque et Matteo Cavallaro, « Le recrutement des canditat·es du Front national durant les élections municipales de 2014 », Revue française de science politique, vol. 70, no 2, 2020, p. 181-201.

[4]         Cécile Alduy et Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots : décryptage du nouveau discours frontiste, Seuil, 2015.

[5]         Francesca Scrinzi, « A “new” National Front? Gender, religion, secularism and the French populist radical right », in Michaela Köttig, Renate Bitzan et Andrea Petö (dir.), Gender and Far Right Politics in Europe, Springer International Publishing, 2017, p. 127-140.

[6]         Réjane Sénac, « “Théorie du genre”, parité, diversité : la novlangue parle-t-elle politique ? », in L’Égalité sous conditions…, op. cit.

[7]         Charles-Henri d’Andigné, « Agnès Marion, Front national : candidate antisystème », Famille chrétienne, 29 mai 2017.

[8]         Agnès Marion, site de campagne 2020, La Métropole du bon sens (blog), 6 avril 2020 (lametropoledubonsens.fr/agnes-marion).

[9]         Charles-Henri d’Andigné, « Agnès Marion, Front national »… , art. cité.

[10]       Voir Agnès Marion, « La Manif est “pour tous” sauf pour le FN… », Boulevard Voltaire (blog), 18 octobre 2014 (bvoltaire.fr/manif-sauf-fn).

[11]       Bruno Larebière, « Agnès Marion : “Laurent Wauquiez croit-il vraiment qu’il va pouvoir conquérir, seul, le pouvoir ?” », L’Incorrect, 22 janvier 2018.

[12]       Voir Claudie Lesselier et Fiammetta Venner (dir.), L’Extrême Droite et les femmes…, op. cit.

[13]       Agnès Marion sur La Manif pour tous, 16 octobre 2016 (disponible sur youtube.com).

[14]       @MLP_officiel, 3 décembre 2015, 10 h 00.

[15]       « Violeur du 8e : les candidates du FN rendent hommage aux victimes », lyonmag.com, 9 janvier 2014.

[16]       Front national et Christophe Boudot, Régionales FN 2015 : opération « Féminin comme » ! 4 décembre 2015 (disponible sur youtube.com).

[17]       Francesca Scrinzi, « Caring for the nation. Men and women activists in radical right populist parties, 2012-2014. Final research report to European Research Council », université de Glasgow, 2014.

[18]       Agnès Marion (FN) présente le Cercle fraternité et s’oppose au mariage gay, 20 octobre 2016, Radio Lyon Mag (disponible sur youtube.com).

[19]       Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights: The Rise of Femonationalism, Duke University Press, 2017.

[20]       Lancement Cercle fraternité : intervention d’Agnès Marion, 19 octobre 2016 (disponible sur youtube.com).

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