Refondation des institutions du travail : où vont les syndicats ?

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Dans le dernier numéro (n°36) de la revue Contretemps,  Karel Yon revient, dans un article que nous reproduisons ici, sur les transformations du paysage syndical, mais aussi son rapport aux « formes politiques ».

 

Depuis les réformes de 2008-2010 fondant la représentativité des syndicats sur leurs résultats aux élections professionnelles, ces scores sont utilisés dans les médias comme un baromètre de l’évolution des rapports de forces syndicaux. C’est pourquoi l’annonce des résultats de la deuxième mesure d’audience dans le privé, au printemps 2017, a défrayé la chronique : avec un score de 26,4 %, la CFDT a pour la première fois dépassé la CGT (24,8 %)[1]. Tandis que certains célébraient ce « séisme » comme le triomphe si longtemps attendu du « bloc réformiste »[2], d’autres ont mis en garde contre les « bobards » laissant croire que la CGT n’est plus premier syndicat[3].

Il est juste de rappeler que cette mesure est construite de bric et de broc et fait la part belle à des élections d’entreprise où le vote est rarement politique et se déroule sous le regard pesant de l’employeur[4]. A contrario, lorsque les salariés sont interrogés directement sur leur préférence syndicale, ils mettent la CGT nettement en tête. On le voyait lors des élections prud’homales et le vote des TPE l’a rappelé, donnant 25,1 % à la CGT et 15,5 % à la CFDT en janvier 2017. Il est tout aussi vrai que l’addition des suffrages du public et du privé redonne sa première place à la CGT (24,3 %, contre 24 % à la CFDT).

 

La CGT à la peine

Cela dit, les élections prud’homales ont été supprimées, le vote des TPE est fondu dans une mesure d’audience où dominent les élections d’entreprise et le vote des fonctionnaires ne compte pas dans les grandes manœuvres interprofessionnelles qui accompagnent les réformes du marché du travail et de la protection sociale. Quant à l’audience de la CGT dans le salariat, privé et public confondus, elle est passée sous la barre des 2 millions de suffrages et son avance se réduit inexorablement : elle avait 200 000 voix de plus que la CFDT à l’issue du premier cycle de mesure d’audience électorale dans le public (2011) et le privé (2013), elle n’en a plus que 20 000 en 2017.

Cet effritement est d’autant plus significatif que la CGT semblait avoir réussi à stopper un long déclin électoral amorcé dès les années 1970[5]. Dans le secteur privé, les études de la DARES sur les élections aux comités d’entreprise montraient une stabilisation au cours de la décennie 1995-2005[6]. Au même moment, c’est la CFDT qui, après une croissance continue depuis sa naissance en 1964, avait vu ses résultats baisser suite aux crises provoquées par son attitude face aux réformes de la Sécurité sociale et des retraites en 1995 et 2003.

Les suffrages cumulés de la deuxième mesure d’audience dans le public (2014) et le privé (2017) témoignent ainsi moins d’un triomphe de la CFDT que d’une reprise du déclin cégétiste. Certes, la CFDT a dû gagner plusieurs dizaines de milliers de voix, essentiellement dans le privé, pour arracher sa modeste progression. Mais elle n’est que la troisième organisation en termes de gains, derrière l’UNSA et la CFE-CGC qui progressent avant tout dans le secteur marchand. En prenant le total des suffrages de 2011/2013 en base 100, la CFDT progresse en 2014/2017 autant que Solidaires (104) et à peine plus que FO (102), tandis que l’UNSA et la CGC se distinguent par des progrès beaucoup plus importants (120 et 115).

 

L’enjeu des « formes politiques »

Les résultats électoraux témoignent donc bien d’une évolution du paysage syndical, qui s’opère surtout au détriment de la CGT. Mais la mesure d’audience électorale ne fait pas que refléter ces rapports de force, elle participe directement de leur production. Les règles de représentativité syndicale font partie des « formes politiques » qui sont un enjeu fondamental de la lutte des classes. Pour le politiste Claus Offe, la lutte des classes se joue en effet sur deux niveaux[7].

Le plus évident est celui du conflit distributif, pour la répartition de la survaleur entre travail et capital. Mais ce conflit est lui-même conditionné par l’état de la lutte à un deuxième niveau, celui qui détermine les formes politiques dans le cadre desquelles s’opère la lutte des classes. Selon l’état de la législation dans une formation sociale donnée, l’action syndicale peut être réprimée, tolérée ou légale. Quand le syndicalisme est légalisé, les modalités de son institutionnalisation conditionnent les formes possibles de représentation du travail et, in fine, de la conscience de classe. La séparation entre le politique et l’économique, ainsi que la possibilité d’une solidarité de classe interprofessionnelle, résultent de ces affrontements autour des « formes politiques » du mouvement syndical et ouvrier.

