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Nous publions ici un extrait du chapitre 3 (intitulé « Inégalités parmi les nations. De Karl Marx à Frantz Fanon, pour revenir à Marx ? ») du livre de Branko Milanovic : Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, Paris, La Découverte, 2019.

Présentation du livre

Ce livre dresse un panorama unique des inégalités économiques au sein des pays, et au plan mondial. Avec un talent pédagogique certain, il met en évidence les forces « bénéfiques » (accès à l’éducation, transferts sociaux, progressivité de l’impôt, etc.) ou « néfastes » (guerres, catastrophes naturelles, épidémies, etc.) qui influent sur les inégalités. Il identifie les grands gagnants de la mondialisation (les 1 % les plus riches des pays riches, les classes moyennes des pays émergents) et ses perdants (les classes populaires et moyennes des pays avancés).

Ce travail, fruit d’une analyse empirique sur une longue période et à grande échelle, permet notamment de comprendre les évolutions majeures de nos sociétés, comme les dérives ploutocratique aux États-Unis et populiste en Europe. En effet, Branko Milanovic est plus qu’un très bon économiste : tirant profit d’une culture historique et politique impressionnante, il montre l’imbrication des facteurs économiques et politiques (par exemple, pour expliquer les guerres ou les révolutions). Car tout n’est pas joué. Aux réactions défensives contre une mondialisation impérieuse, l’économiste préfère l’offensive, n’hésitant pas à réhabiliter l’État dans son rôle distributif, et à prôner une politique migratoire originale, ouverte et réaliste.

Devenu un classique dans de nombreux pays, cité dans maints débats, notamment pour son célèbre graphique en forme d’éléphant, cet ouvrage est enfin disponible pour le public francophone. Une lecture édifiante.

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Vos Excellences devraient savoir par expérience que le commerce en Asie doit être conduit et poursuivi sous la protection et la faveur des propres armes de vos Excellences, et que ces armes doivent être payées par les profits de ce commerce ; aussi nous ne pouvons faire de commerce sans guerre ni de guerre sans commerce (Jan Pieterszoon Coen[1]).

L’évolution du niveau et de la composition des inégalités mondiales

Dans le chapitre 2, nous avons exploré la dynamique des inégalités à l’intérieur des pays. C’est à présent vers les inégalités entre pays que nous allons nous tourner. Avant toute chose, nous devons nous souvenir de ce que nous avons vu au premier chapitre sur l’évolution des inégalités mondiales. La courbe en S incliné (graphique 1) montrait que les 1 % les plus riches s’étaient encore plus enrichis entre 1988 et 2008, accentuant donc les inégalités mondiales, mais que les inégalités avaient été réduites par la forte croissance au sein d’une large part de la population mondiale située entre le 40e et le 60e centile. Le graphique indiquait alors que, dans l’ensemble, les inégalités mondiales pourraient avoir diminué. Et, en effet, l’indice de Gini est passé de 72,2 en 1988 à 70,5 en 2008, puis à environ 67 en 2011 (avec certaines réserves, sur lesquelles nous reviendrons). C’est la première fois depuis la révolution industrielle que les inégalités mondiales ont cessé d’augmenter[2]. Cela étant dit, nous pouvons à présent étudier les tendances à long terme en matière d’inégalités mondiales, et voir comment les inégalités dans différents pays y ont contribué.

 

