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Sous la pression de ses contradictions internes, la mondialisation du capital implose, accumulant les crises (économiques, sociales, financières, sanitaires, écologiques) et précipite le monde dans une nouvelle ère d’affrontements et de guerres inter-impérialistes. L’invasion de l’Ukraine par l’impérialisme russe est le dernier symptôme en date de cette réorganisation des rapports de force entres les multiples pôles impérialistes (Etats-Unis, Union européenne, Japon, Chine, Russie). Et, depuis le début du conflit, le lavage des cerveaux, auquel s’adonnent avec jouissance les grands médias et les intellectuels en treillis qui y ont porte ouverte, distille une hystérie guerrière qui asphyxie la pensée.  Toute tentative d’expliquer et de comprendre comment nous en sommes arrivés là, est immédiatement disqualifiée, voire dénoncée, comme pro-russe ou crypto-russe, accusée de chercher des circonstances atténuantes à l’agression russe. Malheureusement, une partie de la gauche qui se veut radicale participe à sa façon à cet « état de guerre » qui s’empare des esprits.

 

Un récit unilatéral

Il ne suffit plus de reconnaître la responsabilité première de Poutine dans le déclenchement de la guerre et de condamner avec fermeté son agression impérialiste. Il ne suffit pas d’exiger le cessez-le feu et le retrait immédiat des troupes russes du territoire ukrainien. Il ne suffit pas de reconnaître le droit du peuple ukrainien à l’autodétermination et de proclamer haut et fort notre solidarité avec lui. Il ne suffit pas de dénoncer le régime absolutiste du capitalisme russe. Il ne suffit pas de soutenir tous ceux et toutes celles qui, en Russie même, s’opposent à la guerre au risque de leur liberté et de leur vie. Non, tout cela ne suffit pas.

Pour être conforme au récit dominant (car il ne s’agit que d’un récit et non pas d’une analyse un tant soit peu réfléchie de la présente situation géopolitique), il faut encore « sataniser » unilatéralement l’autocrate russe, le comparer voire l’identifier à Staline ou à Hitler, quand ce n’est pas à Ivan le Terrible. Lui, dont on connaissait pourtant déjà les agressions brutales en Tchétchénie, en Géorgie et en Syrie, qui n’avaient pas alors suscité un tel branle-bas de combat : il est vrai qu’en ces occasions, il n’a massacré que des Caucasiens et des Levantins, pour la plupart même pas chrétiens !

Et, surtout, ce même récit exige de fermer les yeux et de se taire s’agissant des stratégies et des manœuvres de l’impérialisme des Etats-Unis, en Europe tout comme dans l’Indopacifique. Il faut ainsi ne pas rappeler comment, depuis 1991, imposant son hégémonie à ses alliés européens, soumettant régulièrement l’Union européenne à ses diktats (dont les ventes de matériel militaire à un coût exorbitant ne sont pas les moindres), les Etats-Unis ont étendu l’Otan jusqu’aux portes de la Russie, en y intégrant d’anciennes Républiques soviétiques (Estonie, Lettonie, Lituanie), sans exclure d’y intégrer ultérieurement l’Ukraine elle-même et sans attendre de l’avoir inclue pour y envoyer, après 2014, du matériel militaire ultramoderne, en entraîner les troupes et y stationner des conseillers et formateurs militaires. Et évidemment, il n’est pas question de rappeler davantage les mises en garde précoces sur les conséquences probables d’une telle extension de l’Otan en Europe centrale et orientale. Telle celle lancée dès 1997 par George Kenan alors que cette extension n’était encore qu’un projet :

« L’élargissement de l’OTAN serait la plus fatale erreur de la politique américaine depuis la fin de la guerre froide. On peut s’attendre à ce que cette décision attise les tendances nationalistes, antioccidentales et militaristes de l’opinion publique russe ; qu’elle relance une atmosphère de guerre froide dans les relations Est-Ouest et oriente la politique étrangère russe dans une direction qui ne correspondra vraiment pas à nos souhaits »[1]

