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Nous republions ici un texte de Sadri Khiari daté de mars 2015, d’abord paru sur le site Tunisia in Red, précédé pour l’occasion d’une introduction inédite de l’auteur écrite en février 2016.

 

Introduction (février 2016)

Résistance et désespoir ; comment faire la part des choses dans la révolte qui a embrasé les bourgs et les petites villes des régions rurales et semi-rurales du pays en janvier dernier ? Cinq ans après le début de la révolution, presque jour pour jour.  Un scénario similaire. Des raisons identiques. Alors que nombreux s’empressent de l’enterrer, la révolution défaite bouscule ses fossoyeurs : nul ne sera à l’abri !

Kasserine, centre-ouest de la Tunisie, à proximité de la frontière algérienne, à près de 300 km de la capitale. Le 17 janvier, un jeune chômeur, Ridha Yahiaoui, se donne la mort. Il n’était pas le premier. D’autres l’avaient précédé. Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu. Le pays se soulève. L’ensemble du monde arabe sort de décennie de torpeur et de désarroi. C’est en soi une victoire. La révolution commence. Cinq ans plus tard, partie de Kasserine, la révolte se déchaine à nouveau pour s’étendre à toutes ces régions qu’il est convenu d’appeler l’« intérieur » du pays, sa zone obscure et mal aimée.  Marches, occupation de l’espace, sit-in, blocage des routes, grèves, jeûnes, tous les registres de la protestation sont mobilisés. La révolution recommence. Mais elle recommence pour ne pas durer. Elle recommence sans les gros bataillons de la classe ouvrière organisés dans les grandes villes côtières, sans la petite-bourgeoisie de Tunis, de Sfax et d’ailleurs, sans bien sûr ces franges de la bourgeoisie qui n’avaient pas été mécontentes, cinq ans plus tôt, de voir déguerpir ces deux ploucs, Ben Ali et sa femme, coupables de s’enrichir à leurs dépens. Elle recommence presque pour l’honneur, éreintée par les revers et les lâchetés. La révolution a envie de vomir lorsqu’elle voit ses anciens dirigeants. A l’échelle du monde arabe, le seul espace où, sans doute, elle pouvait vaincre autrement que comme une révolution politique a minima, elle a vaincu puis perdue, ensevelie, écrasée, disloquée par les forces contre-révolutionnaires dont Daech n’est que l’excroissance monstrueusement caricaturale qui suce le sang de la révolution dont elle se nourrit. Et la Tunisie, quoiqu’on dise, n’a pas échappé à cette violence.

La contre-révolution, désormais au pouvoir, s’est adossée à la violence et aux massacres qui ont brisé la révolution dans les autres États arabes. Elle s’est appuyée sur la violence, un temps contenu, des forces de police et de répression, sur la violence des groupes « jihadistes» que les impasses de la révolution ont alimenté, sur celle enfin de la misère qu’engendre la grève terrible menée par le patronat et qu’on appelle « chute de l’investissement », « crise économique », « manque de confiance », une grève politique qui appelait une réponse politique, répressive, et non cette fameuse « réconciliation économique » qui, sous une forme ou une autre, finira par être imposée. Car Ben Ali n’est pas là mais les benalistes sont à nouveau au pouvoir, présents et de plus en plus présents. Certes, ils se déchirent pour le partage du gâteau et, pour l’instant, ne semblent guère enclins à remettre en cause les principales formes démocratiques conquises par la révolution comme, en France, selon Marx, les fractions royalistes de 1848 ne pouvaient gouverner ensemble que dans la république. Mais aujourd’hui ce sont bien les réseaux d’affairistes, de bandits, de bureaucrates et d’hommes d’État, forgés sous Ben Ali, qui donnent le la, même s’ils se savent toujours tributaires des changements profonds introduits par la révolution. Ils sont contraints ainsi de partager le pouvoir, de le négocier, avec les principales forces politiques issues de la révolution et en particulier le parti islamiste Ennahdha. De même doivent-ils tenir compte des intérêts propres de l’UGTT. Mais si les premiers, comme cela était prévisible, s’intègrent avec bonheur dans les institutions de l’État et dans les réseaux de la classe dominante, le rôle de la Centrale ouvrière dans la réintégration des anciens réseaux benalistes au pouvoir, alors même qu’elle s’est engagée dans les mobilisation qui ont conduit à la chute du dictateur, peut sembler problématique. De même en est-il de l’indifférence voire l’hostilité plus ou moins voilée qu’elle a témoigné vis-à-vis de la révolte de janvier dernier. On ne peut déchiffrer cet apparent paradoxe si l’on n’appréhende l’UGTT que comme un grand syndicat bureaucratique tel qu’on les connaît en Europe. Par bien des aspects, le syndicalisme tunisien s’apparente assurément à ces modèles ; on peut y reconnaître aussi les formes corporatistes-mafieuses de certains syndicats américains, mais il ne se résume pas à cela.