Les inégalités mondiales de 1820 à 2011

Les estimations des inégalités mondiales sur la période 1820‑1992 s’appuient sur les données très approximatives fournies par Bourguignon et Morrisson (2002). Ne disposant pas d’enquêtes sur les revenus des ménages entre 1820 et la fin des années 1960, Bourguignon et Morrisson ont posé des hypothèses générales sur l’évolution des inégalités nationales, et repris les estimations de PIB par habitant d’Angus Maddison pour évaluer le revenu moyen des pays[3]. D’après eux, les inégalités mondiales n’ont cessé d’augmenter tout au long du XIXe siècle, poussées par la hausse des revenus moyens dans l’ouest de l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie, tandis que les autres pays, notamment l’Inde et la Chine, voyaient leur revenu stagner ou décliner (voir le graphique 32)[4]. Ainsi, le PIB par habitant britannique est passé, selon Maddison, de 2 000 dollars en 1820 à presque 5 000 dollars à l’aube de la Première Guerre mondiale. À l’inverse, le PIB par habitant de la Chine est passé de 600 dollars à 550 dollars sur la même période, et les chiffres pour l’Inde ont à peine augmenté, passant de 600 dollars à 700 dollars (toutes les valeurs sont données en dollars internationaux de 1990). Pour faire une analogie, la révolution industrielle (ou ce que nous appelons dans ce livre la première révolution technologique) a ressemblé à un big bang, lançant une partie de l’humanité sur la voie de revenus plus élevés et d’une croissance soutenue, tandis que la majorité restait là où elle était, et que certains voyaient même leur situation se dégrader. Ces trajectoires divergentes ont accentué les inégalités.

Au-delà de ces divergences entre pays, les inégalités au sein des nations augmentaient aussi dans les pays dominants au XIXe siècle, comme nous l’avons vu au chapitre 2. Ainsi, au cours du XIXe siècle, les inégalités ont augmenté, à la fois entre les pays et en leur sein, provoquant une hausse des inégalités mondiales. Comme nous le voyons sur le graphique 32, le processus s’est ralenti après la Première Guerre mondiale, lorsque l’évolution des inégalités mondiales prend une forme concave (augmentant moins vite avec le temps) avant d’atteindre un niveau maximal durant le dernier quart du XXe siècle. Compte tenu de la rareté des données, nous ne pouvons être sûrs de la date exacte à laquelle les inégalités mondiales ont atteint leur sommet. Cela a pu être n’importe quand entre 1970 et le milieu des années 1990[5].

Pour évaluer les inégalités mondiales de la fin des années 1980 à aujourd’hui, nous pouvons utiliser les enquêtes sur les revenus des ménages disponibles, bien plus précises et détaillées (voir l’encadré 1). À partir de 1988, je m’appuie sur des chiffres tirés de Milanovic (2002a, 2005 et 2012b) et surtout de Lakner et Milanovic (2013), qui ont créé une base de données par décile pour plus de 100 pays.

Les estimations du niveau des inégalités mondiales issues de ces sources sont plus élevées que celles de Bourguignon et Morrisson (2002) (voir graphique 32), car les nouvelles données incluent beaucoup plus de pays (environ 120 contre 33 zones géographiques pour Bourguignon et Morrisson) et beaucoup plus de groupes de revenus au sein de chaque pays (souvent des centiles, ou au moins des vingtiles [20 groupes de 5 % chacun] obtenus à partir de données individuelles, contre seulement 11 fractiles de revenus pour Bourguignon et Morrisson).

En outre, les taux de change à parité de pouvoir d’achat (PPA) diffèrent. La disponibilité des taux de PPA, qui permettent de corriger les différents niveaux de prix d’un pays à l’autre, est absolument indispensable pour calculer les inégalités mondiales (voir l’encadré 1). Sans PPA, nous considérerions qu’en Inde, par exemple, les gens paieraient les mêmes prix que ceux vivant aux États-Unis. Mais les taux de PPA eux-mêmes ne sont pas stables d’une année à l’autre, surtout dans les pays asiatiques. Cette instabilité introduit malheureusement une nouvelle variable dans nos estimations des inégalités mondiales. Si les prix en Chine sont estimés (à partir d’enquêtes portant sur des centaines, parfois des milliers de prix) à un niveau relativement bas, comme c’était le cas pour les taux de PPA de 1990 utilisés par Bourguignon et Morrisson, alors les revenus chinois seront estimés relativement hauts, et les inégalités mondiales seront plus faibles. Lorsque les prix chinois sont relativement hauts, comme en 2005, année utilisée par Lakner et Milanovic, on obtient un résultat inverse. Cette variation des PPA est le second élément, outre la plus grande disponibilité des données, qui explique la hausse des coefficients de Gini observés par Lakner et Milanovic par rapport à ceux de Bourguignon et Morrisson. Toutefois, il faut garder à l’esprit que ces différences dans les estimations du niveau général des inégalités mondiales n’ont pas d’incidence majeure sur les conclusions concernant l’évolution de ces inégalités. La variation des PPA peut entraîner un léger déplacement vers le haut ou vers le bas du niveau des inégalités mondiales, mais les mouvements annuels demeurent pratiquement inchangés[6].

