Lire hors-ligne :

Lundi 22 septembre, partout en Italie, des centaines de milliers de personnes (les organisateurs parlent d’un million de participant·es) se sont mises en grève et sont descendues dans les rues, ou ont bloqué des gares, des ports, et des autoroutes, contre le génocide et l’envoi d’armes en Palestine et en soutien à la Global Sumud Flotilla.

Il s’agissait de l’une des plus grandes mobilisations qu’ait connu l’Italie depuis une vingtaine d’années. L’appel à la mobilisation avait été lancé par les dockers de Gênes il y a quelques semaines, puis ce sont des petites organisation syndicales et politiques (notamment USB et Potere al Popolo) qui ont appelé à « tout bloquer » le 22 septembre, sans la participation des grands syndicats, du Parti démocrate ou du Mouvement 5 étoiles. Ces mêmes organisations ont annoncé une nouvelle journée de mobilisation le 4 octobre prochain et l’occupation de « cent places pour Gaza ».

Dans cet article publié par le nouveau projet éditorial italien, Progetto Me-Ti, en partie en réaction à l’éditorial de la revue Jacobin Italia (que l’on peut lire en français sur notre site), la rédaction revient sur une question qui semble aussi importante que négligée : la manière dont cette journée a été construite, dont elle a grandi et germé. Autrement dit, le problème du lien entre organisation et spontanéité.

***

Au sujet de la journée d’hier, 22 septembre, comme sans doute un peu toutes les personnes qui ont participé à la grève et aux manifestations de rue pour la Palestine et l’arrêt du génocide, nous avons lu de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, dans les journaux, etc. Nous aimerions dire quelques mots sur un sujet qui nous semble aussi important que négligé : la manière dont cette journée a été construite, dont elle a grandi et germé.

Car, à y regarder de plus près, c’est précisément de cette construction dont personne ne parle et la représentation récurrente que nous retrouvons, même de la part de voix insoupçonnables car expertes en dynamique politique et en mouvements, est qu’étant donné une certaine sensibilité – qui se serait produite spontanément à force d’assister aux brutalités et aux injustices infligées au peuple palestinien, à force d’assister au premier génocide en direct dans le monde entier – les mobilisations explosent, les places débordent de monde, les cortèges bloquent tout, les cœurs s’enflamment et les puissants s’agenouillent (si seulement !).

En lisant Il Manifesto, mais aussi des magazines influents et proches comme Jacobin Italia, il nous semble que le récit dominant est celui d’un mouvement qui naît et se développe de manière pratiquement autonome. L’USB et les autres organisateurs sont à peine mentionnés, presque par erreur, suivant la rhétorique selon laquelle ils ont certes appelé à la grève, mais que quiconque se serait présenté à ce « rendez-vous avec l’Histoire » aurait obtenu le même résultat. Ce récit est non seulement faux, mais aussi, à notre avis, dangereux. Car même s’il est évident et naturel que toutes les personnes qui sont descendues dans la rue n’ont pas dans leur poche la carte du syndicat de base, le « qui » et le « comment » des choses ne sont pas sans importance pour le résultat, bien au contraire.

Chaque mobilisation, chaque action politique réussie, est le résultat de la combinaison de facteurs objectifs – le climat qui règne, ce qui se passe concrètement à un moment historique donné – et subjectifs – qui intervient pour travailler sur ce climat, quelle est son autorité et ses ressources, quel récit est-il capable de construire et quelle sensibilité oriente-t-il et vers où.

Tout miser sur la dimension objective, sur l’atmosphère, et non sur ceux qui ont concrètement travaillé, non pas depuis un jour ou un an, mais souvent de manière souterraine et invisible, depuis des décennies, revient à délégitimer ce « travail quotidien gris » qui doit être reconnu non pas parce qu’il a une valeur morale – quelqu’un s’est sacrifié, quelqu’un s’est engagé – mais parce qu’il a une valeur politique, c’est-à-dire une efficacité, qui permet d’obtenir des résultats durables.

Il ne s’agit donc pas de rechercher la paternité ou de décerner des médailles, mais d’identifier et de reproduire le travail et la stratégie qui nous ont permis de vivre des moments comme celui d’hier.

Fanon l’écrivait en parlant de la lutte de libération algérienne : la spontanéité est grande et, en même temps, dangereuse. Elle est belle, puissante, mais c’est aussi une arme à double tranchant. S’appuyer sur l’idée que la colère suffit, que l’indignation suffit (plus un petit, tout petit coup de pouce du premier venu) pour faire naître un mouvement, c’est comme dire que l’oppression et le malaise, à eux seuls, produisent des révolutions. Nous le savons bien, car nous le vivons quotidiennement : souvent, le seul résultat de la détresse, même lorsque nous parvenons à la nommer et à en identifier l’origine, est la dépression et la passivité.