La bureaucratie syndicale est un héritage du régime bourguibien dont elle a été une institution fondamentale, malgré les conflits parfois violents qui ont émaillé leurs relations depuis l’Indépendance. L’un des fondements du « bonapartisme » bureaucratique bourguibien se situe en effet dans une politique de « modernisation » et de « développement », ancrée dans les hiérarchies impériales du système interétatique postcolonial, reposant notamment sur la subalternisation socio-raciale – économique, politique, culturelle… – des populations rurales et semi-rurales de l’Ouest et du Sud, au profit des grandes villes de l’Est du pays, de la bureaucratie, de la bourgeoisie en développement et, de manière plus ambivalente, du prolétariat urbains. L’UGTT a constitué un engrenage essentiel de cette infrastructure/superstructure en tant que médiation entre d’une part le prolétariat principalement urbain et les échelons inférieurs de la bureaucratie et, d’autre part, l’État bourguibien. Elle demeure partie prenante d’une syntaxe socio-raciale qui perdure jusqu’à nos jours,  complexifiée désormais par l’exode rurale massif vers l’espace côtier et par-delà les transformations du système politique et les processus de libéralisation économique en cours. Bien qu’elle continue d’imposer quelques limites à l’exploitation du travail et que de nombreuses structures syndicales manifestent une réelle combativité, du point de vue de la révolution, l’UGTT fait partie du problème et non de la solution.

Et cela non pas seulement parce qu’elle est une organisation bureaucratique et réformiste, porté au compromis. La résolution de l’équation révolutionnaire en Tunisie ne se situe en effet ni dans le conflit politique autour de la forme démocratique ou non de l’État moderne ni seulement dans la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. Elle est bien dans cette ambition que l’euphémisme d’ « équilibre régionale », slogan récurrent depuis le début de la révolution, dit sans la dire ou pour mieux l’étouffer. Bien plutôt que dans l’encouragement à l’investissement industriel et à la « modernisation » des « régions de l’intérieur » qui est le sens généralement donné, y compris à gauche, à la formule d’ « équilibre régional », le nœud de la révolution se situe dans l’articulation entre la « question paysanne » (la terre et l’eau !) et la « question raciale » qui distord, comme j’ai essayé de le montrer dans l’article qui suit, les coordonnées de la lutte des classes. La révolte rapidement étouffée de janvier dernier est venue ainsi rappeler que l’oppression des « régions de l’intérieur » est au cœur du processus qui s’est développé depuis décembre 2010 et non pas une simple question annexe, sans implication autre sur la stratégie révolutionnaire que la revendication inopérante d’une distribution équitable des ressources et des investissements.  La « réforme agraire » dont on parle (de moins en moins, du reste) depuis des décennies dans la gauche tunisienne, est irréalisable sans un bouleversement complet des rapport entre l’Est et l’Ouest du pays et le démantèlement de la pyramide raciale qu’a reproduit l’État indépendant, autrement dit sans s’inscrire dans une perspective décoloniale et anticapitaliste, condition d’une alliance de classes révolutionnaire. De même qu’une réforme urbaine concernant les « banlieues » pauvres des grandes villes où s’agglomèrent les enfants de l’exode rurale ne saurait se réduire à une lutte contre le chômage comprise non comme une relance de l’investissement capitaliste mais en lien étroit avec la nécessaire réforme agraire.

