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Existe-t-il un racisme dans la police française et plus largement en France ? Pendant que se pose doctement la question, s’ignorent les réponses apportées régulièrement par la réalité. Posons-nous encore longuement la question tandis qu’ailleurs est apposée de façon évidente la réponse. Lucidité par-delà l’Atlantique, refus d’obstacle en deçà, le questionnement achoppe sur les impensés et impensables français. Mais oui, posons-nous encore la question…

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Devant le tribunal de la porte de Clichy, la foule jeune et plurielle fait mer humaine, nourrie par des vagues régulières. Les gaz lacrymogènes en clôture la feront houle frondeuse. En attendant, dépassent des pancartes. Hâtives, maladroites, enluminées aussi en application touchante, ces bannières sont brandies par des jeunes dont beaucoup disent que c’est là leur première manifestation. Au-delà du #BlackLivesMatter rassembleur, d’autres mots : « I can’t breathe », « In a racist society, it’s not enough to be non-racist. We must be anti-racist ». Mais se lit aussi « Justice pour Adama », « Je ne peux plus respirer », « Pas de justice, pas de paix ». Les slogans mêlent français et anglais.

Le mimétisme militant joue sa partition mondiale. Tout autant, le militantisme en sa singularité de revendications. Fermons les yeux, rouvrons-les et nous pouvons tout aussi bien être à Minneapolis qu’à Clichy. Mais l’uniforme français, en vague bleue impressionnante de présence, rappelle que nous sommes à Paris. A la frontière plutôt, entre deux mondes : Paris et sa banlieue. La foule unifie cet entre-deux. Le sort réservé à l’américain George Floyd est mis en parallèle avec celui du français Adama Traoré. L’un fait écho à l’autre. L’autre répond à l’un. Comme si les manifestants plongeaient dans la matrice des luttes américaines pour l’égalité afin de mieux innerver leur propre combat.

Un emprunt symbolique qui a pu faire dire que les dénonciations de crimes racistes en France étaient le faux-nez et le vrai masque à l’importation de la « guerre raciale » made in America. Aussi ce cortège pluriel, qui a pourtant rassemblé de 20 000 à 40 000 personnes (80 000 à 100 000 selon le Comité Adama), a-t-il été réduit en confettis d’émeutes urbaines par le broyeur de la mécanique médiatique. Pourquoi ce qui est vu aux Etats-Unis sous l’angle du politique et de la citoyenneté l’est en France sous l’angle du fait divers ? Quand cessera-t-on d’infantiliser et dépolitiser les aspirations à l’égalité des quartiers populaires ?

 

La France, un corps social sans race ?

Truisme : La France n’est pas les Etats-Unis. Certes. Mais constat : la France n’échappe pas à une inflammation raciste constante dont la fièvre déborde désormais. Il faudra bien interroger cette fièvre raciale qui fait irruption et éruption sur un corps pourtant a priori dépourvu de race.

En France, il est possible d’être souverainement raciste tout en affirmant, la main sur le cœur, que les races n’existent pas. La race n’existe pas et pourtant, pourtant le racisme pèse, blesse et tue. Comment ? Quel mystère et tour de passe-passe permettent cette double affirmation qui semble si peu miscible en théorie ? Car à la fin, comment peut-on subir le racisme si n’a pas été accolé sur soi, contre soi, malgré soi, toute une catégorisation mentale et sociale qui pose fondamentalement une division en hiérarchie de l’humanité ? Seulement voilà, la race n’a pas bonne presse en France. La faute à l’usage qui en fut fait pour dominer et parceller le monde, jusqu’à l’acmé de cendres du génocide juif au cœur même de l’Europe. Depuis la race n’existe pas en France. Biffée des textes fondamentaux, reléguée aux musée des horreurs de l’Histoire.