De la fin des années 1980 au début du XXIe siècle environ, le niveau des inégalités est resté relativement constant, oscillant juste au-dessus de 70 points de Gini. Une analyse détaillée montre que cette stabilité dépendait de la Chine : si l’on exclut la Chine du calcul, l’indice de Gini mondial augmente au fil du temps (Milanovic, 2012b). Jusqu’en 2000, la Chine a été le principal égalisateur des revenus. Après 2000, l’Inde l’a rejointe pour jouer ce rôle. Ces deux pays ont d’abord contenu la hausse des inégalités mondiales, puis contribué à leur diminution. Depuis l’an 2000 environ, on distingue les signes indiscutables d’une baisse des inégalités mondiales : chaque nouvelle année pour laquelle nous disposons de données – à peu près les mêmes enquêtes sur le revenu des ménages tirées du même ensemble de pays – montre une légère baisse du coefficient de Gini (comme l’illustre le graphique 32). Cette légère tendance à la baisse est présente de 1988 à 2008, période étudiée par Lakner et Milanovic 2013). Les données pour 2011 traduisent une baisse encore plus marquée de l’indice de Gini, poussée cette fois par la stagnation des revenus dans les pays riches et la croissance continue dans le reste du monde, notamment en Asie[7]. La baisse des inégalités mondiales semble donc bien établie. Cependant plusieurs réserves doivent être signalées.

Premièrement, ces résultats qui montrent un recul des inégalités mondiales ne couvrent qu’une période relativement courte : une décennie seulement. Deuxièmement, ils sont la conséquence de l’essor de l’Asie, conjugué au ralentissement de l’Occident. Bien qu’il y ait aujourd’hui (en 2015) de bonnes raisons de croire que les taux de croissance en Asie demeureront élevés, même si la croissance ralentit en Chine, nous ne pouvons pas en être totalement certains. Une inversion de ces tendances reste possible, et la chute actuelle des inégalités mondiales pourrait, à long terme, n’apparaître que comme un léger écart dans une tendance générale à la hausse.

La troisième réserve, encore plus sérieuse, tient à notre incapacité à estimer précisément les plus hauts revenus. Dans le chapitre 1, j’ai expliqué que la part des 1 % les plus riches augmentait si nous formulions des hypothèses raisonnables et plutôt modérées quant à l’omission des hauts revenus dans les enquêtes sur le revenu des ménages. On observe le même phénomène à propos de l’indice de Gini : il augmente lorsque nous ajoutons des hypothèses pour corriger la sous-estimation des hauts revenus. Ce qui apparaissait auparavant comme une baisse notable de presque 2 points de Gini, entre 1988 et 2008, devient alors un léger décrochage de tout juste un demi-point (Lakner et Milanovic, 2013). Ainsi, notre conclusion selon laquelle les inégalités mondiales ont tendance à baisser doit être prise avec précaution. Même si les chiffres de 2011 indiquent un recul plutôt marqué, le constat le plus juste, si l’on veut rester prudent (et, en la matière, c’est préférable), serait de dire que les inégalités mondiales sont soit stables, soit en baisse. Un constat plus solide encore consisterait à dire qu’il n’y a aucune preuve d’une hausse des inégalités mondiales (et que la différence de revenus entre les classes moyennes en Occident et en Asie s’est clairement réduite).

Calculer les inégalités mondiales est un exercice relativement récent, entrepris vers la fin du XXe siècle. Le concept même d’inégalités mondiales est nouveau. Les recherches sur cette question ont été stimulées par deux développements liés : la mondialisation, qui a attiré notre attention sur le problème des grands écarts de revenus entre personnes vivant dans des pays différents, et, pour la première fois, la disponibilité de données détaillées sur les ménages presque partout dans le monde. L’ouverture de la Chine a été un événement majeur concernant le second développement (les enquêtes sur le revenu des ménages ont repris en 1982 après une interruption durant la révolution culturelle), tout comme la chute du communisme en Union soviétique, qui a ouvert aux chercheurs les données portant sur la distribution des revenus (jusqu’alors traitées comme des secrets d’État), et, pour finir, le développement de la méthodologie d’enquête et de la collecte de données sur de nombreux pays africains (surtout grâce à la Banque mondiale).

