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A partir des années 1980, l’émergence progressive de l’islam en France et son affirmation dans l’environnement quotidien (multiplication des librairies islamiques, des boucheries halal, des salles de prières, port du voile, etc.) a fait émerger un débat devenu depuis récurrent sur les allégeances des musulmans de France. L’apparition de marqueurs islamiques dans la sphère publique en bousculant le modèle républicain d’intégration nationale, attise les méfiances et génère autant de suspicions globalisantes que de raccourcis peu propices à calmer les esprits. De manière accentuée dans le contexte post-11-septembre et sur fond d’attentats terroristes (Paris, Madrid, Londres), la figure du musulman est devenue l’incarnation d’une forme certaine de dangerosité sociale. Dans les discours médiatiques et majoritaire, la variable islamique est présentée comme la seule variable explicative des comportements des populations ainsi désignées (Laurence, Vaïsse, 2007). Il y aurait une « nature islamique » posée comme problématique et les difficultés sociales que peuvent connaître les musulmans (ceux qui se disent tels ou qui sont perçus comme tels) en France sont très souvent mises en relation avec leur appartenance religieuse. L’objectif de cet article est de donner un aperçu de la situation de l’islam en France, de mettre en valeur les différentes expériences identitaires qui y sont liées et de remettre en cause la vision uniformisante et simplificatrice d’une « communauté musulmane » en France.

 

La polémique autour de la quantification des musulmans

Parmi les 16 millions de musulmans qui résident dans l’Union Européenne, près d’un tiers vit en France. L’Allemagne compte quelques 3 millions de musulmans, l’Italie et les Pays-Bas un million chacun. La quantification précise du nombre de musulmans en France reste un sujet hautement controversé, on sait néanmoins que le pays compte la plus large population musulmane de l’Union et qu’elle représente environ 7% de la population française. Les chiffres qui circulent oscillent entre 4 et 6 millions selon les circonstances et des intérêts en jeu. En l’absence de statistiques officielles (la législation française en ce domaine interdit de distinguer les citoyens français et les résidents étrangers en fonction de leur croyance ou de leur appartenance ethnique) les spéculations sont ouvertes avec les problèmes méthodologiques que cela engendre (comment distinguer l’appartenance culturelle de l’appartenance cultuelle ? Peut-on étiqueter un individu comme musulman en fonction de son origine ? etc.). Suite à l’enquête sur l’histoire familiale de l’INED conjointe au recensement de 1999, Michèle Tribalat (1995) a pu estimer (à partir du pays d’origine et de la filiation sur trois générations) une population potentiellement musulmane à 3,7 millions de personnes. Nombre auquel elle ajoute les convertis à l’islam, soit environ 4 millions de personnes. La moitié de ces musulmans potentiels sont des citoyens français. L’islam est considéré comme la deuxième religion de France.

La population potentiellement musulmane est principalement concentrée dans quatre régions françaises : 35% des musulmans de croyance ou de naissance vivent en Ile-de-France, 20% en Provence-Alpes-Côte d’Azur, 15% en Rhône-Alpes, 10% dans le Nord-Pas-de-Calais (Laurence, Vaïsse, 2007). Très peu de musulmans sont installés dans la partie ouest de la France.

Il est impossible de considérer la « communauté musulmane » comme un tout homogène (Roy, 1998). On peut dénombrer quelques 123 nationalités d’origine différentes chez les musulmans en France (Tebbakh, 2006), même si l’écrasante majorité (plus de 80%) est originaire du Maghreb (principalement d’Algérie et du Maroc, suivie de la Tunisie).