Il est regrettable hélas que, représenté principalement par le Front populaire, la gauche réformiste, largement intégrée par ailleurs à l’appareil de l’UGTT et autres institutions civiles de l’État ainsi qu’au dispositif impérial des ONG, privilégie à une politique décoloniale de classe, le rassemblement des forces susceptibles de promouvoir la « modernité ». Le cycle de crises, de guerres et de révolutions qui s’est ouvert dans le monde arabe en 2011 verra-t-il se former une alternative révolutionnaire à la vieille gauche moderniste ? Résistance ou désespoir ?… Je ne sais pas.

Sadri Khiari, février 2016.


 

La contre-révolution rampante (mars 2015)

La Tunisie serait-elle une formidable « exception », la seule fleur du « Printemps arabe » qui aurait éclose ? Au terme de quatre années de bouleversements, de crises, de violences, aurait-elle finalement été le seul pays de la région à ne pas sombrer dans un chaos mortifère pour enfin réussir sa « transition démocratique », et offrir au peuple une citoyenneté longtemps attendue ? Un tel optimisme ne paraît pas confirmé par les faits.

 

La défaite des classes populaires

Les faits, ce sont d’abord les rapports de forces issus des dernières élections législatives et présidentielles. Ce double scrutin a en effet constitué un moment majeur du renversement des équilibres politiques tels qu’il s’étaient exprimés lors des élections à l’Assemblée constituante d’octobre 2011 par la conquête du pouvoir par des formations de l’opposition démocratique à Ben Ali, le parti islamiste, Ennahdha, et ses alliés – la Troïka1 – tandis que les réseaux de l’ancien régime poursuivaient leur décomposition entamée lors de la chute du dictateur et se voyaient exclus du champ politique. Imposée par la mobilisation populaire, la Constituante, et à sa suite l’élection à la présidence de la république de Moncef Marzouki, la figure sans doute alors la plus radicale du mouvement démocratique, s’inscrivaient ainsi dans le prolongement de la dynamique révolutionnaire.2

A l’inverse, les élections de l’automne dernier ont consacré la défaite des classes populaires et notamment des couches les plus pauvres et les plus méprisées des régions de l’intérieur du pays et de la périphérie des grandes villes de l’est et du nord, qui se sont largement abstenues, ont voté pour Ennahdha lors des législatives ou se sont momentanément et partiellement reconnues dans la démagogie populiste de Moncef Marzouki, à l’occasion des présidentielles. Surtout, sans pour autant que les nouveaux rapports de forces ne permettent une restauration pure et simple de l’ancien régime, ces élections ont ramené au pouvoir les secteurs prédominants des réseaux qui lui étaient liés, rassemblés pour la plupart autour et au sein d’un parti récemment créé, Nida Tounes – qui regroupe également des groupe et des personnalités issues des mouvements démocratique et de gauche – et autour de la personnalité d’un homme, Beji Caïd Essebsi, 88 ans, figure des vieilles familles bourgeoises de la Capitale, dont le parcours s’identifie à l’histoire de l’État tunisien indépendant jusqu’à nos jours. Béji Caïd Essebsi est désormais président de la république3, son parti a remporté une majorité conséquente à l’assemblée.4

Il contrôle largement le nouvel Exécutif – en particulier le tout puissant ministère de l’Intérieur -, constitué avec d’autres formations libérales, des représentants des nouvelles élites technocratiques, et, à des postes secondaires, quelques figures réputées de gauche ainsi que des représentants d’Ennahdha.

