Incendies en Grèce : comment expliquer le désastre ?
Dans cet article, Antonis Ntavanellos analyse les conditions politiques et économiques qui ont conduit au bilan tragique des incendies en Grèce, à savoir la combinaison du réchauffement climatique et d’une décennie de coupes dans les services publics, et avance des pistes pour une riposte populaire.
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Le bilan de ce désastreux mois d’août, pendant lequel les températures et la sécheresse ont atteint des niveaux records, même pour un pays au climat chaud et sec comme la Grèce, est littéralement tragique : des incendies incontrôlables aux proportions gigantesques dans l’île d’Eubée, en Attique, dans le Péloponnèse et dans d’autres régions ont réduit en cendres plus de 1 200 000 hectares de forêt. Cette perte massive est encore plus lourde pour un pays comme la Grèce, où le ratio entre espaces verts et population est le plus faible de tous les pays d’Europe.
Les conséquences déjà visibles sont graves : des milliers de personnes ont vu leur résidence détruite, tandis qu’un nombre encore plus grand a perdu son emploi (éleveurs, agriculteurs, apiculteurs, petites entreprises touristiques familiales, etc.). Toutefois, les conséquences non visibles sont encore plus menaçantes : on sait qu’aux vagues de chaleur estivales succèdent les pluies d’automne qui lessivent les sols des coteaux dépourvus de couverture forestière, provoquant inondations et glissements de terrain qui menacent les villages et les petites villes.
Dans les dures conditions du paysage méditerranéen, la disparition des forêts s’accompagne généralement de la perte de terres fertiles, car l’érosion liée aux vents et à la pluie les transforme en terrain rocheux. Les grandes villes, et en particulier Athènes, seront également confrontées à de graves problèmes. Lors des incendies de cette année, les derniers « poumons verts » de l’Attique ont succombé et la vie dans cette capitale anarchique de près de 4 millions d’habitants va devenir encore plus difficile, surtout pour les couches pauvres qui s’entassent dans les quartiers denses du centre-ville et de la banlieue ouest. Ce n’est pas une coïncidence si, depuis un certain temps déjà, les couches aisées abandonnent leurs résidences traditionnelles du centre-ville pour s’installer dans les banlieues nouvellement construites du nord et de la côte sud.
Les responsabilités gouvernementales
Face à cette catastrophe, le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis a réagi dans la panique. Il a abandonné toute tentative de contenir les incendies (dans l’île d’Eubée, ils ne se sont arrêtés que lorsqu’ils ont atteint la mer) et a envoyé des directives successives à la population menacée des villages, et même des petites villes, pour qu’elle évacue immédiatement les lieux. Cet acte de reddition de la machine étatique est devenu si évident qu’une grande partie de la population ne s’est pas conformée aux ordres d’évacuation, malgré l’imminence de la menace.
Les plus défavorisés, et surtout les jeunes, sans formation adéquate ni moyens nécessaires, sont restés sur place et ont lutté pour sauver leurs villages, leurs proches, les bêtes et leurs champs. Tout ce qui a été sauvé – y compris d’importantes parties de forêt – l’a été grâce à leur abnégation, au travail acharné des rares pompiers et aux groupes de volontaires qui se sont précipités à leur secours.
Le lendemain de la catastrophe, Kyriakos Mitsotakis a tenté de défausser son gouvernement de toute responsabilité en mettant l’accent sur la crise climatique. Cette reconnaissance publique de la menace climatique, bien que très tardive, est sans aucun doute justifiée : la vague de chaleur et la sécheresse prolongées de cette année ont atteint des niveaux inédits, même pour les normes de chaleur et de sécheresse de l’été grec. Mais, dans les lèvres de Mitsotakis et des représentants du gouvernement, cet argument relève de la pure hypocrisie. La crise climatique n’est pas un phénomène nouveau. De nombreux rapports de l’Office des forêts ont averti le gouvernement que les conditions météorologiques prévues transformeraient les forêts de pins du centre et du sud de la Grèce en matériau hautement inflammable.
Toutefois, lorsque les politiciens de droite commencent à parler de la crise climatique, il y a davantage que la traditionnelle (et attendue) hypocrisie gouvernementale. Ce discours prépare le terrain idéologique pour que les projets de « reconstruction » des territoires dévastés soient conformes à l’orientation néolibérale de la droite grecque. La « politique verte » de Mitsotakis et de ses semblables revient à céder la gestion des forêts, la gestion de l’espace public, et même la gestion des catastrophes naturelles, au secteur privé et à l’entrepreneuriat.