Pas question non plus de rappeler que, opérant dans le cadre de l’Otan mais en violation de la charte de celle-ci, les Etats-Unis se sont les premiers mis à « rectifier » les frontières internationales en Europe en intervenant contre la Serbie en 1999 pour favoriser la sécession du Kosovo, en violation de la légalité internationale puisqu’ils opéraient sans mandat de l’Organisation des Nations unies. Pas question non plus de rappeler que, instrumentalisant l’Otan ou opérant en dehors d’elle, ils ont agressé deux autres Etats souverains, l’Afghanistan en 2001 et l’Irak en 2003, là encore en violation de la légalité internationale, en couvrant leurs agressions de mensonges énormes dans l’un et l’autre cas (le soi-disant appui des talibans afghans à Al-Qaïda dans le premier, la soi-disant possession d’« armes de destruction massive » par Saddam Hussein dans le second). Pas question davantage de mentionner le retrait unilatéral en 2002 des Etats-Unis du traité ABM (Anti-Balistic Missiles, limitant et règlementant le déploiement des missiles antimissiles), traité signé en 1972 avec l’URSS et confirmé dans les années 1990 par la Russie comme par l’ensemble des Etats postsoviétiques. Retrait suivi à partir de 2007-2008 par un début de déploiement en Europe centrale (notamment en République tchèque, en Pologne et en Roumanie) d’éléments du Missile Defense (le « bouclier » antimissiles états-unien) en contravention flagrante de l’Acte fondateur Otan-Russie signé en 1997. Et, dans ces conditions, il n’est pas question enfin de se demander si, au vu de ces éléments, les autorités russes n’avaient pas quelques raisons de s’inquiéter des intentions états-uniennes, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer leur légendaire paranoïa obsidionale.

 

À campistes, campistes et demi !

Ces questions, et quelques autres, ont malgré tout trouvé des personnes, des organisations, des leaders politiques et même quelques gouvernements (en Amérique latine : Cuba, Nicaragua, Venezuela) se réclamant de la gauche anti-impérialiste, pour les poser. Les uns sont allés jusqu’à justifier sur cette base l’agression russe, les autres se contentant de souligner les responsabilités occidentales (et notamment états-uniennes) dans la genèse de cette guerre et refusant par conséquent d’être enrôlés dans une croisade antirusse sous la bannière étoilée, qu’il s’agisse de celle des Etats-Unis ou de celle de l’Union européenne.

Qu’ils se soient aussitôt fait agresser (verbalement) et qu’ils aient été réduits à un quasi silence médiatique par le parti occidentaliste n’est évidemment pas pour nous étonner. Notre étonnement est né de ce que, parmi les croisés en question, se soient trouvés des membres de cette même gauche anti-impérialiste, accusant les précédents de tomber dans l’éternel piège du campisme qui veut que l’ennemi de mon ennemi puisse être sinon un ami du moins un allié de circonstances.

Les seconds ont ainsi accusé les premiers de se faire les complices, objectifs sinon subjectifs, de l’agression russe et de trahir le peuple ukrainien qui lutte pour sa libération et son autodétermination. Bien plus, certains d’entre eux ont défendu la nécessité de secourir ce peuple par l’envoi massif d’armes lourdes, défensives ou même offensives, ce qui dans la situation géopolitique actuelle ne peut être le fait que de l’Otan. Appel du reste largement entendu : les stratèges occidentaux, états-uniens, britanniques, espagnols et même allemands, inondent à présent ouvertement l’armée ukrainienne et ses fractions ultranationalistes d’armes de plus en plus sophistiquées. Avec pour conséquence certaine de faire perdurer la guerre, accompagnée de son cortège de victimes et de destructions, et surtout au risque de mettre le feu aux poudres : de créer les conditions d’une extension et d’une généralisation du conflit, sous la forme d’un affrontement direct entre Otan et Russie, aux développements nucléaires potentiels. De même, l’imminente adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande, jusqu’alors neutres, ne fera qu’aggraver une situation déjà extrêmement tendue.