Les objectifs réels des nouvelles autorités peuvent se dire en quelques mots : rétablir l’ordre et la sécurité politique des classes dominantes et des réseaux mafieux, défaire les mouvements de contestation démocratiques et sociaux, rassurer la bourgeoisie locale ainsi que les investisseurs étrangers et les grandes institutions financières internationales, rassurer également les généraux algériens et réinsérer la Tunisie dans l’axe régional autour de l’Arabie saoudite et de l’Egypte. Tout cela avec la bénédiction de l’Union européenne – notamment la France – et des Etats-Unis.

Sans rentrer dans le détail, la défaite des différentes composantes de la Troïka s’explique notamment par leur incapacité – leur absence de volonté plus exactement – à approfondir le processus révolutionnaire entamé en décembre 2010, c’est-à-dire, en premier lieu, à s’appuyer sur la radicalité populaire pour neutraliser définitivement l’ensemble des réseaux et des centres de pouvoir liés à l’ancien régime. Tout en s’emparant de certains postes de responsabilité, la stratégie prédominante de la Troïka a consisté, au contraire, à s’associer certaines franges de ces réseaux et de la bourgeoisie d’affaire. Ennahdha s’est attachée, en outre à verrouiller à son profit la nouvelle constitution et à mener des batailles, finalement perdues, sur la place de la référence islamique dans les institutions et la société. La sanction d’une telle politique ne s’est pas faite attendre : ce n’est pas la Troïka qui a récupéré les réseaux issus de l’ancien régime mais ceux-ci qui ont récupéré la majorité de l’opposition démocratique et de gauche ! Plus encore, inquiète d’une évolution à l’égyptienne, subissant de multiples pressions étrangères, bousculée par une stratégie de la tension mobilisant des groupes « jihadistes » qui a nourri une demande « sécuritaire » dans l’ensemble de la société, Ennahdha a finalement fait le choix de se rallier au vainqueur. Deuxième force à l’Assemblée, le parti islamiste a apporté un appui implicite à Beji Caïd Essebsi à l’occasion des élections présidentielles et ses députés ont voté en faveur du Premier ministre désigné par le nouveau président. Ennahdha participe en outre au gouvernement mis en place par le parti majoritaire. En vérité, une telle issue avait été préparée bien avant les élections. Le seul mystère concernait les termes exacts du compromis à établir.

 

Paradoxes de gauche

On doit s’interroger par contre sur la convergence paradoxale autour de Nida Tounes d’une large frange des « classes moyennes », en particulier dans les grandes villes du Nord, du puissant mouvement syndical regroupé principalement au sein de l’UGTT5, du mouvement démocratique, et des formations classées à gauche de l’échiquier politique et en particulier du Front populaire, un rassemblement hétéroclite de formations de gauche et nationalistes arabes6. Comment peut-on prétendre défendre la révolution contre les menaces qu’a fait effectivement peser sur elle Ennahdha et s’allier avec des forces de l’ancien régime ? Une mobilisation, si ample et durable, si massive, des sphères démocratiques, de gauche, féministes et syndicales, « oubliant » leurs mots d’ordre au profit d’un soutien presque sans faille à Nida Tounes ne peut être la simple expression d’une « erreur de direction » ou des ambitions personnelles de quelques dirigeants. On ne peut non plus retenir l’argument selon lequel les enjeux de la révolution se seraient métamorphosés, à partir des élections à la Constituante, pour s’articuler autour d’un conflit historique fondamental, une alternative radicale de civilisation opposant islamisme et modernité. Cet argument pourtant, parce qu’il a largement structuré la distribution des forces, voyant l’un et l’autre camp rassembler quantité d’intérêts de classes contradictoires, ne peut être pris à la légère.