Revenons aux mots qui peuvent attraper, par tous les bouts qui font sens, l’impensé. L’impensable aussi. Qu’est-ce qu’un peuple ? Si on s’en tient à l’étymologie, voilà le Populus latin. Simple, trop simple. Le grec complexifie le mot pour mieux en faire dégorger les modalités d’appartenance au populos latin. Voici d’abord le démos, le peuple politique. Puis le genos, le peuple « né » qui a une commune origine. Enfin l’ethnos, le peuple qui a des coutumes et une culture commune. Autrement dit trois modalités d’appartenance à un corps social : la citoyenneté, la nationalité et l’identité.  En France, tout a été unifié sous le principe universaliste de citoyenneté. Mais hypothèse à dévider : un glissement s’est fait pour encoder dans l’ethnos tout l’imaginaire et théorisation inégalitaire attachés jusque-là au genos. Autrement dit, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, l’inégalité des races se « prouvait » à coup d’études anthropologiques approximatives, taxonomie obsessionnelle et mesures du corps physique de l’homme jugé inférieur. Par la suite, cette même inégalité supposée a été nourrie par des théories tout aussi vaseuses sur la culture, les mœurs, la prétendue supériorité ou infériorité de cultures humaines. C’est le corps social, auquel l’homme dit racisé était censé appartenir, qui était jugé comme portant les stigmates de son infériorité naturelle, naturalisée. Du biologisme au culturalisme, la race s’entêta. Et avec elle, le racisme.

Se devine dès lors l’impasse. Le sens-interdit aussi. La race n’existe pas mais ceux qui la subissent sont accusés de la créer en la dénonçant. Donc en la nommant. La race n’est dès lors pas saisie comme cause mais plutôt comme conséquence. Elle n’est pas comprise dans sa dimension éthologique (comportements, actions) mais dans sa dimension téléologique (comme finalité). En ce sens, la nier revient précisément à la perpétuer. Et là se crée l’insupportable renversement qui fait de la victime la coupable et la responsable du racisme qui la frappe. Et là s’impose l’intenable silence autour de la réalité.

 

Double bind et double blind, injonctions contradictoires et aveuglements

Double bind ou double injonction contradictoire. Double blind ou double aveuglement. Voilà le mal français. La race n’existe pas mais on s’y cogne tous les jours. Elle nous cogne quotidiennement. La race n’existe pas mais elle oblitère des vies. La race n’existe pas mais elle bloque. Non pas en plafond de verre mais en pierres de taille sédimentées par l’histoire, coloniale notamment. Mais pour ceux qui refusent de la voir, tout au plus est-elle un voile léger, une poussière du passé dans l’œil clairvoyant des Lumières. Un anachronisme dont ils se seraient, Dieu merci, libérés. Le fardeau de l’homme blanc n’est plus. Il l’a déposé dans le bûcher de l’Histoire. De la race, faisons table rase. Les cendres en ont été balayées, soufflées. L’homme blanc s’en est libéré. Mais est resté le fardeau de l’homme dit « racisé », lequel n’a jamais cessé de s’alourdir sur son épaule d’être historique. Jusqu’à devoir, en plus de son fardeau originel, porter la négation de la persistance de ce poids racial.

La race n’existe pas car au fond, la race c’est l’autre. Une anecdote. Tous ceux qui ont mis les pieds aux Etats-Unis savent qu’il leur faut remplir une fiche signalétique qui demande de se définir racialement. Il est arrivé qu’un Français pique une colère de devoir qualifier sa propre race. Refus au nom de l’antiracisme opposé à ces butors d’Américains qui décidément n’ont pas atteint le nirvana universaliste, où il n’y a plus, pour paraphraser l’apôtre Paul, ni homme, ni femme, ni blanc, ni noir, ni chrétien, ni juif, ni musulman. Soit. Seulement voilà, notre irascible français, entré en résistance tout seul en refusant de cocher la case « Caucasian », ne s’outrait pas outre mesure que d’autres aient à s’auto-qualifier d’ « African », « Arab », « Asian « . La race n’existe pas pour soi, elle n’est bonne que pour les autres. Alors, alors, attention aux oreilles sensibles, voici une hypothèse qui se murmure parfois : nous sommes tous des êtres racisés. Malgré nous. Voilà le vrai sort commun, et par-là le vrai universalisme. La seule différence est que certains le sont positivement et d’autres négativement.

En attendant, en France, nous voilà comme Galilée devant le Pape Paul V et tout l’aréopage ecclésiastique. Et pourtant, et pourtant, quelque chose ne tourne pas rond dans cette société. Malgré les lois sociales qui découlent de la race, bien que ces lois aient pour certains la même inéluctabilité et pesanteur qu’une loi physique, nous voilà enjoints à nous déjuger. A contredire notre expérience. Le color-blind français, fable rassurante, n’empêche pas qu’en bout de course le marqueur racial soit marqueur social qui pèse sur chaque aspect de la vie. Si aveuglement il y a effectivement, il ne consiste pas à ignorer la couleur de peau mais à en nier sa puissance d’assignation et de réduction.