 

La visibilisation de l’islam

Les premiers musulmans en France sont arrivés avant la première guerre mondiale, mais l’essentiel de la vague d’immigration maghrébine s’est constituée durant les « Trente Glorieuses ». Cette immigration alors essentiellement masculine, jeune, peu cultivée était encadrée par les syndicats et les associations de travailleurs maghrébins. Se considérant comme de passage en France cette population avait plutôt tendance à refouler son appartenance islamique dans la sphère privée. Jusque dans les années 1970, très peu de signes de culte musulman étaient visibles en France. En dehors du cimetière du Père Lachaise –premier cimetière français à avoir aménagé en 1855 un espace musulman – et de la Grande Mosquée de Paris – inaugurée en 1926 pour rendre hommage aux soldats musulmans morts pour la France lors du premier conflit mondial – les manifestations symboliques de la présence de l’islam en France sont peu nombreuses. L’islam est longtemps resté sur le territoire une religion confinée « dans l’espace intime des demeures ou plutôt des foyers, des hôtels garnis ou des arrières boutiques » (Césari, 1997). On sait très peu de chose sur les pratiques religieuses des primo-arrivants durant cette période. Quelques témoignages permettent de voir cependant que le rapport à la religion était assez lâche. Des conditions de travail contraignantes et le sentiment persistant parmi les travailleurs de n’être qu’en transit en France ont fait passer la religion au deuxième rang des priorités. La consommation d’alcool, les rapports sexuels extraconjugaux et autres entorses à la religion n’étaient pas exceptionnels. Pour les primo-arrivants, l’islam n’était pas de la première importance.

Après l’arrêt de l’immigration en 1974 et les lois sur le regroupement familial, la situation va évoluer. Des revendications pour la mise en place de conditions décentes d’exercice du culte islamique en France se font entendre exprimant un besoin tant de reconnaissance que de dignité. Besoin de reconnaissance, car l’enracinement des immigrés dans l’Hexagone va susciter un nouveau rapport à l’environnement extérieur. Les projets de vie vont se recentrer sur la société d’accueil même si tout espoir de « retour au pays » n’est jamais abandonné. Les familles se retrouvent et se recomposent, de nouveaux enfants naissent sur le territoire français. Besoin de dignité, car cette demande religieuse se comprend aussi à la lumière de l’échec du projet migratoire. La migration était à l’origine un projet de déplacement temporaire dans l’objectif de réinvestir à terme dans le pays d’origine, mais la France n’a pas été l’eldorado escompté. Les questions religieuses jusqu’alors vécues ou du moins laissées comme accessoires vont faire surface. L’islam a pu apparaître alors comme un moyen de recomposer l’unité perdue et de compenser les conséquences sociales de l’impossibilité du retour sur fond de crise économique et de montée du chômage. La mosquée ou la salle de prière à l’échelle du quartier permettent la recomposition de liens communautaires et de sociabilité. La religion musulmane devient, pour certains, un mode d’affirmation de soi et de résistance au monde extérieur. Elle constitue une identification sociale et fonctionne comme une nationalité de substitution ou de compensation principalement pour la première génération (Césari, 2006).

Les besoins des musulmans sont nombreux, il s’agit notamment d’installer des lieux de culte permanents, de rendre possible l’éducation religieuse des plus jeunes, de penser la question des obsèques (circulaire du 28/11/1975 autorisant les maires à mettre en place des carrés musulmans dans les cimetières). La France n’est plus perçue comme lieu de passage, mais comme un espace d’exercice de la citoyenneté, et pour les générations nouvelles comme une terre natale. Les revendications de création de carrés musulmans dans les cimetières sont alors une revendication à forte charge symbolique puisqu’elles signifient le renoncement à l’inhumation en terre d’islam. Elles témoignent d’une volonté d’ancrage définitif dans le sol. Comme le fait remarquer A. Aggoun (2006) « L’intégration passe avant tout par la désintégration du corps ici, en France. »

Les négociations pour l’obtention ou la construction de lieux de cultes se font essentiellement au niveau local. Les fidèles sont amenés à traiter directement avec les municipalités, les responsables des sociétés HLM. En se constituant en association (grâce à la loi du 9 octobre 1981) les musulmans ont pu officialiser leur place dans ces négociations.