Bref, sous le rapport du campisme, ces « anti-impérialistes » dénoncent volontiers la paille qui est fichée dans l’œil de certains de leurs adversaires tout en ne remarquant pas la poutre qui obstrue le leur. Ni plus ni moins, ils nous intiment de choisir entre un impérialisme soi-disant « démocratique » et « libéral » et un impérialisme autocratique et absolutiste. Et comme concrètement, sur le champ de bataille ukrainien, seul le premier peut garantir la défaite du second, et donc la liberté de l’Ukraine, le choix serait automatique. Et, dans leurs analyses, ils font eux aussi délibérément l’impasse sur la dimension inter-impérialiste du conflit en cours pour n’y voir que le conflit d’un jeune Etat-nation aux prises avec les visées et menées impérialistes de son voisin. Sans compter qu’ils ferment pudiquement les yeux sur les tribulations internes dudit jeune État-nation, dont les vertus démocratiques restent à prouver, contrairement à ses aptitudes à la corruption qui n’ont vraiment rien à envier à son grand voisin agresseur.

 

Sur la question nationale dans le cadre des conflits inter-impérialistes

Depuis la Grande Guerre, la gauche radicale s’est distinguée par une approche bien plus complexe de ce qui se joue dans les guerres inter-impérialistes. Toutes proportions gardées, il y a dans l’actuelle configuration conflictuelle, des éléments de similitude avec le contexte historique qui a précipité le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Toutes les guerres impérialistes réorganisent invariablement l’espace (les terres, les mers, les airs) et redessinent, tout aussi immanquablement, les frontières selon des zones d’influences de puissances en guerre. Dans l’espace européen, lors de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, les territoires qui ont payé au prix fort les effets de cette réorganisation des espaces et de frontières ont été ceux du Centre-Est et du Sud-Est européen, Russie comprise. La même chose se joue aujourd’hui avec la guerre en Ukraine.

Toutes les guerres inter-impérialistes propulsent invariablement sur l’avant-scène historique les « intérêts nationaux », tout en subordonnant cependant leur sort aux objectifs que s’assignent les principales puissances impérialistes en conflit, qui usent et abusent de leur prétention à s’ériger en puissances protectrices. Il en a été ainsi en juin-juillet 1914 avec la Serbie « soutenue » par l’Empire tsariste, la France et le Royaume-Uni face à l’Empire austro-hongrois et son allié allemand ; des pays Baltes, de la Pologne et de l’Ukraine (déjà !) appuyés financièrement et militairement par la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis face à la jeune République soviétique ; de la Pologne en septembre 1939 défendue (bien mal) face à l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne ; de la Corée du Sud défendue entre 1950 et 1953 par une coalition d’Etats occidentaux et affidés conduite par les Etats-Unis face à la Corée du Nord soutenue par ses « frères » du camp « socialiste » jusqu’au Vietnam dont la réunification nationale aura opposé les deux mêmes camps.

Par là même, en instrumentalisant la « question nationale », les puissances impérialistes font d’une pierre deux coup. Sur le plan intérieur, elles font valoir le primat des « intérêts nationaux » sur les « intérêts de classes » (la sacro-sainte Unité nationale) alors que, sur le plan international, elles prennent en otage les aspirations nationales à l’autodétermination des peuples pour se doter de nouveaux protectorats, de nouvelles zones d’influence, de nouveaux « espace vitaux », sur les ruines des dites aspirations. Cette même configuration se joue aujourd’hui encore avec la guerre en Ukraine. Le principe de l’« autodétermination de peuples » n’est pas un article de foi anhistorique. Il doit toujours être réfléchi en fonction des contextes historiques.