On doit se demander quels conflits réels il recouvre, quels rapports sociaux de domination se sont combinés aux luttes démocratiques, de classes et de genres7 de telle sorte que le soutien à Nida Tounes apparaisse comme une défense de la « modernité » contre un islam politique prétendument despotique et « moyen-âgeux » ?

C’est sur ces questions que je me pencherai dans les limites de cet article. J’essayerai d’articuler deux hypothèses, l’une qui introduit dans les conflictualités produites par la révolution, la détermination de la domination impériale comme constitutive de l’État et de la société tunisienne, l’autre, à partir de Gramsci, prenant en compte le rôle des intellectuels dans ces conflictualités. Tout en sachant que de nombreux développements seraient nécessaires pour étayer mon propos, il me semble que cette approche ouvre des pistes intéressantes concernant certaines dynamiques politiques qui peuvent sembler paradoxales si on cherche à les expliquer uniquement en termes de lutte de classes ou de conflits autour de la forme de l’État.

 

Les mèches blondes de la modernité

Je suis convaincu pour ma part que les développements de la révolution en Tunisie ne peuvent être appréhendés sans prendre en compte l’intériorité de la domination impériale. Celle-ci n’agit pas seulement en développant des rapports de classes dans le contexte d’un pays dépendant ; elle les intègre dans les rapports statutaires spécifiques, produits dans la matrice coloniale, en l’occurrence ce que j’appelle les races sociales8, c’est-à-dire les races en tant que construction sociale, les races en tant qu’elles sont l’une des formes d’existence de la domination impériale euro-américaine, toujours bien présente, qui, en fonction de distinctions d’ordre naturel ou culturel, place le groupe réputé blanc-chrétien-européen au sommet d’une hiérarchie pyramidale des peuples. Désormais non formulée explicitement ou fortement euphémisée en termes de différences de « développement » ou de culture, masquée surtout par les indépendances politiques et l’égalité apparentes des États-nation au sein du système interétatique mondial, la racialisation des rapports sociaux, en tant que phénomène global qui traverse les frontières, est constitutive des formes de présence impériale au sein même des différents États. Autrement dit, dans des formes parfois frontales, souvent diffuses, indirectes, médiées par d’autres conflictualités, masquées par la forme État-nation, elle est agissante au sein même des luttes politiques locales. Je me limiterai à évoquer l’une de ses formes, dont l’articulation à d’autres enjeux est complexe, en l’occurrence l’identification entre honneur social et accès à la blancheur : être reconnu comme Blancs ou tout simplement comme plus blancs que d’autres, c’est-à-dire correspondre au système normatif dominant dans les Etats impérialistes, y compris aux formes de contestations qu’il a généré, devient un critère de valorisation, de distinction et de hiérarchisation qui double et parfois déborde les fractures de classe.

De même, combinée au sentiment national, l’adhésion fut-elle superficielle ou partielle à la blancheur9 apparaît comme nécessaire pour hisser la nation dans la hiérarchie raciale globalisée.

Mon hypothèse complémentaire est que les intellectuels, au sens de Gramsci, constituent une médiation fondamentale de la race. Rappelons que ce concept d’intellectuels ne renvoie pas à la qualité propre de certaines formes de travail (manuelles ou intellectuelles). Il vise à cerner la position dans l’ensemble des articulations sociales, et notamment dans les rapports entre les classes fondamentales de la société capitaliste, de cette catégorie particulière, constituée de tous ceux dont le rôle consiste, à quelque niveau que ce soit et selon de multiples modalités, à assurer l’organisation et la direction administrative, politique et idéologique de la société. Ils sont les « fonctionnaires des superstructures », se distribuant dans la machine d’État (y compris ses institutions de coercition) et la « société civile10». Expression « organique » des classes, ils développent, de par les attributs de leur fonction sociale, des dynamiques de « caste », à la fois autonomes et hétéronomes par rapport aux classes. Dans le sens spécifique que lui donne Gramsci, la catégorie d’intellectuels est constitutive de l’État moderne en tant qu’il est propre au capitalisme et par conséquent, immédiatement inscrit dans le marché mondial.