Il y a vingt ou trente ans, les mêmes affirmaient que la seule réponse viable à l’austérité et au chômage était de « libérer le marché ». Dans la même veine, ils affirment aujourd’hui que la seule réponse viable à la crise climatique consiste à « libérer » les appétits du capital pour qu’il puisse étendre ses activités aux forêts, aux montagnes, à l’eau et à l’air. Déjà dans l’île d’Eubée, les vautours du « libre marché » sont appelés par le gouvernement à jouer un rôle de premier plan dans la reconstruction de la région détruite. Parmi ces vautours, on trouve les grandes entreprises du BTP qui, avant ces incendies, avaient manifesté leur intérêt pour la construction d’énormes parcs d’éoliennes dans les forêts denses du nord de l’île. Le rejet de leurs offres précédentes par l’Office des forêts et les municipalités concernées (même celles contrôlées par la droite) alimente maintenant les soupçons des habitants du Nord d’Eubée sur l’éventualité d’une origine criminelle des incendies.
La dévastation des années d’austérité et de mise sous tutelle par l’Union européenne
Nul besoin pourtant de se référer à des théories du complot pour comprendre que les politiques mises en œuvre depuis plus d’une décennie ont joué le rôle du pyromane. Si les incendies désastreux de cet été ont pris de telles proportions c’est parce que les effets de la crise climatique se sont combinés à ceux des années d’austérité sévère et de coupes budgétaires dans le secteur public, en particulier dans la partie du secteur public qui concerne les conditions de vie des couches populaires.
Les services d’incendie et de secours se sont retrouvés avec, en tout et pour tout, 250 pompiers (!) dans les unités motorisées et 1200 pompiers dans les unités au sol, des effectifs dérisoires pour couvrir les besoins de tout le pays. Jusqu’à l’année dernière, ces unités étaient complétées par des pompiers saisonniers qui n’étaient pas vraiment formés. Ils étaient embauchés pour l’été et ensuite licenciés. Mais, cette année, le gouvernement a refusé de renouveler l’embauche de 5 000 pompiers saisonniers malgré les avertissements sur les dangers extrêmes attendus
Selon les chiffres rendus publics par la Fédération des pompiers de Grèce, le budget alloué à la brigade contre le feu est passé de 452 millions d’euros en 2009 à 354 millions en 2017, et n’a pas été suffisamment revalorisé depuis. Son porte-parole a précisé qu’au moins 3 000 pompiers supplémentaires et des renforts conséquents dans les airs auraient été nécessaires pour faire face à des foyers multiples et dispersés comme ceux des incendies de cet été.
Or, les équipements disponibles sont vétustes et notoirement insuffisants. La flotte est constituée de neuf Canadairs SL-215 vieillissants qui ne peuvent pas décoller lorsque la température dépasse 38 °C (elle a dépassé les 40° pendant plus de deux semaines cet été). Sur les soixante-quatorze bombardiers et hélicoptères théoriquement disponibles, certains étaient en cours d’entretien au moment des incendies, d’autres disposés dans des aéroports trop éloignés. Le vice-ministre de la protection civile, Nikos Hardalias lui-même admis qu’au final seuls vingt appareils étaient simultanément opérationnels pour éteindre les incendies sur l’île d’Eubée, en Attique et dans le Péloponnèse.
Le nombre de garde-forestiers a lui aussi été drastiquement réduit durant la décennie d’austérité imposée par les trois Mémorandums signés avec l’Union européenne par les gouvernements grecs qui se sont succédés depuis 2010. Selon l’Union nationale des employés des services forestiers, il est ainsi passé de 1 200 à 500 (!). Seulement 1,4 million d’euros ont été alloués à ces mêmes services cette année. Les problèmes de gestion des forêts, qui se posent en Grèce depuis des années, ne cessent ainsi de s’aggraver : débroussaillage des champs, l’élagage des arbres, les chemins d’accès pour les pompiers et les citernes dans les forêts sont quasi-inexistants. Ces chiffres choquants le deviennent encore plus si l’on tient compte des conséquences qu’entraînent les coupes budgétaires dans d’autres secteurs concernés, par exemple, celui de l’entretien du réseau électrique, qui, dans de nombreux cas, est responsable du déclenchement des incendies.