Les mots d’ordre anti-impérialistes élémentaires, « faire la guerre à la guerre » et « transformer les guerres impérialistes en guerres civiles » (entendons : en guerres de classe), demeurent certes théoriquement pertinents et leur justesse s’est confirmée, en Russie et au cœur de l’Europe lors de la Grande Guerre et vers la fin et au lendemain de la Seconde guerre mondiale, en Yougoslavie, en Grèce, dans les révoltes et révolutions anticoloniales en Asie et en Afrique. Aujourd’hui, malheureusement, dans le cadre de la guerre en Ukraine, nous sommes loin, sous tous les rapports, d’un tel contexte pour espérer voir éclore la possibilité d’une telle radicalisation émancipatrice. Certains militants de la gauche radicale qui soutiennent l’envoi massif d’armes lourdes et offensives en Ukraine pour infliger une défaite à l’envahisseur russe, prétendent qu’avec ces armes nous aurons en fait « un peuple en armes » lequel, galvanisé par la « guerre de libération », déclenchera une dynamique sociale de radicalisation politique contre ses propres « oligarques » (c’est la dénomination locale de la haute bourgeoisie !) et contre ses « protecteurs occidentaux » du moment – les Etats-Unis, l’Otan, l’UE –  en exigeant notamment l’annulation de la dette ukrainienne. Ils rêvent ! D’autres, moins optimistes, soutiennent qu’en éliminant, ou tout au moins en réduisant au maximum la menace russe, une défaite de Poutine grâce l’armement des Occidentaux, aurait un double effet positif : d’une part, elle amorcerait une désescalade de l’actuelle course aux armements et, de l’autre, elle rendrait possible une meilleure résistance de l’Union Européenne face aux dictats de l’Otan. Mais on peut tout aussi bien soutenir l’inverse : une défaite des Russes donnerait du vent aux ailes des faucons du Pentagone dans leur stratégie de restauration de l’hégémonie de l’impérialisme américain – fortement dévaluée à la suite de leur fiasco en Irak et à l’Afghanistan – par la prise en étau tout autant de la Russie que de la Chine dans l’Indopacifique (cf. le traité récemment conclu, Australia-United Kingdom-United States, AUKUS).

Certes, l’empathie envers les souffrances du peuple ukrainien qui lutte, qui s’autoorganise et qui résiste à la brutale agression russe, est absolument justifiée et légitime mais il ne faut pas que la subjectivité fasse obstacle à la distance et au sang-froid qu’exige toute analyse même à chaud. L’hypertrophie de l’optimisme de la volonté et l’hypotrophie du pessimisme de la raison conduisent trop souvent, sinon toujours, à des lendemains qui déchantent, au fracas des illusions. Dans les conditions actuelles et même dans celles qui verront le jour en cas de prolongation de la guerre, il y a plus de chances de voir s’imposer la logique des forces ultranationalistes ukrainiennes (souvent sous-estimées), que la logique des forces émancipatrices qu’escompte une certaine gauche radicale européenne.

 

Que faire ?

Au vu des éléments précédents, sans nullement nous laisser impressionner par les mises en demeure de s’aligner sur les positions occidentales, nous proposons à la gauche anti-impérialiste opérant dans le cadre des Etats occidentaux d’adopter les positions suivantes et de mener campagne pour :

– Exiger le retrait de toutes les forces russes de l’ensemble du territoire ukrainien tel que défini par ses frontières internationalement reconnues.

– Réaffirmer le droit de tous les peuples (nations, nationalités, minorités nationales, etc.) de la région à disposer d’eux-mêmes (à se donner la forme politique qu’ils choisiront) au terme d’un processus démocratiquement organisé et internationalement contrôlé, dans un cadre qui ne menace aucun d’entre eux.

– Exiger le retrait de nos Etats respectifs de l’Otan (cela vaut notamment pour les Etats européens) et la dissolution de cette dernière qui n’est plus qu’une machine à fomenter des guerres au profit de l’impérialisme états-unien en y enrôlant leurs alliés européens.

– Dénoncer l’envoi des armes en Ukraine comme une menace grave pour le maintien de la paix mondiale. Dénoncer de même comme tout aussi dangereux les programmes de réarmement qui ont été annoncés en Europe occidentale (et notamment en Allemagne) depuis le déclenchement de la guerre.

– Soutenir tous les individus et mouvements qui, en Russie comme en Ukraine, luttent contre la guerre en cours et militent pour le retour à la paix. Cela implique notamment les déserteurs russes aussi bien qu’ukrainiens.

– Exiger le retour à la table de négociations, afin de promouvoir la paix et non la guerre. Faire pression en vue de la conclusion d’un nouveau traité paneuropéen, une nouvelle architectonique de sécurité européenne incluant la Russie, dans le cadre de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (ou tout autre cadre idoine) et sous l’égide des Nations unies.

 

 

Note

[1] Cité par David Teurtrie, « Ukraine, pourquoi la crise ? », Le Monde diplomatique, février 2022, page 8. George Kenan (1904-2005) a été le concepteur de la politique d’« endiguement » (containment) du soi-disant communisme soviétique sous les administrations Truman (1945-1953) et Eisenhower (1953-1961). On ne peut donc guère le suspecter de russophilie.

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