Voilà pourquoi aussi le climat est parfois si irrespirable en France. I can’t breathe…Me too. Quand les sons et pixels s’emplissent d’analyses à courte vue, tranquillement racistes, on jure encore et toujours, l’innocence en bandoulière, que non, non le racisme n’existe pas. Et que prétendre le contraire est raciste. Puisque la race n’existe pas, vous répète-t-on.

Et cette ruse use. Quand on jongle, selon des intérêts bien prosaïques entre universalisme abstrait et particularismes de bon aloi, cela irrite. Quand, en sophismes accumulés, on accuse ceux-là mêmes qui dénoncent le racisme de créer la race et donc d’être potentiellement racistes, cela s’ébroue et tangue. Quand on pousse l’incohérence jusqu’à accuser ceux-là même qui subissent la violence raciste de l’avoir déclenchée donc de l’avoir méritée, cela se révolte.

Mais là aussi, qu’entend-on ? Que l’être racisé est particulièrement fragile, douillet même. Tout en étant potentiellement dangereux. Épiderme de bébé et cuir épais. Là aussi double bind, regard double, double aveuglement. Le voilà chargé de dangerosité, de violence débordante, de colère ruminée qui attend le moindre prétexte pour exploser. Le « black angry (wo)man », « l’arabe irascible et indiscipliné », le racisé intenable, éruptif. Débordement partout. Qu’il souligne alors ce racisme, le voilà douillette princesse au petit pois d’une France qui l’a si largement comblé de bienfaits. Le voilà aussi corps excessivement fragile, à mourir si rapidement aussi sous toutes ces mains expertes pratiquant le plaquage ventral. Le voilà tout autant ramené à un corps exotique, perclus de maladies congénitales pas-de-chez-nous, drépanocytose comme pour le cas d’Adama Traoré.

 

Déclassement, remplacement et syndrome OAS

Dans les échanges racistes entre policiers de Rouen mis en ligne par Médiapart et ArteRadio, deux point attirent l’attention. D’abord les propos racistes échangés ne sont pas de simples « propos de bar », racisme sans structure ou corpus idéologique. Ils témoignent plutôt d’une inquiétante théorisation de ce racisme, intégrée dans une ossature idéologique construite. Les policiers y parlent d’intersectionnalité, de régénération de la race blanche et de stratégie délibérée de guerre raciale sous couvert de guerre civile. En attendant que parlent les armes, la guerre culturelle ferait rage selon ces policiers. Ce n’est pas là le racisme bas du képi mais une projection politique qui vise le pouvoir.

L’autre point est l’obsession autour de l’homme noir ou arabe perçu beaucoup comme un rival sexuel auprès des femmes blanches. Les échanges auraient pu être ceux d’Incel, ces jeunes hommes célibataires, frustrés affectivement et sexuellement. L’homme noir ou arabe n’y apparaît pas comme un violeur mais plutôt comme un prédateur qui viendrait séduire et subtiliser la femme blanche à son groupe d’origine. L’imaginaire colonial fait entendre sa partition sourde. Dans les propos des policiers, sans même qu’ils fassent eux-mêmes le lien, s’entend une généalogie coloniale dont Mathieu Rigouste a bien remonté la trace. En Algérie française, l’homme arabe a aussi été perçu comme un prédateur et un rival sexuel. Rival par rapport à la femme indigène qui personnifiait à elle-seule la terre conquise et offerte à tout colon. Et potentiel prédateur des femmes blanches.

Pour ces policiers, le « le grand remplacement » théorisé par Renaud Camus et mis au goût du jour par tant de zélotes cathodiques est déjà une réalité. Un avenir en devenir sur lequel ils accolent leur quotidien de fonctionnaire harassé.

« Les gens sont emmurés dans l’Histoire, et l’Histoire est emmurée en eux », écrivait James Baldwin. Ceci vaut pour ces fonctionnaires, emmurés vivants. L’Histoire en eux se répète en bégaiements inconscients. Si les Américains sont emmurés dans une histoire génocidaire et esclavagiste, en France la mémoire reste profondément marquée par le colonialisme et la perte de l’empire. Les modalités d’une guerre sont imposées par les plus forts. Les Etats-Unis se sont construits selon un colonialisme génocidaire des peuples premiers. Puis ils se sont développés selon une domination esclavagiste qui stratifiait la société en colorisme ou mélanisme codifié. Résultat, la société américaine est tétanisée par la peur du massacre. Les tensions communautaires ou raciales font craindre à chaque fois, en persistances rétiniennes historiques, l’extermination. Un seul groupe doit survivre. Les manifestations après la mort de George Floyd se sont accompagnées tout autant d’un fleurissement de milices auto-armées.