Les difficultés principales auxquels ils se heurtent résident dans les possibilités de construction de nouveaux édifices religieux. D’une part les obstacles pour l’obtention d’un permis de construire sont nombreux, les municipalités ne se montrent pas toujours très ouvertes vis-à-vis de cette irruption de l’islam dans le paysage municipal. Et même en dépit de l’obtention d’un permis de construire les musulmans ne sont pas toujours à l’abri de revirement de situation (Cf. Charvieu-Chavagneux 1989). Par ailleurs, la principale difficulté reste celle liée au financement des mosquées. L’Etat français ne participe en principe pas du tout à la construction de lieux de cultes depuis la loi de 1905. La récolte de fond au sein de la communauté locale ne peut être suffisante à la couverture des travaux. On fait appel alors à une aide extérieure (généralement les pays du Golfe, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’orientation religieuse de la mosquée). D’autres essaient de construire à côté des mosquées des centres culturels qui peuvent bénéficier de subventions.

A l’heure actuelle on compte quelques 70 carrés musulmans en France (une vingtaine en Ile de France, dont celui de Bobigny mis en place en 1934 qui est le seul cimetière en France à ne regrouper que des sépultures musulmanes). Le Nord-Pas-de-Calais en compte 15. Les librairies islamiques se sont multipliées, comme ce fut le cas par exemple dans la rue Jean-Pierre Timbaud à Paris, et dans le quartier de la Goutte d’Or au début des années 80 (El-Alaoui, 2006). Quant aux lieux de cultes, s’il n’en existait qu’une centaine au début des années 1970, en 1997 le ministère de l’intérieur décomptait 1600 "mosquées" dont beaucoup n’étaient en fait que des salles de prière (plus des 2/3 ne pouvant accueillir qu’une cinquantaine de fidèles). Huit peuvent accueillir plus de 1000 personnes. Quelques unes sont mosquées architecturales avec un petit minaret, c’est le cas de Lille, Roubaix, Evry, Mantes-la-Jolie, Montpellier, Lyon, Paris, Strasbourg.

La visibilisation de l’islam dans l’espace public à partir des années 1970 et surtout 1980 sur fond d’un contexte international peu propice à calmer les esprits, n’a pas pu empêcher la naissance d’une anxiété et de représentations suspicieuses à son endroit. Certains pensent pouvoir y déceler des manipulations extérieures (Kepel, 1987, 1994) visant à déstabiliser politiquement la France (révolution islamique en Iran, mobilisation des masses autour de l’islam dans le monde arabo-musulman, affaire Rushdie, etc.) En plaquant la situation internationale sur le contexte français, on occulte l’innovation sociale que constitue l’affirmation de l’islam dans un contexte non islamique.

 

L’émergence d’un islam de France

Il reste aujourd’hui inapproprié de considérer la population musulmane en France, et plus largement en Europe, comme un tout uniforme. Pour Olivier Roy (1997), l’appréhension des musulmans d’Europe comme « communauté » « relève d’une construction et non de la reconnaissance d’un fait, ne serait-ce que par la diversité ethnique et linguistique des origines, mais surtout par la variété des stratégies de groupe ou de conduites individuelles visant à inscrire le fait islamique dans les sociétés européennes». A travers l’émigration, les communautés d’origine tendent généralement à voir leur homogénéité menacée. L’expérience de l’exil génère automatiquement des recompositions identitaires, des « bricolages ». De nombreuses recherches qualitatives, celles de Césari (1994), Khosrokhavar (1997), Tietze (2002), Venel (2004) ou Kakpo (2007) parmi d’autres, ont bien mis en valeur les différents rapports à la religion observés au sein de la population musulmane et rendent compte d’une réalité diversifiée et évolutive: simple croyance, pratique traditionnelle ou rituelle, recherche spirituelle du message divin, pratique intermittente, islam d’affichage… La religion musulmane en France, mais au-delà en Europe suit en cela l’évolution de la plupart des autres religions comme le montrent les recherches de Danièle Hervieu-Léger (2001), elle est entrée dans la modernité religieuse. Le fait religieux dans nos sociétés contemporaines n’est plus un fait collectif mais s’exprime au travers du prisme de l’individualisme contemporain et de la promotion du libre arbitre. Autrement dit la religion ne s’appréhende plus comme une norme imposée de l’extérieur, comme un automatisme hérité par filiation mais bien comme une expérience personnelle, un cheminement singulier, un choix individuel. On est passé d’une religion subie à une religion choisie et ce qu’elle que soit la religion considérée.