Gramsci tente d’analyser leur fonction et leur rôle en Italie, État européen moderne, constitué « tardivement » et en position subalterne dans l’architecture inter-Etatique des Etats impériaux. Il n’aborde pas, par contre, l’État moderne en tant qu’il est inséré dans le système inter-étatique mondial et prend forme historiquement dans les rapports coloniaux. Néanmoins, son approche peut être éclairante en ce qui concerne la constitution des Etats modernes issus de la décolonisation, avec cette différence majeure que ces Etats se sont constitués aussi en position subalterne en tant qu’expressions des rapports coloniaux et postcoloniaux. « Le rapport des intellectuels au monde de la production, écrit-il, n’est pas un rapport immédiat, comme c’est le cas pour les groupes sociaux fondamentaux, mais un rapport qui est ‘médiatisé’, à des degrés divers, par tout le tissu social, par l’ensemble des superstructures11. » Cette thèse, appliquée aux Etats dont le « tissu social » et les « superstructures » relèvent pour une part de la domination impériale double les déterminations de classe du groupe intellectuel d’une autre détermination qui s’ancre, elle, dans la différenciation raciale.

La domination raciale plonge en effet ses racines dans l’État, sa rationalité, son droit, son insertion en position inférieure dans le système inter-étatique mondial mais également dans les autres dimensions de l’hégémonie, les normes, les codes, la culture, et plus généralement tout ce qui relève de l’éthique, dont les intellectuels sont les intermédiaires privilégiés. Les intellectuels pourraient donc être saisis à travers les conflictualités propres aux rapports coloniaux que j’appelle luttes des races sociales. Dans la société coloniale-raciale, notamment dans ses formes contemporaines, ils constituent une instance d’autant plus importante que les races, comme statuts, s’inscrivent immédiatement dans les superstructures. Les intellectuels sont donc également les « fonctionnaires » de la race, concomitamment à leur rôle dans les rapports de classes et parfois de manière transversale à ces rapports de classes. Leur autonomie relative par rapport aux rapports de production s’en trouverait dès lors amplifiée.

 

La diagonale raciale dans le contexte tunisien

Il faudrait étudier de manière précise les modalités à partir desquelles dans les périodes coloniales et postcoloniales la pyramide raciale a été constitutive des structures « autochtones » de la société et de l’État tunisien. Cela n’est certes pas le lieu de tenter une telle analyse. On peut cependant faire un rapprochement entre la situation tunisienne et les remarques de Gramsci concernant le rôle que les intellectuels italiens ont été amenés à jouer dans l’instauration de l’État moderne, alors qu’ils ont acquis une capacité politique fortement autonome en raison de la faiblesse organique de la bourgeoisie et des caractères propres du capitalisme italien, produits de facteurs exogènes. Le parallèle avec la formation de l’État tunisien contemporain saute aux yeux. Nous sommes, en effet, face à une constante de l’État tunisien et de l’économie modernes : consécutif à la faiblesse des « classes fondamentales » du capitalisme, le rôle déterminant, voire prééminent, du groupe intellectuel dans la reconstruction postcoloniale tant des superstructures que des infrastructures. C’est, de surcroît, en accédant massivement au statut d’intellectuel qu’une partie des masses populaires a été détachée des rapports sociaux « traditionnels » pour être intégrée à l’économie moderne, longtemps capitaliste d’État. L’UGTT, cette grande centrale syndicale dont l’histoire se confond largement avec celle de l’ancien régime, est, en outre, moins une organisation ouvrière qu’une organisation intellectuelle, toujours au sens gramscien, contribuant notamment à l’absorption par la logique d’État de ceux qui auraient pu constituer les intellectuels organiques du prolétariat. Bien entendue, cela n’exclut pas des conflictualités parfois violentes qui expriment pour une part – mais pas uniquement – les luttes de classes.