Seule la construction d’un niveau subjectif – de capacités et de compétences, d’un niveau organisationnel solide, d’une crédibilité – nous permet de ne pas nous replier sur nous-mêmes et de ne pas refluer, avec nos rêves et nos espoirs, à chaque changement de vent, à chaque moment de stagnation.

Marx lui-même soutenait que l’ampleur d’une victoire ou d’une défaite ne se mesure pas à partir du résultat obtenu, mais à partir des niveaux d’organisation et de renforcement du niveau subjectif qu’elles produisent. En clair : il est possible qu’un conflit particulier échoue, mais s’il n’a pas laissé derrière lui des ruines et du désespoir, mais plutôt une volonté et une capacité d’action toujours plus grandes, alors derrière cette apparente défaite se cache un progrès et une conquête.

Donc : il est évident que lorsqu’un mouvement réussit, il finit par dépasser ceux qui l’ont lancé. Et heureusement. D’ailleurs, cela a toujours été le cas. C’est un mythe de penser qu’une révolution est le fait d’un seul parti, d’un seul syndicat, cela n’a jamais été le cas et aucun théoricien marxiste ne l’a jamais affirmé. Mais aucune date ne réussit spontanément, comme un « accident », simplement parce qu’il y avait un certain sentiment, une certaine sensibilité. Et même le sentiment et la sensibilité communs ne sont pas spontanés, mais sont le produit d’un travail quotidien, de mille stimuli, de mille combats. Les images de Gaza, aussi atroces soient-elles, ne parlent pas « d’elles-mêmes » : ce sont les Palestiniens et, dans un second temps, nous tous qui les avons « fait parler ».

La CGIL (Confédération générale italienne du travail, l’équivalent de la CGT française, ndlr) était-elle capable de convoquer une telle date ? Non, car ils n’auraient pas parlé comme les dockers de Gênes qui ont soulevé le pays grâce à leur sérieux et leur pragmatisme acquis au fil des ans. Landini (Maurizio Landini, le Secgrétaire général de la CGIL, ndlr), qui a évoqué la « révolte sociale » puis a montré à plusieurs reprises toute son inconsistance, quelle crédibilité a-t-il ? Le PD ou les 5 étoiles étaient-ils capables de le faire avec l’hypocrisie de leur positionnement, leur silence complice qui a duré des années et leur connivence ?

La date a fonctionné parce qu’elle a été fixée et gérée par une certaine approche syndicale et politique (Unione Sindalae di Base, Confederazione Unitaria di Base, Associalzione Difesa Lavoratrici e Lavoratori, Sindacato Genelare di Base, Potere al Popolo ! et les autres organisateurs) qui avait de la crédibilité, exprimait la force et faisait appel à la capacité d’action de chacun à travers la logique du blocage. Un blocage qui n’est pas seulement une évocation (nous disons cela sans dévaloriser le plan symbolique, l’imaginaire compte et permet de relier les luttes, comme le montre également le fait que le slogan a été repris par les mouvements français), mais une pratique concrète et reproductible qui a permis à différents groupes de s’activer simultanément dans des contextes et selon des modalités différents.

Nous aimerions que chaque jour soit comme hier. Voir les places pleines, les visages déterminés et souriants, les drapeaux palestiniens qui flottent. Mais pour une journée comme hier, il en faut mille pour lutter sur les lieux de travail et reconquérir nos quartiers pouce par pouce. Il faut beaucoup de refus, beaucoup de travail caché, beaucoup de discipline.

Ce mouvement est loin d’être hier. Il est né dans chaque communiqué traduit et diffusé, dans chaque tract distribué, dans chaque assemblée syndicale, dans chaque blocage des ports auquel, jusqu’à très récemment, même un journal local ne consacrait pas un article. Dans cette accumulation de forces et d’outils qui se fait jour après jour et qui, pour cette raison, est si difficile à percevoir. « Saisir l’occasion ! » signifie aussi et surtout la préparer et être prêt quand le moment arrive.

Les mobilisations, les grèves, les conflits, la politique en général, aussi suggestive que soit cette image, ne sont pas des plantes spontanées, elles ne sont pas comme la mauvaise herbe qui envahit tout, portée par le vent, ce sont des plantes qui naissent de graines qui ont été enfouies, soignées, arrosées et qui, si elles trouvent les bonnes conditions, s’épanouissent et fleurissent. Souvenons-nous-en lorsque nous voyons un potager luxuriant, un champ de tournesols ondulant au vent, une grève réussie et une place bondée de monde : ils ne sont pas apparus tout seuls et notre travail quotidien compte.

Lire hors-ligne :