Comparons à présent les deux séries longues, disponibles depuis peu, qui permettent d’évaluer les inégalités : celle concernant les États-Unis, et celle portant sur l’ensemble du monde (graphique 33)[8]. Nous pouvons tirer plusieurs conclusions intéressantes de cette comparaison. Au début du XIXe siècle, les inégalités mondiales et les inégalités américaines, mesurées sur l’indice de Gini, n’étaient pas très différentes. Par rapport à aujourd’hui, le monde était bien plus égalitaire, tandis que les États-Unis étaient, eux, bien plus inégalitaires. Jusqu’à la guerre civile, les inégalités aux États-Unis ont augmenté presque au même rythme que les inégalités mondiales (je ne sous-entends ici aucune causalité ni relation entre les deux phénomènes, il ne s’agit que d’un fait). La montée de l’indice de Gini mondial a été poussée par le succès de l’Europe occidentale et de ses ramifications, États-Unis compris, et par l’absence de croissance ailleurs. Les inégalités américaines ont augmenté à mesure que la rente foncière connaissait une hausse relative par rapport aux salaires (avec l’immigration continue, le rapport entre terre et travail chutait) (Peter Lindert, communication personnelle). Mais après la Première Guerre mondiale, et notamment après la Grande Dépression et le New Deal aux États-Unis, les deux inégalités ont pris des chemins différents : tandis que les inégalités mondiales continuaient d’augmenter, bien qu’à un rythme plus lent, les inégalités aux États-Unis baissaient sensiblement, notamment après la Seconde Guerre mondiale, période généralement considérée aujourd’hui comme l’âge d’or du capitalisme. Les trajectoires divergentes se poursuivent ensuite, mais en sens inverse. Après un autre tournant, dans les années 1980, les inégalités mondiales se sont stabilisées, tandis que les inégalités aux États-Unis ont commencé à augmenter. Comme le montre le graphique 33, l’écart entre les deux demeure considérable, mais il s’est tout de même réduit.

Ce rapide aperçu des inégalités américaines et mondiales nous apporte un élément clé sur lequel nous reviendrons plus en détail au chapitre 4, lorsque nous tenterons de prévoir (ou plutôt de deviner) l’évolution des inégalités pour ce siècle et peut-être le suivant. Dans une certaine mesure, les États-Unis et le monde sont emblématiques, car il se pourrait très bien que les tendances actuelles, à savoir une baisse au niveau mondial, et une hausse pour les États-Unis, soient amenées à se poursuivre et que, dans un demi-siècle, nous revenions à la situation initiale, du début du XIXe siècle, avec deux niveaux d’inégalités assez proches.

  

« Lieu » versus « classe » dans les inégalités mondiales

Mais cette comparaison entre inégalités mondiales et inégalités nationales, et leurs trajectoires respectives présente-t‑elle un véritable intérêt ? La forme que prennent les inégalités mondiales, ce qui constitue leurs principales composantes, et ce qui les pousse vers le haut ou vers le bas ont des implications fondamentales sur la manière dont nous voyons le monde et la place que nous y occupons. Leur étude fait apparaître toute l’importance politique des inégalités mondiales. Il est important de déterminer si le clivage clé est celui entre les individus (riches et pauvres) qui vivent dans le même pays, ou celui qui sépare les individus vivant dans des pays différents. Pour faire simple, appelons le premier « inégalités selon la classe », et le second « inégalités selon le lieu ». Autrement dit, nous nous demandons si des inégalités mondiales découlent, pour leur plus grande part, du fait qu’il y a des riches et des pauvres répartis à peu près équitablement dans le monde, ou si, au contraire, les inégalités mondiales s’expliquent surtout par la concentration des riches dans certains pays, et des pauvres dans les autres. Ces deux distributions correspondent aux deux composantes des inégalités mondiales – respectivement, les inégalités au sein des pays, et les inégalités entre pays. Les inégalités aux États-Unis, telles qu’elles apparaissent dans le graphique 33, ne constituent à l’évidence qu’une part, aussi importante soit-elle, de l’ensemble des inégalités au sein des pays. Pour déterminer l’importance totale de ces inégalités, nous devons additionner celles de tous les pays. Si toutes les inégalités de ce type augmentent, alors (toutes choses égales par ailleurs) les inégalités mondiales auront aussi tendance à augmenter.