On pourrait analyser également le caractère problématique de l’« organicité » de cette « caste intellectuelle », constituée dans une large mesure comme produit dégradé de l’Occident, c’est-à-dire notamment des rapports de production et des superstructures qui lui ont été « empruntés ». Il en résulte ce que l’on peut appeler une organicité « hybride » au point qu’il semble légitime d’affirmer que les fonctionnaires des superstructures en Tunisie, et notamment ceux dont la fonction est la plus déterminante dans la logique d’ensemble12, sont à la fois les médiations du monde blanc, celles des tensions générées par la subordination de l’État tunisien au sein du système interétatique mondial, et enfin celle des conflictualités sociales plus ou moins endogènes. Si les « intellectuels traditionnels », selon Gramsci, sont les intellectuels d’un monde en crise qui prouve quotidiennement son obsolescence, alors les intellectuels traditionnels de la Tunisie ne sont autres que les intellectuels formés dans la modernité blanche. Je n’ignore pas non plus la persistance d’une couche intellectuelle plus ou moins attachée à des formes sociales dont l’histoire s’enracine sans doute dans la Tunisie précoloniale et coloniale. Mais cette couche, hybride, est elle-même largement intégrée à l’État en position subalterne et, il est vrai, dans un rapport qui n’est pas toujours sans tensions. On doit ajouter toutefois que cette couche n’a plus aucun rôle historique autonome. Et en cela, même si elle est représentée pour une part au sein d’Ennahdha, il me parait erroné d’identifier ce parti à la pré-modernité, à moins bien sûr de considérer que la référence à l’islam comme socle de valeurs et de pratiques soit synonyme d’archaïsme.

 

Les ambivalences d’Ennahdha

Tout rapport de domination est aussi un rapport de résistance, celle-ci fut-elle timide, partielle, contradictoire voire carrément absurde. Il en va de même du rapport de domination raciale. Cette résistance prend des formes multiples en Tunisie, à travers l’anti-impérialisme traditionnel de la gauche radicale, le nationalisme arabe, la référence politique à l’islam ainsi que les différentes expressions de  l’anti-occidentalisme, présentes dans toutes les strates de la société. Ce qui les caractérise, c’est leurs ambivalences voire leurs contradictions. Ainsi, malgré les apparences, Ennahdha n’échappe pas non plus à l’attraction blanche. Il n’est guère besoin de revenir longuement sur son histoire pour constater le double mouvement qui est le sien d’affirmation d’une identité – reconstruite – propre aux peuples musulmans, censée permettre le redressement de la Umma islamique face au monde occidental, et d’intégration profonde dans les formes constitutives fondamentales de ce dernier, à vrai dire bien plus déterminante sur sa trajectoire et la politique qui est la sienne aujourd’hui que sa dimension identitaire, désormais simple rhétorique du Retour, réduite à des question de mœurs et à la préservation d’un modèle familiale supposée originel. Disons-le sans détour, Ennahdha est un parti bourgeois, moderne, tel que peut l’être un parti bourgeois dans un État subalterne. Dans son cadre idéologique, il a pour principal horizon, en effet, la défense des formes capitalistes et de l’État bureaucratique moderne. Il demeure, à sa manière, sous l’emprise du mode de pensée hégémonique de la modernité occidentale (technologisme et scientisme, productivisme, conception instrumentale de la nature, culte de l’entreprise et du marché libre, etc.). Contrairement à ce qui a bien souvent été avancé dans la gauche et le mouvement démocratique pour justifier leur appui au parti de l’actuel président de la république, Ennahdha n’a pas d’identité « anti-démocratique » ni un penchant irrésistible au despotisme. Pour le dire schématiquement, comme tout parti constitutif de l’État moderne, il est démocratique quand les rapports de forces – y compris dans leurs dimensions éthiques – au sein des classes dominantes et de l’ensemble de la société le lui imposent, il l’est beaucoup moins quand ces rapports de forces ne le lui imposent pas.

