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Alors que la répression déployée par l’État iranien a fait près de 200 morts en trois semaines, le soulèvement populaire qui défie le régime ne faiblit pas. HB et AB sont membres d’un collectif d’Iranien·nes en France, féministes et queers anticapitalistes et internationalistes, qui a organisé plusieurs rassemblements et actions en soutien au mouvement populaire en Iran. Ils reviennent pour Contretemps sur le mouvement actuel et la vague de contestations que connait l’Iran depuis 2009. Par souci de précaution, ils préfèrent rester anonymes. Cet entretien a été réalisé le 3 octobre dernier.

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Contretemps – Pouvez-vous rappeler ce qui a déclenché le mouvement populaire actuel en Iran et comment celui-ci s’est développé dans tout le pays ?

HB et AB – Le soulèvement actuel a été déclenché après la mort de Jîna Mahsa Amini, une jeune femme de 22 ans, à Téhéran. Jîna était originaire de Saqqez, une ville du Kurdistan d’Iran. Cela a déclenché des rassemblements, dans un premier temps devant l’hôpital où elle avait été emmenée. Mais le véritable point de départ a été l’enterrement de Jina, où l’on a accusé tout de suite les dirigeants du pays comme étant coupables de ce meurtre. Les slogans ont immédiatement demandé la fin du régime, et le mot d’ordre le plus repris était « Jin, Jiyan, Azadî », c’est-à-dire, « femme, vie, liberté ». Ce slogan s’est propagé partout dans le pays. Cet événement est important parce qu’on n’a pas fait comme pour un enterrement normal ; des femmes kurdes ont pris la parole pour accuser le régime et ont revendiqué l’égalité. Ça a été vraiment l’événement déclencheur de cette insurrection.

Le gouvernement voulait organiser rapidement cet enterrement. À trois heures du matin, la ville a été encerclée par les forces de l’ordre pour empêcher la population des villes voisines de rejoindre l’enterrement, mais les habitants de Saqqez sont sortis dans la rue et ont permis que les autres personnes puissent entrer dans la ville. Une grande cérémonie a été organisée, et ce qui était touchant, c’est que les femmes ont pris la parole, en particulier les enseignantes. Ça s’est inscrit dans une mobilisation depuis plusieurs années. À Saqqez les travailleur.ses sont actif.ves. Il y a eu beaucoup d’arrestations le premier mai dernier qui ont touché en particulier les plus connus des activistes parmi les travailleur.ses, et en juin, ce sont une vingtaine d’enseignant.es qui ont été arrêté.es. Il y avait donc déjà une certaine mobilisation sur place, et c’est grâce à ces travailleur.ses mobilisé.es que la cérémonie s’est transformée en événement.

Contretemps – Comment est-on passé d’un évènement local à une mobilisation d’ampleur nationale ? Et qui se mobilise depuis l’enterrement de Jîna ?

HB et AB – Il y a eu d’abord des manifestations dans quelques endroits, au Kurdistan, à Téhéran, dans d’autres villes, les universités. Cela s’est propagé très vite, et aujourd’hui, les 31 provinces iraniennes sont touchées par le mouvement. On parle de 80 villes qui auraient connu des soulèvements, et il y a des villes qui tous les soirs connaissent des manifestations, des scènes d’affrontement avec la police anti-émeutes. C’est donc assez répandu au niveau géographique. Si l’on considère Téhéran, la mobilisation a lieu aussi bien dans les quartiers riches que dans les quartiers pauvres, dans des quartiers qui n’avaient pas été concernés par les mobilisations antérieures.

C’est un mouvement transclasses, mais également un mouvement qui touche différentes minorités ethniques. Le mouvement a été déclenché au Kurdistan, et ce n’est pas anodin, parce que le Kurdistan est très politisé, et c’est aussi une région où il y a beaucoup de répression ; les premières cibles de la répression de l’État sont très souvent des militants kurdes. Mais le mouvement a produit une solidarité dans tout le pays et parmi d’autres minorités ethniques comme par exemple les Azerbaidjanais d’Iran qui soutiennent le peuple kurde en disant que l’Azerbaïdjan est le refuge des Kurdes. On constate la même chose dans le Baloutchistan d’Iran qui a été aussi fortement réprimé. Autrement dit, les Kurdes représentent les autres ethnies, dans leur affrontement face à l’État.