Comment les inégalités mondiales ont-elles augmenté au cours des deux derniers siècles ? La force dominante, évoquée dans notre analogie du big bang, a été la divergence des revenus moyens des différents pays. Schématiquement, c’est parce que la Grande-Bretagne, l’Europe occidentale, et les États-Unis sont devenus riches pendant que la Chine et l’Inde restaient pauvres que les inégalités mondiales ont augmenté au XIXe siècle, et continué de croître durant la plus grande partie du XXe siècle.

Nous pouvons calculer précisément l’importance du lieu de vie (l’écart entre le revenu moyen des différents pays) dans les inégalités mondiales. Le graphique 34 montre la composante des inégalités « entre les pays » sous la forme d’un pourcentage, en utilisant une autre mesure des inégalités (Theil (0) ou indice d’entropie de Theil), qui a l’avantage, par rapport à l’indice de Gini, de permettre de distinguer les effets respectifs de la classe et du lieu[9]. (La décomposition de l’indice de Gini conduit à des résultats très proches.)

Comme le montre le graphique 34, le lieu était presque négligeable en 1820 : seules 20 % des inégalités mondiales étaient dues à des différences entre pays. L’essentiel (80 %) résultait des différences au sein de chaque pays, c’est-à-dire qu’elles découlaient du fait qu’il y avait des personnes riches et des personnes pauvres en Angleterre, en Chine, en Russie, et ainsi de suite. C’était la classe qui comptait le plus. Dans ce monde, être « bien né » (comme nous le voyons aussi dans la littérature de l’époque) signifiait être né dans un groupe disposant de hauts revenus plutôt qu’être né en Angleterre, en Chine, ou en Russie.

Mais comme le montre la ligne ascendante du graphique, cela a complètement changé au siècle suivant. Les proportions se sont inversées : au milieu du XXe siècle, 80 % des inégalités mondiales dépendaient de l’endroit où l’on était né (ou de l’endroit où l’on vivait, en cas de migration), et seulement 20 % de la classe sociale à laquelle on appartenait. Ce monde est parfaitement illustré par le colonialisme européen en Afrique et en Asie, où de petits groupes d’Européens disposaient de revenus 200 fois plus élevés que ceux des populations locales[10]. L’idée ici n’est pas simplement de comparer les revenus des Européens en Afrique et ceux des Africains, mais de se rendre compte qu’il s’agissait de revenus caractéristiques de cette classe en Europe occidentale[11]. C’est en juxtaposant les Européens vivant à proximité immédiate d’Africains ou d’Asiatiques que nous pouvons voir à quel point les différences étaient frappantes.

La situation dans le monde était telle (et elle l’est toujours) qu’être né dans un pays riche comptait beaucoup plus qu’être « bien » né (dans une famille riche). Le fossé entre colonisateurs et colonisés décrit par Frantz Fanon caractérise bien ce type d’élite mondiale – par opposition au monde dans lequel Marx a vécu pendant presque toute sa vie, qui était un monde de classes[12]. La situation commença à changer vers la fin de la vie de Marx et après sa mort, ce qui transparaît dans les écrits d’Engels (1895) évoquant la manière dont une « aristocratie ouvrière » se hissait devant le reste des travailleurs à travers le monde. Engels attribue ce changement à l’exploitation des colonies par les Britanniques :

« Aussi longtemps qu’était maintenu le monopole industriel de l’Angleterre [dans le monde], la classe ouvrière anglaise avait une certaine part aux avantages retirés de ce monopole. Ces avantages étaient très inégalement distribués entre les ouvriers ; une minorité de privilégiés s’arrogeaient la part du lion mais, de temps à autre, il restait quelque chose pour les grandes masses[13]. »

En 1915, lorsque Boukharine rédige L’Économie mondiale et l’impérialisme, il ne fait aucun doute que même les travailleurs des pays riches jouissaient d’un train de vie plus élevé que la plupart des habitants des colonies. L’aristocratie ouvrière créée dans les pays riches grâce à l’exploitation coloniale a été l’une des raisons pour lesquelles la Deuxième Internationale s’effondra et finit par soutenir la guerre. Comme l’écrit Boukharine (1929, p. 168),

« l’exploitation des “tiers” (les producteurs précapitalistes) et du Travail colonial a abouti à une augmentation de salaire pour les ouvriers européens et américains ».