Les règles concernant le financement des syndicats, le recours à la grève et à la négociation collective, les instances électives sur les lieux de travail, etc., tissent un ensemble de contraintes dont les organisations syndicales doivent tenir compte et qui peuvent profiter à certaines stratégies ou nuire à d’autres. En subordonnant pour l’essentiel la reconnaissance légale des syndicats à leurs résultats aux élections du personnel, la réforme de 2008 a eu deux conséquences. Elle implique d’une part le patronat dans cette procédure, puisque les élections professionnelles sont négociées avec l’employeur et organisées par lui. Elle subordonne d’autre part les syndicats à la logique d’entreprise, puisque 90 % des suffrages qui servent à déterminer leurs prérogatives juridiques sont issus des élections du personnel.

Ce recentrage de la représentation du travail sur l’entreprise peut aider à interpréter les progrès de l’UNSA, de la CGC et de la CFDT autant que les difficultés de la CGT. De par son mode d’organisation ultra-fédéraliste, l’UNSA symbolise la voie du micro-corporatisme d’entreprise, qu’encouragent la décentralisation des relations professionnelles et l’inversion de la hiérarchie des normes. Elle se développe grâce à une croissance externe, par le ralliement de syndicats autonomes auxquels elle promet de préserver toute leur liberté (financière, de négociation et de signature).

De par sa composition sociale, la CGC profite du fait que les ingénieurs et cadres sont devenus la catégorie centrale du salariat au sein des grandes entreprises, celles où se tiennent le plus souvent des élections, alors que les ouvriers qui formaient la base sociale de la CGT ont été relégués vers la sous-traitance et les petites entreprises qui votent moins.

Enfin, la politique de la CFDT théorise l’abandon à l’État de la protection sociale et la redéfinition du syndicalisme et du « dialogue social » comme des vecteurs de compétitivité pour l’entreprise. Les engagements « courageux » de ses dirigeants pour les réformes lui valent la reconnaissance des employeurs qui lui ouvrent plus facilement leurs portes quand il s’agit d’organiser des élections professionnelles. Cette stratégie fonctionne d’autant mieux que la CFDT a depuis longtemps restructuré son organisation pour faciliter son déploiement dans le secteur privé et développe une politique de participation systématique aux élections professionnelles. Un salarié a ainsi plus de chances de pouvoir voter pour une liste CFDT que pour une liste CGT[8].

A contrario, le morcellement organisationnel de la CGT et sa « mauvaise réputation » auprès des chefs d’entreprise entravent son implantation. Chacune à leur manière et pour des raisons différentes, l’UNSA, la CGC et la CFDT apparaissent comme les organisations les mieux ajustées à la nouvelle architecture des relations sociales qu’ont progressivement dessinée deux décennies de réformes néolibérales. Les succès des syndicats autoproclamés « réformistes » sont donc moins portés par une adhésion des salariés à leurs projets que par une recomposition des institutions salariales qui leur est tendanciellement plus favorable.

 

La recomposition néolibérale des institutions du travail

La réforme de la représentativité s’inscrit en effet dans un processus plus vaste de réorganisation des institutions du travail. Alors que le droit du travail et plus largement le droit social avaient été édifiés comme des instruments pour discipliner le marché capitaliste, le mouvement inverse s’est progressivement imposé qui soumet le droit du travail à la discipline du marché. C’est particulièrement visible dans le domaine du temps de travail, puisque le droit a progressivement développé une multitude de dispositifs (modulation et annualisation du temps de travail, forfait jour, défiscalisation des heures supplémentaires et élévation des plafonds, travail de nuit et le dimanche) qui permet aux entreprises d’adapter le temps de travail de leurs salariés au « temps des marchés ». Il faut comprendre les réformes les plus récentes – loi Travail de 2016 et ordonnances Pénicaud de 2017 – en les situant dans ce processus de renversement du droit du travail, qui est de moins en moins un droit de la protection – et encore moins de l’émancipation – du Travail et de plus en plus un droit de la sécurisation du Capital.