Contretemps – On constate en effet que le poids des Kurdes est important dans le déclenchement du soulèvement et ses suites. De même, dans certains rassemblements de soutien en France, on observe une forte présence kurde. Comment expliquer que cela n’ait pas été un frein au développement de la mobilisation dans tout le pays ?

HB et AB – Le Kurdistan était prêt à réagir à un tel contexte et à mobiliser les gens. Cela ne veut pas dire que si Jîna avait été originaire d’une autre ethnie, on n’aurait pas eu la même chose, mais peut-être que ça n’aurait pas pris une telle dimension. En plus des soulèvements depuis 2009, on a connu de nombreuses grèves, particulièrement à partir de 2016. Le peuple s’est donc préparé pour descendre dans la rue. Mais la mobilisation n’a pas été vue comme une mobilisation des Kurdes, les slogans kurdes ont été repris par d’autres communautés, les Turcs d’Iran ont affiché leur solidarité avec les Kurdes… tout cela a favorisé une unité entre les différentes communautés, alors que le gouvernement essaye depuis des années de créer des tensions entre Turcs et Kurdes. Et donc ça a dépassé très vite la question du Kurdistan, du hijab, de la mort d’une jeune femme kurde… Ça a commencé au Kurdistan, mais ça ne finira pas au Kurdistan.

Par ailleurs, le Kurdistan n’est pas la seule région touchée par les révoltes populaires récentes. En juillet 2021, il y a eu une révolte dans la province du Khuzestan, suite à une très importante pénurie d’eau, dans une région par ailleurs riche en pétrole[1]. Durant cette révolte, plusieurs manifestants ont été abattus et des centaines ont été arrêté.es. Il y a eu dix jours de révolte, et ça a provoqué des soutiens dans d’autres régions, mais le soulèvement ne s’est jamais vraiment propagé dans le reste du pays. Là on est dans une situation très subversive, peut-être révolutionnaire, car on est arrivés à un point de non-retour pour une bonne partie de la population.

Depuis 2017, toutes les révoltes avaient quelque chose de radical comme aujourd’hui, elles visaient directement le régime, et n’attendaient plus rien de l’opposition entre le régime et les réformateurs. Il y a quelques mois, en mai dernier, la construction d’un centre commercial a entrainé la mort d’une quarantaine de personnes à Abadan, à nouveau dans le Khuzestan. Le propriétaire du centre commercial est proche du régime, des pasdarans[2], et tout de suite les protestations qui ont suivi ont demandé la fin du régime.

En dehors des séquences insurrectionnelles de 2017 et de 2019, le pays connaît une vague régulière de contestation depuis au moins 7 ans : les ouvriers contre la précarisation du travail et les privatisations – notamment la lutte des ouvriers de Haft Tapeh et des habitant.es de Shoush, les ouvriers du complexe d’acier de Ahvaz… ou la grève des travailleurs de plusieurs grandes raffineries de pétrole, les retraité.es, les infirmières, les étudiant.es, les grandes mobilisations des enseignant.es de l’Éducation nationale, les routiers, les chauffeurs de bus, etc. À titre d’exemple, l’année 1400 du calendrier iranien (c’est-à-dire du 21 mars 2021 jusqu’au 21 mars 2022), a été l’une des années les plus mouvementées de ces quatre dernières décennies quant aux contestations ouvrières et salariales. Le mouvement de 2022 n’est donc pas apparu dans un ciel serein pour le pouvoir de Téhéran.

Contretemps – Par rapport aux soulèvements précédents que le pays a connus depuis 2009, constate-t-on des changements dans la composition des manifestations, dans les caractéristiques des personnes mobilisées ? 

HB et AB – Si on compare avec les autres soulèvements massifs qui ont eu lieu en 2009, 2017 et 2019 – il y en a eu d’autres mais de moindre importance, ou plus anciens dans les années 1990 –, ce n’est pas les mêmes dynamiques. En 2009, il s’agissait plus d’un mouvement réformiste, composé des classes moyennes, particulièrement au nord de Téhéran et dans les grandes villes centrales du pays comme Ispahan, Tabriz, Shiraz où l’on trouve les classes moyennes. Les revendications étaient tournées vers des réformes et des changements au sein du mouvement, même si la dynamique du mouvement l’avait fait évoluer.