La France a bâti son Empire mondial selon un colonialisme de domination dont l’extermination n’était qu’une modalité pour asseoir cette même domination. L’extermination, même féroce, même d’ampleur, n’avait donc pas une visée génocidaire totale puisqu’il fallait bien conserver un nombre conséquent d’indigènes pour exploiter leur force de travail. Un seul groupe doit dominer. Ce paradigme s’est particulièrement cristallisé en Algérie, conquise dans le sang, soumise dans le sang, dominée dans le sang et la sueur. Jusqu’à l’Indépendance qui a abouti pour les Français d’Algérie à un exode déchirant et un remplacement aux commandes du pays par l’indigène. Est-ce pour cela que certains dans la société française semblent tétanisés par l’hypothèse d’un autre « grand remplacement » ? Un remplacement qui serait le fait des descendants d’Algériens, devenus français par l’immigration de leurs parents quand ce même statut était refusé à leurs grands-parents. Un syndrome OAS qui sourd des peurs distillées par des prédicateurs cathodiques qui n’en finissent pas de ruminer la perte de l’Algérie. Car pourquoi ceux-ci s’obstinent-ils à entendre, derrière les revendications d’égalité et dénonciation du racisme, une menace et un renversement ? Ce qui est entendu et compris est parfois aussi significatif que ce qui est dit.

Le « grand remplacement », entendu comme théorie, prétend poser le constat d’une impossible « intégration ». Mais en creux, ne traduit-elle pas plutôt une tétanisation devant ce qui ressemble à une intégration trop bien accomplie. Faisons une hypothèse : et si la théorie du « grand remplacement » avait surgi dans l’espace public français au moment même où les descendants de cette immigration africaine, et singulièrement algérienne, devenaient de plus en plus ostentatoire (le mot est choisi à dessein) dans ce même espace. Des Français qui peuvent prétendre, en micro-remplacements, à des emplois de décision, prémices horrifiques aux yeux de certains à ce remplacement plus large. Répétition du drame algérien où le remplacement pris la forme d’un renversement total par lequel les dominés hier devenaient les maîtres de leur pays. Dialectique du maître et de l’esclave, karma historique, fantasmes…peu importe. La peur est si souvent performative.

Cette hypothèse évidemment se heurte à ce qui nous est dit et montré de cette catégorie de la population française. Mais précisément, plus la réalité indique sa présence dans toutes les strates de la société en mouvement ascendant, plus cette population est stigmatisée au nom d’une prétendue non intégration qui revêtirait les habits nouveaux d’une impossibilité culturelle, de micro-heurts civilisationnels au sein des quartiers populaires. En nouvel encodage de la race acceptable cette fois-ci. Ces quartiers auraient déjà connu évidemment un « grand remplacement » appelé à s’étendre au reste du pays. Le problème demeure que nous sommes nombreux à ne pas reconnaître dans notre réalité et vie ce qui est dit politiquement et médiatiquement de ces quartiers. Là aussi une discordance cognitive intenable parfois. Et pourtant, elle tourne…

 

L’innocence française, forcément innocente et qui innocente

La scène répétée a été saisie lors d’une de ces émissions dites de « dé-bat ». A chaque fois que s’énonçait l’hypothèse d’un problème raciste qui ne serait pas le fait d’individus mais la manifestation d’une structuration inégalitaire de la société, le même regard flottant et de panique de certains intervenants (et parfois du ou de la journaliste passeur de plat) y répondait. Un abîme de perplexité, un gouffre de refus, un refus d’obstacle se créaient soudainement. Comment cela la France est raciste ? Mais n’avons-nous pas eu des ministres noirs et arabes, un chevalier noir, des artistes noirs et arabes ?  Et si le raisonnement est poussé plus loin (avec prudence, orteil précautionneux dans le grand bain de la réalité car c’est fragile ces êtres-là), et que se pose la question de l’égalité réelle et effective (vous savez, la même du triptyque républicain), le barrage se fait. Front du refus net. Non, non, non, la France est nécessairement, ontologiquement, viscéralement égalitaire. Prétendre le contraire à coup d’études sociologiques (Ah le sociologue, ce grand empêcheur du « tout est bien dans le meilleur des mondes »), c’est ébranler trop profondément la société. Non pas tant sa réalité que l’image qu’elle se fait d’elle-même. Dans son innocence.