Cette liquidation du droit du travail, au double sens de la destruction du droit du travail d’« avant » et de la quête impossible de rendre le travail aussi liquide que le capital, implique une redéfinition du rôle des organisations syndicales. La négociation collective, dans sa logique de pérennisation des acquis et d’empilement au plus favorable des garanties collectives, visait à réduire les incertitudes du marché capitaliste pour les salariés, voire même à le dépasser. Dans le nouveau « modèle social » visé par les néolibéraux, il s’agit plutôt de conduire les syndicalistes et, par leur intermédiaire, tous les salariés, à intérioriser comme une donnée indépassable les incertitudes du marché, les baisses de salaire, le changement de poste de travail ou la perte d’emploi. Dans le sillage des accords « offensifs » et « de compétitivité » introduits par les réformes précédentes et maintenant généralisés, les syndicats sont même désormais appelés à endosser une partie du pouvoir disciplinaire de l’employeur. C’est à la condition qu’ils participent à légitimer les stratégies de l’entreprise par leur contribution au « dialogue social » que les syndicats sont reconnus et valorisés[9].

C’est également ce qu’illustre la politique de « valorisation des parcours syndicaux », qui passe notamment par la mise en place de dispositifs permettant aux syndicalistes de faire reconnaître les compétences, savoirs et savoir-faire acquis à travers leurs mandats, dans l’optique de faciliter leur progression de carrière ou leur reconversion professionnelle[10]. Complétée par la fusion des instances représentatives du personnel (IRP) dans le nouveau Comité social et économique et la limitation dans le temps du nombre de mandats, cette nouvelle économie des mandats syndicaux poursuit le sentier de la professionnalisation des fonctions de représentant du personnel. Elle semble annoncer la formation d’un circuit permanent de recyclage de « professionnels du dialogue social » éloignés des salariés du rang et invités, à l’issue de leur mandat, à se reconvertir dans l’encadrement de l’entreprise ou sinon en dehors d’elle.

 

Les contradictions du « nouveau modèle social »

À l’ancien modèle de citoyenneté sociale conçu, dans l’esprit de « démocratie sociale » proclamée à la Libération, comme un droit universel de tou.te.s les travailleur.se.s, tend à se substituer un régime faisant procéder la citoyenneté de l’entreprise. À l’affirmation d’une autonomie politique du travail se substitue une citoyenneté subalterne conditionnée par le statut d’emploi. Mais la construction de ce nouveau modèle ne va pas sans contradictions, car elle repose sur l’invisibilisation de pans entiers de la réalité sociale.

La mesure électorale de la représentativité constitue en France, dans un contexte de faible syndicalisation, la principale source de légitimité politique des syndicats. Or, d’importantes fractions du monde du travail sont exclues du dispositif : tous ceux qui sont dans des entreprises de plus de 10 salariés mais qui sont dépourvus d’IRP, tous les chômeurs, tous les retraités, tous les jeunes en formation, mais aussi tous les précaires qui ne restent pas assez longtemps dans une entreprise pour être comptabilisés dans ses effectifs ou qui n’y travaillent plus quand se tiennent les élections.

Sans oublier tous ces nouveaux actifs « ubérisés », qui sont bien des travailleurs au sens où ils ne peuvent profiter d’une quelconque rente garantie par un capital pour subvenir à leurs besoins et doivent mobiliser leur force de travail contre un revenu pour vivre ; qui sont donc bien économiquement dépendants, même s’ils ne sont pas juridiquement reconnus comme des salariés. Auparavant, il existait des élections prud’homales, et même avant les élections à la Sécurité sociale, qui permettaient de s’adresser à l’ensemble des travailleurs. Cette possibilité a disparu et les réformes restreignent de plus en plus le champ du « travail » que les syndicats représentent légalement.

De même, le projet de refondation des relations professionnelles autour d’une vision idéalisée de l’entreprise comme un lieu de dialogue et d’harmonie sociale, que viendrait parachever la réforme annoncée pour 2018 de l’objet social de l’entreprise, néglige le fait que la conflictualité sociale reste un fait bien ancré dans le monde du travail[11]. L’évolution du paysage syndical n’est donc pas le reflet de l’apathie ou du découragement des salariés face au néolibéralisme triomphant, même si elle a des effets en retour sur le niveau et l’état de la conscience de classe. Elle éclaire plus sûrement la réalité contradictoire qui voit se combiner une conflictualité latente sur les lieux de travail avec les difficultés croissantes qu’éprouvent les syndicats à mobiliser les salariés, tout particulièrement à l’échelle interprofessionnelle, comme l’ont illustré les échecs de 2016 et 2017 face aux réformes du droit du travail.