Un clivage générationnel important est notamment à prendre en considération. L’islam tel qu’il est vécu et transmis par les parents est, dans bien des cas, différent de celui perçu et, ou non, pratiqué par les nouvelles générations. Babès (1996) et Khosrokhavar (1997) font ainsi état d’un nouveau rapport au religieux chez les jeunes, correspondant à de nouvelles attentes et à une nouvelle spiritualité. Les nouvelles générations ne s’inscrivent pas dans la logique de leurs parents, celle de préserver un patrimoine culturel et symbolique, celle de réactiver par l’intermédiaire du religieux le lien avec le pays d’origine. Que ces jeunes aient ou non été exposés à l’islam par l’intermédiaire de leurs parents ou de leurs grands-parents au cours de leur enfance, qu’ils aient ou non reçu, dans le cadre familial, une éducation religieuse au moins minimale, on retrouve dans leur discours l’affirmation de la dimension élective de l’appartenance religieuse. L’islam de France s’exprime donc au travers d’un processus d’individualisation du croire valorisant le choix personnel et rationalisant le rapport à l’observance. Cette démarche implique aussi alors souvent une prise de distance d’avec l’islam de la coutume, l’islam ethnique très emprunt de la culture nationale d’origine des parents. Cette rupture est particulièrement nette chez les jeunes filles (Venel, 1997, Weibel, 2000).

Ces éclairages invitent à ne pas uniformiser les subjectivités islamiques et à ne pas enfermer les musulmans dans une catégorie homogène et aliénante. Il y a une multiplicité de manières de vivre sa religion, de la pratiquer tout comme il y a une multiplicité de manière de s’affirmer musulman.

 

D’un islam de croyance à un islam identitaire ?

Il reste que, à partir de la fin des années quatre-vingt, pour bon nombre de jeunes d’origine maghrébine, la définition de soi passe par la revendication de la dimension islamique de leur identité. Même si les jeunes qui se revendiquent de l’islam à l’heure actuelle ne mettent pas tous la même chose dans la religion, cette évolution sensible est à rapprocher de multiples facteurs (notamment la difficulté de s’inscrire dans un conflit social qui les représente, mais aussi les problèmes d’insertion économique, malgré les diplômes ou la volonté de réussir). Le racisme et l’exclusion dont ils sont victimes sont vécus comme une atteinte personnelle qui empêche l’épanouissement, crée « des chaînes au cerveau » et bloque les stratégies d’avancement personnel et social (Eid et ali., 2007). Les jeunes qui en font les frais expriment un fort désir d’autodétermination et d’authenticité comme sujets, et revendiquent une société capable d’assurer le respect des droits individuels et des choix identitaires. L’islam peut être ainsi posé comme une dimension fondamentale de leur identité culturelle et sociale. C’est alors le seul bien culturel et symbolique qu’ils puissent spécifiquement revendiquer face aux « Français de souche » (Laurence, Vaïsse, 2007). Le seul bien qui leur permette de transformer l’exclusion subie en une différence volontairement assumée. On voit ici clairement que l’espace identitaire peut être pensé comme espace de résistance.