Au départ, les manifestants revendiquaient majoritairement le respect du résultat des élections, et contestaient la réélection frauduleuse de Ahmadinejad, mais, au bout de 8 mois, vers la fin du mouvement, les slogans se sont radicalisés et visaient plus directement Ali Khamenei, le guide suprême. En 2017, la crise économique, qui n’était pas seulement due aux sanctions états-uniennes, a provoqué une explosion parmi les gens ordinaires, particulièrement au sud de Téhéran, là où habitent les classes populaires, et dans une centaine de petites villes dont on entendait le nom pour la première fois, dans des régions très défavorisées et marginalisées. Et en 2019, ça a été la même chose, des gens ordinaires.

Il faut savoir que du fait de la crise économique permanente, il y a beaucoup de personnes pauvres, il y a des bidonvilles dans chaque grande ville, parfois avec 30 à 40 % des habitant.es qui vivent dans ces bidonvilles. Les habitant.es de ces bidonvilles ont osé sortir dans la rue en 2017 et 2019, et maintenant, ce sont plusieurs classes qui sont mobilisées, les classes moyennes et les classes subalternes. On ne peut pas dire qu’elles agissent complètement ensemble, mais elles sont toutes dans la rue. Aujourd’hui, les classes moyennes, même les fractions les plus hautes, sont touchées par la crise, leur pouvoir d’achat est affaibli.

Et par ailleurs, la question des droits des femmes traverse toutes les classes. La République islamique est basée sur la répression des femmes, sur la propriété du corps des femmes. Si l’Islam politique insiste beaucoup sur le hijab, alors qu’il n’existait pas avant, ou pas sous sa forme intégrale, c’est qu’il est le symbole de l’Islam politique. Pour le gouvernement c’est essentiel, il cherche à stabiliser son pouvoir par l’appropriation du corps des femmes. Une grande partie des femmes sont fatiguées de porter chaque jour ce hijab. La répression des femmes s’est donc retrouvée cette année commune aux différentes classes, ce qui explique que la mobilisation ne se limite pas à un groupe social.

On voit le même phénomène concernant les différentes générations. En Iran, il y a toujours eu une grande différence et des tensions entre les générations. Les jeunes accusaient souvent les anciennes générations parce qu’elles avaient fait la révolution en 1979, mais le décalage est beaucoup moins fort aujourd’hui. Si les plus ancien.nes ne sont pas présents dans la rue, iels soutiennent les manifestations.

Contretemps – Quelles formes a pris la mobilisation ? Quels sont les slogans, les revendications, les formes d’organisation ?

HB et AB – Il n’y a pas de revendication, contrairement à 2009 par exemple lorsque le mouvement s’adressait plutôt au président qu’au guide suprême. Aujourd’hui, on ne s’adresse pas au président, ce que les gens visent, ce n’est pas le président, c’est le guide. Les mots d’ordre sont surtout « À bas la dictature, À bas la République islamique », c’est tout. Les manifestants ne parlent donc pas du tout avec le pouvoir, il n’y a pas de communication.

Le guide a parlé pour la première fois ce matin (3 octobre), pour remercier les forces de police. Le président Raïssi est intervenu à plusieurs reprises, avant et après l’intervention de Khamenei, mais il est complètement aligné sur le guide. Sa ligne est d’expliquer que le soulèvement est téléguidé de l’extérieur. Il remercie les forces de l’ordre et continue à menacer les personnes qui manifestent leur colère, il les qualifie de casseurs et de fouteurs de trouble. Cependant il précise parfois qu’il faut distinguer entre « trouble » et « contestation » et qu’il faut entendre les critiques. Mais les personnes mobilisées attendaient surtout la réaction de Khamenei pour savoir la façon dont le régime agirait dans les jours suivants. 

À côté des slogans qui visent directement la dictature, on entend beaucoup le slogan « Jin, Jiyan, Azadî » (femme, vie, liberté). Celui-ci ne date pas des manifestations actuelles, il a une histoire, il est utilisé depuis 2005 au Kurdistan, et encore plus depuis 2013, après l’assassinat à Paris de trois militantes du PKK par les forces turques et suite aux événements de Kobané et la libération de la ville par les YPG, les unités de protection du peuple dans lesquels on trouve de nombreuses femmes qui utilisaient ce slogan. Celui-ci était donc déjà connu au Kurdistan mais aussi dans d’autres pays, à Paris, Berlin, Kaboul… Le jour de l’enterrement de Jîna, les gens ont utilisé ce slogan, et il a été repris ailleurs, en particulier à l’université de Téhéran, à côté d’autres qui remettent en cause les fondements de la République Islamique et le pouvoir des religieux.