Pour le mouvement syndical s’impose ainsi la nécessité d’un jeu dialectique entre l’action dans le cadre des « formes politiques » instituées et la capacité à se projeter au-delà des formes cristallisées du travail salarié. Redonner de l’air au syndicalisme de transformation sociale implique de réfléchir à des plans ambitieux de syndicalisation des travailleurs, spécialement des plus précaires et des travailleurs ubérisés, afin de redonner de la voix aux secteurs du monde du travail qui sont exclus des canaux institués de la représentation syndicale.

L’accélération de l’offensive néolibérale depuis la crise de 2007-2008[12] implique une double réponse. Sa violence appelle la constitution de larges fronts unitaires d’opposition aux points les plus contestés des réformes, ce qui a sans doute été raté lors de la séquence d’opposition aux ordonnances Pénicaud. Sur un plan directement politique, le brouillage du clivage gauche/droite occasionné par le rapt macronien pourrait donner l’occasion de reconstruire ce clivage sur une base de classe, c’est-à-dire de retracer une frontière dans le champ social et politique séparant les forces qui, au nom de la « rénovation du modèle social français », cherchent à liquider les institutions anticapitalistes du salariat, des autres qui entendent les préserver[13].

Une telle stratégie d’alliance politico-syndicale reliant acteurs associatifs, culturels, syndicaux et politiques pour la reconquête de la démocratie économique et sociale suppose de relancer le débat dans le mouvement syndical sur les frontières légitimes de son action, car une telle reconquête ne pourra faire l’économie des médiations politiques.

 

Notes

[1] L’ordre n’a pas bougé pour les autres : 15,6 % pour FO, 9,4 % pour la CFE-CGC et 9,3 % pour la CFTC. Avec respectivement 4,3 et 3,5 % des suffrages, l’UNSA et Solidaires restent en dessous du seuil de la représentativité nationale interprofessionnelle.

[2] M. Noblecourt, « Syndicalisme : la CFDT détrône la CGT de la première place », Le Monde, 31 mars 2017.

[3] « Calculs de représentativité non fiables : ne croyez pas au bobard que la CFDT est passée devant la CGT », G. Filoche sur son blog, 31 mars 2017.

[4] 5,5 millions de salariés ont participé à ce vote qui résulte de l’agrégation du scrutin des salariés agricoles (janvier 2013), du vote des TPE (janvier 2017) et des élections pour les représentants du personnel qui se sont tenues dans les entreprises entre janvier 2013 et décembre 2016. Pour une analyse critique de ce dispositif, voir K. Yon, « Malaise dans la représentativité syndicale », Le Monde diplomatique (inédit en ligne), juin 2017.

[5] À la fin des années 1960, la CGT recueillait près de 60 % des suffrages portés sur les listes syndicales aux élections des comités d’entreprise. Vingt ans plus tard, elle ne pesait plus que 30 %.

[6] O. Jacod, R. Ben Dhaou, « Les élections aux comités d’entreprise de 1989 à 2004 : une étude de l’évolution des implantations et des audiences syndicales », Documents d’études Dares, 2008, n° 137.

[7] C. Offe, H. Wiesenthal « Deux logiques d’action collective » (1985), Participations, 2014/1, p. 147-172.

[8] T. Haute, « Évolutions du paysage syndical et évolutions du salariat : une analyse des élections aux Comités d’Entreprise (2009-2016) », article à paraître dans la Revue de l’IRES.

[9] J. Dirringer, « L’esprit du dialogue social : de la loi du 20 août 2008 aux accords collectifs relatifs au droit syndical et à la représentation des salariés », La Revue de l’IRES, 2015/4, n° 87, p. 125-151.

[10] V.-A. Chappe, C. Guillaume, S. Pochic, « Négocier sur les carrières syndicales pour lutter contre la discrimination. Une appropriation sélective et minimaliste du droit », Travail et emploi, 2016, n° 145, p. 121-146.

[11] Pour une analyse stimulante des luttes des travailleurs dans d’autres pays d’Europe et de leur contribution à l’émergence de « subjectivités résistantes », voir D. Bailey, M. Clua-Losada, N. Huke et O. Ribera-Almandoz, Beyond defeat and austerity: Disputing (the critical political economy of) neoliberal Europe, Londres et New York, Routledge, 2017.

[12] B. Amable, S. Palombarini, 2017, L’illusion du bloc bourgeois : Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir.

[13] Sur cet enjeu de défense des institutions du salaire, voir B. Friot, Vaincre Macron, Paris, La Dispute, 2017.

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