Le délitement des services de luttes contre les incendies a entraîné une augmentation considérable des effets annuels de chaque incendie majeur au cours des années qui ont suivi la crise économique : de 600 hectares détruits pour chaque feu d’ampleur en 2008 on passe à 2000 hectares en 2020. Cette année, plus de 120 000 hectares ont brûlé selon le Système européen d’information sur les feux de forêts (EFFIS), alors qu’en moyenne, entre 2008 et 2020, 9 600 hectares brûlaient annuellement. Seul l’été 2007 a été plus destructeur, lorsque plus de 250 000 hectares ont été carbonisés. Soixante-dix-sept personnes avaient alors perdu la vie, contre trois cette année. Le résultat final est que la catastrophe en Grèce a été comparativement plus importante que dans n’importe quel autre pays de la région. Les étendues ravagées par le feu ne peuvent être comparées qu’à celles de l’Italie (près de 160 000 hectares) et de la Turquie voisine (près de 150 000 hectares), des pays dont la taille est de trois à six fois supérieure à celle de la Grèce.
Quelle riposte populaire ?
La classe dominante sait que dans la période à venir, elle devra combiner la gestion de la crise climatique et la gestion de la crise socio-économique. Le mouvement ouvrier et la gauche doivent faire de même.
Malheureusement, sur ce terrain crucial, les nouvelles ne sont pas bonnes. Syriza a choisi (dans un tel contexte !) d’afficher sa posture d’opposition « responsable » et « constructive ». Au-delà de quelques exercices de rhétorique facile, Alexis Tsipras a demandé à Mitsotakis de prendre des initiatives visant au « consensus national » face à l’effort de « reconstruction » des territoires détruits. Il est en fait resté en retrait par rapport à Fofi Genimata, l’actuelle dirigeante du PASOK, qui a au moins demandé la démission de certains ministres. Le représentant de Syriza au Parlement européen, Stelios Kouloglou, a affirmé que la ligne politique de Tsipras est « l’opposition la plus soft depuis la chute de la junte militaire ».
Cette orientation n’est pourtant pas en phase avec l’humeur populaire. Les cris des victimes de l’incendie « On nous a laissés tout seuls ! » ont résonné dans tous les foyers. Sur les réseaux sociaux, le hashtag « Mitsotakis va te faire foutre » est devenu viral. Dans l’île d’Eubée, la première manifestation massive – avec plus de 3 000 participant·e·s – contre le gouvernement a été organisée, le 21 août, près du village de Strofilia, par le syndicat des travailleurs forestiers ainsi que les comités de victimes d’incendies.
Il est très courant actuellement de relever des références au mot d’ordre « seul le peuple peut sauver le peuple ». La gauche radicale et anticapitaliste a organisé, le 9 août, la première manifestation contre le gouvernement à Athènes, avec une participation honorable malgré les conditions difficiles de l’été athénien.
Un lecteur expérimenté de la presse peut relever que, pour la première fois depuis la victoire électorale de Nouvelle Démocratie en 2019, la confiance et l’arrogance des politiciens de droite ne sont plus de mise. Kyriakos Mitsotakis doit déjà affronter la colère populaire. Une telle situation est le carburant parfait pour un basculement de la situation. Le « temps politique » devient plus dense. D’autant que, après les désastreux incendies de l’été, le gouvernement n’a guère le temps de reprendre son souffle. La pandémie de Covid fait de nouveau rage, les scientifiques avertissent que la prochaine vague sera encore plus intense, et l’ouverture des écoles est prévue pour le 13 septembre… Il est possible de renverser ce gouvernement, à condition qu’il y ait un pôle significatif qui puisse prendre l’initiative de le faire chuter.
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Antonis Ntavanellos est un ancien membre du secrétariat de Syriza, et l’un des principaux dirigeants de DEA (Gauche Ouvrière Internationaliste), organisation qui a quitté Syriza après la capitulation de l’été 2015.
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Illustration : Lesnoi pozhar, Aleksei Kuz’mich Denisov-Uralsky, peintre russe, 1900.
Une première version de ce texte a été publiée sur le site d’A l’encontre le 25 août 2021. Elle a été complétée par l’auteur et la traduction a été revue par Stathis Kouvélakis.