Tous ces slogans visent l’entièreté du régime. On a aussi entendu des slogans contre les royalistes, qui disent « À bas la répression, qu’elle vienne du guide ou du Shah », ou « À bas l’oppresseur, que ce soit le guide ou le Shah », ce qui est important parce que l’opposition de droite à la République Islamique s’est rassemblée autour de la figure du fils du Shah d’Iran, Reza Pahlavi[3], qui a acquis une présence médiatique importante ces dernières années. Il y a aussi des slogans qui défendent la solidarité entre différentes ethnies, différentes populations du pays, comme « Du Kurdistan à Téhéran, tout l’Iran est dans le sang »[4], ou d’autres slogans qui sont scandés en langue turque ou en turc azéri[5].

Après la mort de Jîna, la revendication n’était pas de mettre de côté le hijab ni même d’abolir la police des mœurs, mais d’abolir l’ordre qui impose le hijab aux femmes. Le hijab est un pilier de la répression que le régime mène à l’encontre des femmes, et s’attaquer à son imposition par le régime constitue un enjeu majeur pour les contestataires. Ça ouvre un espace énorme pour lutter contre toutes les inégalités, toutes les formes d’oppression dont la République Islamique est responsable. On n’est pas dans la convergence des luttes comme on en parle en France, on fait un aller direct du particulier au général.

Il y a tout un ordre symbolique qui s’effondre. C’était impressionnant de voir beaucoup de sportifs de haut niveau, des gens très célèbres, des acteurs et des actrices – dont certaines se dévoilent –, des cinéastes, qui se sont désengagé.es vis-à-vis du régime et qui soutiennent le mouvement. Ça dit quelque chose de la profondeur de ce qui est en train de passer, de cette rupture qui traverse le pays, car il s’agit de personnes dont le travail et le statut dépendent en partie du régime, ce qu’on n’avait jamais vu à ce niveau-là auparavant. C’est le cas par exemple du plus grand footballeur de l’histoire de l’Iran, Ali Karimi[6]. Ça donne une idée de la gravité de la situation pour le régime.

Concernant les formes d’organisation collective, étant donné la répression du régime, c’est habituellement impossible de s’organiser, de créer des associations. Les gens sont à la maison et forment des groupes à travers leurs réseaux amicaux. Il peut s’agir de groupes culturels, mais aussi politiques. Par exemple des groupes qui se réunissaient pour regarder des films et discuter de cinéma, mais ils en profitent pour parler de politique. De même, il existe beaucoup de groupes qui se réunissent pour parler d’écologie ou organiser des activités pour l’environnement. Tous ces petits groupes affinitaires créent des opportunités pour s’organiser, formés par les réseaux personnels, qui permettent d’organiser le mouvement, ce à quoi il faut ajouter d’autres groupes : les syndicats des travailleur.ses, notamment les enseignant.es, les infirmier.es, les chauffeurs de bus de Téhéran, ainsi que les retraité.es et les étudiant.es.

Contretemps – On a vu qu’à Paris, le soutien aux manifestant.es iranien.nes avaient donné lieu à des manifestations organisées par différents groupes. L’opposition au régime de Téhéran ne semble pas unifiée. Quelles sont les composantes de cette opposition et sont-elles capables d’agir en commun ?

HB et AB – Il n’y a pas d’opposition au sein du régime, du moins pas d’opposition officielle. Les deux tendances, à savoir les « principialistes » et les « réformateurs » sont inscrits dans un espace politique homogène, où il n’y a pas de contestation, et pas beaucoup de jeu politique possible. Les premiers rassemblent les groupes politiques les plus proches du guide suprême et des gardiens de la révolution, plus hostiles aux libertés politiques et sociales et aux relations avec l’occident, au moins en apparence.

Rappelons que dans l’organigramme du pouvoir de la République Islamique d’Iran, le guide suprême est l’instance politique qui possède le pouvoir décisionnaire et exécutif le plus important, que ce soit sur le plan politique, économique, militaire ou judiciaire. Les gardiens de la révolution, la première force d’armée du régime, qui est en même temps la première puissance économique du pays, sont dirigés directement par le guide suprême.