C’est exactement le phénomène qu’illustre le graphique 34 : l’importance croissante de la situation géographique signifiait que le train de vie des travailleurs britanniques, par exemple, dépassait celui des classes moyennes et même de beaucoup de riches (qui, au sein de la distribution des revenus de leur pays, comptaient parmi les riches) d’Afrique et d’Asie. En fait, cette période a vu l’apparition du tiers monde. Comme le dit l’historien de l’économie Peer Vries (2013, p. 46),

« ce qui s’est joué au XIXe siècle avec l’industrialisation et l’impérialisme occidental, ce n’est pas une simple relève de la garde. Ce qui en a résulté, c’est surtout un écart entre les pays riches et les pays pauvres, les nations fortes et les nations faibles, écart sans précédent dans l’histoire mondiale ».

Les inégalités entre pays ont probablement atteint un sommet autour de 1970, comme l’indique le graphique 35 qui compare le PIB par habitant (en dollars internationaux) des États-Unis, de la Chine et de l’Inde. (Ces trois pays ont eu un rôle décisif dans cette évolution, du fait du poids de leur population et de leur part des revenus mondiaux.) Vers 1970, la Chine et l’Inde avaient à peu près le même PIB par habitant, et leur écart par rapport aux États-Unis n’avait jamais été aussi élevé depuis le début du XIXe siècle. Des années 1950 au milieu des années 1970, le PIB par habitant des États-Unis, exprimé en dollars internationaux, était environ 20 fois plus élevé que celui de la Chine. À la fin de la première décennie du XXIe siècle, il n’était plus que 4 fois plus élevé. On retrouvait le ratio de 1870.

Le monde dans lequel la situation géographique a le plus d’influence sur les revenus d’une personne reste celui dans lequel nous vivons. C’est ce monde qui fait apparaître ce que nous pouvons appeler une « prime de citoyenneté » pour ceux qui sont nés aux bons endroits (les bons pays), et une « pénalité de citoyenneté » pour ceux qui sont nés aux mauvais endroits (les mauvais pays). Je reviendrai sur ce point, qui revêt à la fois une importance économique (par rapport aux migrations, par exemple) et philosophique (pour savoir si cette prime peut être défendue du point de vue de l’équité). Nous devons tout de même garder à l’esprit la légère courbe descendante observée dans le graphique 34, qui traduit une moindre importance de la situation géographique dans la détermination des niveaux de revenu au cours des dix dernières années. Si cette tendance se prolonge, nous pouvons nous demander si, dans un siècle, les gens vivront dans un monde où les classes, et non la situation géographique, constitueront le principal clivage, comme au début du XIXe siècle. À supposer que les économies de marché pauvres et émergentes connaissent une croissance plus rapide que les pays riches (convergence économique), et que les inégalités nationales augmentent dans ces trois types de pays (ce qui viderait les classes moyennes nationales), c’est exactement ce qui se passera. Mais nous n’en sommes pas encore là.

 

Notes

[1] Jan Pieterszoon Coen, proconsul néerlandais de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, au conseil de direction de la compagnie, le 27 décembre 1614, cité dans Landes (1988, p. 194).

[2] Une façon moins positive de présenter la situation consiste à dire que les inégalités n’ont presque jamais été aussi élevées qu’aujourd’hui.

[3] Dans ce calcul, les inégalités mondiales sont estimées ainsi : un revenu moyen, qui constitue une statistique plus ou moins fiable, est pris dans les séries longues de Maddison (Maddison Project, 2013) ; ensuite, on génère une distribution logarithmique normale autour de la moyenne pour chaque pays, avec une déviation standard, estimée approximativement à partir de sources historiques. Une fois obtenu une distribution pour chaque pays, les distributions nationales sont combinées pour obtenir une distribution mondiale. Bourguignon et Morrisson (2002) apportent une information supplémentaire en estimant les déciles de revenu non pas à l’échelle des pays mais pour des zones géographiques plus larges (33 au total). Ils supposent que la distribution des revenus est la même dans tous les pays au sein de chaque zone géographique.