La hausse des appartenances déclarées à l’islam (Brouard, Tiberj., 2005) s’apprécie selon nous avant tout en fonction de sa dimension identitaire plus que religieuse. En outre, il faut bien voir également que cette « conscience musulmane » qui tend à émerger est tout à la fois le résultat d’une injonction, d’une prescription en provenance de l’extérieur que d’une démarche intérieure assumée. La focalisation du débat public sur l’islam  et le regard catégorisant de la culture nationale dominante a cristallisé un esprit de solidarité islamique. Cette appartenance islamique revendiquée par beaucoup et affichée par certains, correspond moins à un véritable retour au religieux, à une ré-islamisation qu’à une volonté de se revendiquer de l’identité discriminée (la revendication d’appartenance n’étant pas forcément relayée par une expérience concrète.)

D’autre part, la religion d’origine de ces jeunes issus de l’immigration, qu’elle soit pour l’heure assumée, recomposée ou rejetée, fonctionne, certes, comme une « empreinte identitaire », mais ne constitue pas leur seul et unique pôle de référence. Le repli sur l’identité religieuse et l’exhibition de marqueurs islamiques, bien qu’ils constituent des comportements particulièrement bruyants à l’heure actuelle en France, restent minoritaires, la plupart considérant la religion comme une affaire privée.

 

Français comme les autres?

L’affirmation de l’islam en France et la mise en place progressive d’un islam de France s’est accompagnée d’une perception angoissée et suspicieuse de la part de l’opinion publique. Tout se passe comme si les problèmes rencontrés par les musulmans en France leur étaient spécifiques et étaient principalement à mettre en relation avec leur religion. Dans le contexte post-11 Septembre, cette tendance s’est accentuée. Les citoyens musulmans de confession ou d’origine sont soumis de manière exacerbée à un processus de relégation perpétuelle au statut de corps « étranger », inassimilable à la nation.

On aboutit à des contresens dans l’interprétation d’événements particuliers : on peut ainsi mentionner un certain type de discours rencontré dans la presse internationale (notamment) concernant les émeutes de novembre 2005, discours focalisant sur la question de la polygamie en « banlieue », sur le rôle joué par l’islam… A tel point qu’une partie des musulmans eux-mêmes ont fini par penser qu’ils devaient prendre parti (Laurence, Vaïsse 2007) : c’est le sens de la fatwa lancée par l’UOIF en novembre 2005 qui interdisait  « à tout musulman recherchant la satisfaction et la grâce divines de participer à quelque action qui frappe de façon aveugle des biens privés ou publics ou qui peuvent attenter à la vie d’autrui ».

Les musulmans (quel que soit leur rapport à leur religion d’origine) sont régulièrement placés d’emblée dans une situation de citoyen de seconde zone du fait de leur appartenance religieuse supposée. Ils sont soupçonnés de manquer de loyauté à l’égard de la France (ainsi qu’en « attestent » les commentaires à chaud des sifflets de l’hymne national lors des rencontres de football France-Algérie en 2001, France-Maroc en 2007 et France-Tunisie en 2008). Les « fantasmes huntingtoniens » d’un choc inéluctable des civilisations, imprègnent fortement la perception que l’opinion publique se fait des musulmans.

Dans ce climat soupçonneux, l’enquête mise en place par deux chercheurs du CEVIPOF (Brouard et Tiberj, 2005) permet d’aller à l’encontre d’un certain nombre de lieux communs concernant cette population spécifique et offre un portrait nuancé de ces « nouveaux Français », pour reprendre leur terminologie. Les populations issues de l’immigration maghrébine, africaine et turque se distinguent en effet peu de leurs compatriotes. « Ils sont loin d’être en marge ou en rupture avec la société française et ses principales valeurs ». L’enquête pointe néanmoins un certain nombre de spécificités qui avaient déjà été mises en valeur par plusieurs recherches, nous pensons à celles d’Anne Muxel (1988), de Jocelyne Césari (1994), de Shérazade Kelfaoui (1996), ou encore plus récemment de Claude Dargent (2003). Ces populations apparaissent politiquement plus à gauche que le reste des Français (76 % d’entre eux se déclarent proches d’un parti de gauche), indépendamment de leur situation sociale. Les Français issus de l’immigration semblent ainsi raisonner politiquement en fonction de leur milieu social d’origine et non de celui dans lequel ils évoluent. Il reste que ces chiffres mériteraient d’être affinés par des données tenant compte des disparités territoriales.