Aujourd’hui, les trois pouvoirs (exécutif, judiciaire et législatif) sont dirigés par les personnes très proches de Khamenei. Beaucoup de réformistes ont soutenu Hassan Rohani lors des élections présidentielles de 2013, mais ce dernier a été le chef du conseil de la sécurité nationale pendant 16 ans et a fait partie pendant une vingtaine d’années du camp conservateur. De fait, la « séquence réformiste » s’est terminée en 2009, et cela a été particulièrement visible en 2017 quand pour la première fois les étudiant.es ont déclaré la rupture entre le peuple et les réformistes par ce slogan : « réformistes, fondamentalistes, c’est la fin de votre histoire ! »

Au niveau économique, la quasi-totalité des tendances à l’intérieur du régime sont partisanes d’une économie capitaliste, elles sont toutes d’accord pour privatiser l’économie et pour mettre en place des réformes néolibérales. Elles divergent seulement sur la question de savoir qui sont les acteurs et les partenaires de cette économie.

En face, en ce qui concerne les partis et les organisations politiques structurées en opposition au régime et à l’intérieur de l’Iran, à l’exception peut-être du Kurdistan d’Iran, on ne voit pas d’activité importante, du moins de façon non clandestine, car toute sorte d’activité politique partisane de ce genre est interdite et réprimée. Au Kurdistan d’Iran, on peut parler de trois partis et de leurs différentes branches : le Parti Démocrate du Kurdistan d’Iran (PDKI) qui s’est reformé le mois dernier en un seul parti après la fusion des deux branches du parti démocrate ; Komala (« Organisation révolutionnaire du peuple ouvrier du Kurdistan »), d’origine maoïste dans les années 1970, scindé en trois branches, qui a rompu avec le communisme et se revendique aujourd’hui du fédéralisme et de la social-démocratie ; et le parti « Pour une vie libre au Kurdistan » (PJAK ) qui est la branche du PKK en Iran. Ces partis ont beaucoup de membres à l’étranger, mais ils sont aussi actifs à l’intérieur du pays dans la clandestinité. Il y a aussi d’autres partis comme Al Ahwaziya (le mouvement de libération national de Ahwaz) au Khuzestan, et le Front Uni du Baloutchistan d’Iran.

Concernant les groupes d’opposant.es à l’étranger, il existe différentes tendances politiques au sein de la diaspora iranienne, mais aucun parti ni aucune personnalité ne font autorité aujourd’hui en Iran. Ces dernières années, une nouvelle opposition de droite est apparue en autour de la figure de Reza Pahlavi, le fils du chah. Mais on trouve aussi des activistes des droits humains, des groupes féministes, des partis et des organisations représentant différentes tendances de la gauche (de la tendance sociale-démocrate jusqu’à la gauche radicale).

Il y a aussi des groupes à tendance « nationaliste » qui se considèrent comme des héritiers du mouvement de nationalisation du pétrole et son leader Mossadegh. Aucun de ces groupes ne représente de grandes organisations. Et puis il y a les Moudjahidin du Peuple, une des organisations politiques les plus importantes lors de la révolution de 1979, fondée au départ sur une sorte d’Islam politique de gauche.

Aujourd’hui, cette organisation cherche ses principaux alliés parmi les personnalités de la droite et de l’extrême droite européenne et états-unienne et semble être isolée par rapport à d’autres groupes d’opposition. Il faut bien avoir en tête que toutes les oppositions ont subi une forte répression qui a déstructuré les pratiques partisanes en Iran. Pendant la première décennie après la révolution, plus de 10 000 militant.es ont été exécuté.es par le régime. 

Contretemps – Comment décrire l’attitude du pouvoir ?  On a pu voir une répression violente, mais il semble que tous les corps répressifs n’ont pas encore été utilisés ; comment opère la violence contre les manifestant.es ?

HB et AB – La répression est forte. Mais il semble qu’elle soit pour le moment moins forte que celle qui a eu lieu lors de la révolte de 2019 où en l’espace de moins d’une semaine, 1 500 personnes ont été tuées selon l’agence Reuters. Jusqu’aujourd’hui (3 octobre), le nombre des victimes arrive à 133. Le massacre le plus sanglant a eu lieu vendredi dernier à Zahedan, dans le Balouchistan iranien, où au moins 58 personnes ont été tuées. Les gardiens de la révolution ont également bombardé des locaux et des bases des partis kurdes iraniens en Irak et ont tué 13 personnes.

Pourtant, les pasdarans contrairement à 2019 ne sont intervenus dans la répression que de façon ponctuelle. Les forces de l’ordre (Police et la police anti-émeute) mènent la majeure partie de la répression, sous la tutelle du ministère intérieur et les basidjis[7]. Une autre particularité quant aux réactions du régime vis-à-vis de la situation concerne le long silence d’Ali Khamenei. Il n’est intervenu sur les événements qu’après plus de deux semaines d’émeutes.