[4] D’autres études menées à la suite des travaux pionniers de Bourguignon et Morrisson (2002), et utilisant des méthodologies légèrement différentes, ont relevé exactement les mêmes dynamiques de hausse des inégalités tout au long du XIXe siècle (Milanovic, 2011b ; van Zanden et alii, 2014). Les trois études reposent essentiellement sur les estimations de PIB par habitant réalisées par Maddison, qui guident l’évolution des inégalités mondiales. Van Zanden et alii (2014) ont utilisé divers éléments de preuve supplémentaires, comprenant des ratios salaire/PIB et la distribution des personnes par taille (deux données utilisées comme des indices pouvant rendre compte des inégalités nationales), tandis que Milanovic (2011b) utilise des données tirées des tables sociales du début du XIXe siècle.

[5] Mon précédent travail (Milanovic, 2002a) révélait une hausse des inégalités mondiales entre 1988 et 1993.

[6] En théorie, bien sûr, une estimation différente des revenus chinois, par exemple, pourrait affecter notre évaluation des évolutions de l’indice de Gini au fil du temps, et pas simplement son niveau. Toutefois, en pratique, les modifications induites dans la forme de l’évolution de l’indice de Gini sont minimes.

[7] Données non publiées de l’auteur.

[8] Nous l’avons vu au chapitre 2, il n’existe bizarrement aucune donnée sur les États-Unis dans leur ensemble (ou sur les treize colonies qui, auparavant, constituaient les États-Unis) pour la période antérieure à 1929. On trouve de nombreuses données sur la richesse à partir des testaments, par exemple, mais elles sont parcellaires et ne couvrent que des États pris séparément ou des villes. Il n’y avait pas de tables sociales contemporaines, ce qui est étonnant puisque ces tables ont été régulièrement produites en Grande-Bretagne. Toutefois, Lindert et Williamson (2016) ont récemment construit des tables sociales détaillées sur les États-Unis pour les années 1774, 1850, 1860 et 1870. Ces données ont été utilisées au chapitre 2 pour estimer les inégalités aux États-Unis sur le long terme.

[9] Un autre avantage de Theil (0), souligné par Anand et Segal (2008), est un peu technique mais néanmoins important. Theil (0), aussi appelé indice d’entropie, est le seul indice, parmi les mesures d’inégalités fréquemment employées, dans lequel la valeur absolue des inégalités calculée pour la classe (ou le lieu) ne change pas lorsque l’autre composante (lieu ou classe) est totalement égalisée. Par conséquent, pour une composante de classe de l’indice de Theil d’une valeur x, l’élimination hypothétique de toutes les inégalités liées au lieu laissera la composante de classe (et donc l’indice total) inchangée, à x.

[10] Il est important de signaler ici l’extension croissante du colonialisme européen, qui a atteint l’un de ses pics en 1914. À cette date, presque 42 % de la population mondiale vivaient dans des colonies. Les puissances coloniales les plus importantes étaient la Grande-Bretagne, qui contrôlait 24 % de la population mondiale, et la France, qui en contrôlait environ 6 %.

[11] Toutefois, dans certains cas individuels, les Européens auraient pu mieux s’en sortir en allant dans les colonies plutôt qu’en restant chez eux.

[12] « Les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial. […]. Ce ne sont ni les usines, ni les propriétés, ni le compte en banque qui caractérisent d’abord la “classe dirigeante”. L’espèce dirigeante est d’abord celle qui vient d’ailleurs, celle qui ne ressemble pas aux autochtones, “les autres” » (Fanon, 2005 [1961], p. 43).

[13] Karl Marx et Friedrich Engels, Sochineniya, xxii, p. 360 (cité dans Carr, 1973 [1952], p. 191). Comme le note Carr, l’idée a d’abord été avancée par Engels dans une lettre à Marx en 1858.

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