L’enquête du CEVIPOF montre en outre que la citoyenneté exprimée par ces nouveaux Français ne se réduit pas à une alternative entre identité nationale et identité culturelle, « francité » et « particularité ». Les différentes appartenances s’articulent, s’enchâssent, se répondent. Il apparaît que les identités nationales et religieuses plutôt que de s’exclure, se situent sur des dimensions différentes. Il en va de même pour la proximité au pays d’origine de la famille qui ne s’oppose pas à la proximité avec les Français. L’importance de la proximité locale et du quartier, qui peut avoir un caractère communautaire, ne va pas non plus à l’encontre de l’identité nationale.

Les résultats de cette enquête quantitative viennent appuyer de nombreux éléments mis en lumière par les études de terrain en ce qui concerne l’individualisation du croire, l’érosion des pratiques communautaires et la compréhension de la multiplicité de leurs modes d’incorporation à la société (Cf. Bruno Étienne, Olivier Roy, Valérie Amiraux, Nikola Tietze, Farhad Khosrokhavar, Jocelyne Césari, Nathalie Kakpo, etc.). Ils permettent de poursuivre également l’exploration des univers politico-religieux liés à l’islam, amorcée dans plusieurs travaux (Vincent Geisser, Christophe Bertossi, Nancy Venel) et qui ont révélé l’existence de rapports pluriels à la citoyenneté et à l’islam. Ces travaux ont déjà montré que la religion d’origine des jeunes issus de l’immigration maghrébine fonctionne, certes, comme une « empreinte identitaire », mais ne constitue pas leur seul et unique pôle de référence. Le repli sur l’identité religieuse et l’exhibition de marqueurs islamiques, bien qu’ils constituent des comportements particulièrement médiatisés à l’heure actuelle en France, restent minoritaires, la plupart considérant la religion comme une affaire privée.

Les logiques d’identification à l’islam sont donc multiples, complexes et labiles. Elles évoluent en fonction de la trajectoire et de l’expérience sociale de chacun, posant ainsi les limites d’une approche purement quantitative. En outre, il convient de ne pas mettre d’accent religieux sur des identités qui ne le sont peut-être pas autant qu’elles le prétendent de prime abord. Le détour par la subjectivité est ici essentiel pour mener l’analyse, tant, comme le dit Nikola Tietze, « être musulman » aujourd’hui en France ne renvoie pas à « un programme ou à une pratique cohérente » (2004).

Les données chiffrées de l’étude de Brouard et Tiberj permettent de se départir, chiffres à l’appui, d’une vision normative de l’intégration qui s’effectuerait par phases successives. Les trajectoires d’incorporation à la société ne se limitent pas à deux extrêmes : celle de la marginalité – voire de l’extrémisme – ou celle de l’assimilation. L’intégration combine des processus de préservation, de composition, d’appropriation voire d’invention. Il n’y a pas de modèle unique, mais plutôt des modalités plurielles et variables qui sont fonction des conditions objectives de l’environnement et de leurs significations subjectives dans l’expérience sociale des acteurs. Cette « assimilation segmentée » dont parle Portes et Zhou (1993) à propos des États-Unis, peut aussi rendre compte des formes d’incorporation diversifiée dans la France d’aujourd’hui.

En outre, la lecture des résultats de cette enquête amène à considérer que les affirmations identitaires, religieuses, culturelles et parfois racistes de ces populations ne procèdent pas d’on ne sait quelle spécificité culturelle irréductible, mais entre autres de leur positionnement minoritaire. Il semble que leur expérience sociale spécifique (assimilation culturelle / exclusion sociale) et la tension permanente qui les caractérise souvent (elles se vivent comme les autres alors que les autres les perçoivent différemment) influencent de manière indéniable leur rapport au politique.

 

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