Le meurtre de Jîna Mahsa Amini a suscité deux types de réactions au sein du régime. Le noyau dur du régime ne recule pas et reste sur ses positions. Les plus modérés reviennent sur la question de la police des mœurs et demandent sa suppression. Mais cette dernière position n’a pas de poids suffisant et de toute façon il semble trop tard pour faire marche en arrière. Par ailleurs, un groupe d’enseignant.es et d’étudiant.es des écoles religieuses de Téhéran, de Qom et de Mashhad ont écrit une lettre ouverte qui annonce que Ali Khamenei n’a pas de légitimité (religieuse) pour gouverner. Ce texte rejette également le principe du gouvernement des doctes sur lequel le système politique de la république islamique est bâti.

Contretemps – Est-il possible d’envisager ou d’imaginer des perspectives à ce mouvement ? Comment un mouvement aussi puissant qui s’affronte aussi directement au régime mais qui subit une telle répression, peut-il se développer ?

HB et AB – Il semble qu’on soit arrivés à un point de non-retour. En tout cas, c’est un ressenti partagé par beaucoup d’iranien.nes. L’effondrement de l’ordre symbolique et la nécessité que chacun.e ressent de choisir son camp nous poussent à y croire. Cela ne veut pas nécessairement dire que le régime tombera dans les deux mois qui viennent. Mais c’est la perspective que dans l’avenir de l’Iran, l’Islam politique n’aura aucune place dans le gouvernement.

L’autre question, c’est-à-dire celle de savoir quand et comment le régime sera renversé, dépend de plusieurs autres questions : jusqu’où le régime est-il prêt à aller dans la répression ? Le mouvement est-il capable d’engendrer ses propres formes d’organisations pour affronter et épuiser la répression du régime et pour maintenir et amplifier la mobilisation dans la durée sous différentes formes de luttes (manifs, grèves…) ? Le mouvement est-il capable de créer des formes d’organisation politique capables de gérer la séquence de la chute du régime ?

Ce qu’on voit aujourd’hui c’est que le soulèvement se poursuit après plus de deux semaines. Il y a une grande mobilisation des étudiant.es avec des grèves et des rassemblements sur les campus. Certains enseignant.es les ont rejoint.es. Les enseignant.es de l’éducation nationale ont déjà organisé deux journées de grève. Des lycéen.nes participent massivement au mouvement, même au sein de leurs établissements, ce qui ne s’est jamais produit à cette échelle depuis la révolution. Des chauffeurs routiers préparent également des grèves. Nous avons aussi vu plusieurs journées de grève des commerçants dans différentes villes, suite à une grève générale dès les premiers jours du soulèvement au Kurdistan. Tout cela nous donne l’espoir de croire que ce mouvement a la capacité de perdurer dans le temps, même si ce ne sera pas toujours possible d’occuper la rue.

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Propos recueillis par Vincent Gay.

Notes

[1] Le   Khuzestan est la province où se situe la majorité des installations pétrolières du pays. Cette région a été aussi une des lieux majeurs de confrontation militaire pendant la guerre Iran-Irak.

[2] Les pasdarans sont les gardiens de la Révolution islamique, une organisation paramilitaire dépendant directement du Guide de la révolution.

[3]Reza Pahlavi est né en 1960 à Téhéran. Il est le fils aîné du dernier chah d’Iran, se considère comme l’héritier du trône perse. Il a été formé aux États-Unis où il vit depuis la destitution de son père et demeure proche des milieux néoconservateurs états-uniens.

[4] Ou « Du sang dans tout l’Iran, du Kurdistan à Téhéran », « Blood in all of Iran, from Kurdistan to Tehran »

[5] L’azéri est une langue parlée en Azerbaïdjan et en Iran.

[6] Grande figure du football iranien, Ali Karimi s’est fait remarquer dès 2009 lorsqu’avec ses coéquipiers il arbore un bracelet vert lors d’un match de qualification pour la coupe du monde, en soutien à l’opposition au régime après les élections.

[7] Les basidjis sont une force paramilitaire iranienne fondée par l’ayatollah Khomeini afin de fournir des volontaires populaires aux troupes d’élite dans la guerre Iran-Irak. Depuis, ils sont en charge de la sécurité intérieure et extérieure de l’Iran.

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