Sans elle, la société en serait mise à nue. Toute une sociodicée en sortirait laminée. D’abord pour les débatteurs incrédules (souvent mâles, blancs, d’un certain âge, le triptyque gagnant), tous persuadés d’être là où ils sont seulement en raison de leurs mérite personnel. Car suggérer que pèsent sur certains des freins qui plombent leur vie induit a contrario que des facilités imméritées ont présidé à la leur. Inconcevable. Vade retro en credo conjuratoire, « mais la France est universaliste et tout le monde à sa chance ». En théorie. Vous avez dit égalité ? Chiche…

Devant ces questions prégnantes pour une société, c’est aussi la peur d’un déclassement social qui pointe. Et ramenée à la société française, cette peur préfigure la peur d’une perte de puissance, d’une relégation mondiale. Pour pour se déployer, pour se projeter à l’international, la France a besoin de cette fiction de l’innocence. Il est souvent dit que l’Algérie ressasse sa période coloniale, quand bien même celle-ci serait achevée par une guerre de libération victorieuse. Mais qu’en est-il de la France, au-delà des niches raréfiées des nostalgiques de l’Algérie française ? Une mémoire, même diffuse, ne subsiste-t-elle pas qui fait de la perte de l’Algérie le début d’une fin, une France frappée et ébranlée dans sa puissance, son image, sa certitude d’être. Son bon droit qui fonde son bon plaisir. La France n’en finit pas de rassembler les haillons de son empire colonial en multiples « opérations extérieures ». Qu’au sein même de ses frontières « naturelles » et hexagonales, les descendants de cet empire perdu viennent non seulement lui en rappeler la perte mais aussi concurrencer le récit national de l’innocence éternelle par un autre récit perçu comme accusateur a de quoi faire paniquer. Cela relève de la réactivation d’une blessure narcissique intenable. Jamais tenue au fond. Pire, ces descendants, qui figurent l’irruption du Sud qui s’annonce partout au plan international, viennent par leur seule présence interroger la société française, la mettre devant ses non-dits, manquements, points aveugles. En cela, ce sont ces gens descendus dans la rue pour réclamer l’égalité effective devant d’abord la vie et la mort qui sont les vrais citoyens et démocrates. Et certainement pas ces hommes politiques qui brandissent la « République » en relique protectrice, ossement mortuaire figé.

Laissons la voix James Baldwin conclure et nous décrire la société française des années 60. Qu’a-t-il observé qui ne serait pas encore notre présent ? Homme noir qui a vu tous les détails de sa vie, mort, amours, affects, travail, le voilà en France, interrogeant son innocence aveugle, sa large bienveillance universaliste.

Il écrit :

« Les Français étaient encore enlisés dans la guerre d’Indochine quand j’arrivai en France et je vivais à Paris quand Diên Biên Phu tomba. (…). Les Arabes ne faisaient pas partie de l’Indochine mais ils faisaient partie d’un empire qui, visiblement, s’écroulait à toute allure, partie d’une histoire qui arrivait à son dénouement (au sens littéral et douloureux du mot) et se révélait le contraire du mythe que les Français en avaient fait. Les autorités françaises qui gouvernaient les Arabes se voyaient de plus en plus contestées. Incapables de se justifier, n’essayant même pas de le faire, elles se contentaient d’accroître leurs forces de répression (…). Les Français étaient blessés et furieux de voir leur administration de l’Algérie critiquée, surtout par ceux qui la subissaient. (…) On me disait alors, avec un sourire chaleureux, que j’étais différent : le noir américain est très évolué, voyons ! Les Arabes, non ; ils n’étaient pas « civilisés » comme moi. Cela me fut un grand choc de m’entendre traité d’ « être civilisé ». (…) » .

Puis quand Balwin prend la défense des Algériens, il s’entend répondre :

« Les Arabes ne souhaitaient pas être civilisés. Oh ! bien sûr, les Américains ne pouvaient pas comprendre ces gens aussi bien que les Français ; après tout, il y avait presque cent trente ans qu’ils vivaient ensemble en bons termes. Mais les Arabes avaient leurs coutumes, leur langage, leurs dialectes, leurs tribus, leurs régions, une religion différente et les Français n’étaient pas racistes comme les Américains, ils se refusaient à détruire les cultures indigènes. Et puis, l’Arabe cache toujours quelque chose » (1972, James Baldwin, Chassés de la lumière p 36 et 37).

 

Ce texte a été publié initialement sur Ekho.

Illustration : Gordon Parks, «L’Homme invisible», Harlem, New York, 1952.

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