Bien évidemment ces quelques remarques ne suffisent pas à caractériser Ennahdha. En plus de quatre décennies d’existence et malgré la répression, Ennahdha est, en effet, parvenue, à conquérir une vaste influence populaire. Et ce n’est pas en raison de sa fascination contradictoire pour la modernité capitaliste que, contrairement aux autres forces de l’opposition à l’ancien régime, ce parti a réussi à battre en brèche l’hégémonie du couple parti destourien/UGTT pour devenir finalement la principale force politique de contestation. C’est plus probablement par la dimension identitaire de son message – largement identifié à un retour à une tradition malmenée par le bourguibisme ainsi qu’à une revalorisation du monde musulman face à la hiérarchie eurocentrée des cultures et des forces matérielles –, articulée à un message à forte dimension sociale en direction des franges de la population – pas toujours les plus pauvres – humiliées, stigmatisées pour leurs valeurs « archaïques », intégrées au capitalisme dans des formes subordonnées, marginalisées voire vouées à disparaître. C’est là encore que s’est trouvée, récemment, une part importante des ressources à l’opposition au processus en cours de restauration partielle de l’ancien régime. C’est dans cette base sociale également que s’est développée l’influence des courants les plus radicaux et sectaires de l’islam politique. Autrement dit, un entremêlement de dispositions révolutionnaires démocratiques et sociales et de potentialités contre-révolutionnaires. Une catégorisation de type sociologique ne dit cependant qu’en partie la réalité d’un parti. De multiples conflictualités, parfois très localisées, participent de l’attractivité d’une force politique. De même, le tropisme exercé par sa puissance polarise diverses couches sociales qui ne sont pas sans influence sur le chemin qu’elle emprunte. C’est évidemment le cas d’Ennahdha, en particulier depuis la révolution et plus encore depuis son accession au pouvoir. C’est également le cas de Nida Tounes, le centre de gravité avec l’UGTT, de l’arc de forces qui s’est constituée en défense de la « modernité ».

 

Le front des « modernes »

L’ancrage de Nida Tounes, dont le principe constitutif a été la défense et la promotion d’une modernité faite de normes institutionnelles, de valeurs et d’un mode de vie privilégiant le modèle occidental contemporain, se situe incontestablement dans les sphères prédominantes de la bourgeoisie et de la moyenne bourgeoisie du secteur des services et de la culture, ainsi que de la bureaucratie étatique et notamment de l’appareil répressif, autour desquels s’agglomèrent toutes sortes de groupes sociaux qui ont tiré pouvoir et privilèges de leur proximité aux instances du système destourien/RCDistes.13 Expression bureaucratique du salariat, inséré toujours largement dans la fonction publique et dans une mesure grandissante dans le secteur des services modernes, l’UGTT exerce également un tropisme bien au-delà de sa sphère d’influence immédiate. Pour sa part, la gauche trouve une audience limitée mais non-négligeable au sein des couches intellectuelles mais également des jeunes travailleurs et chômeurs. Ce large front moderniste, transclassiste, semble donc s’enraciner, plus encore que ce n’est le cas pour Ennahdha, dans les secteurs de la population insérés positivement dans le développement des rapports sociaux et de l’État capitalistes, ainsi que dans la superstructure de la modernité occidentale qui leur est associée. Cette articulation, particulièrement déterminante dans le rassemblement « moderniste », constitue la matrice de l’hégémonie persistante du bourguibisme, du nom de celui qui fut le Prince et le plus « grand intellectuel » de la Tunisie indépendante, le seul, peut-être en dehors du leader islamiste, Ghanouchi, pour évoquer encore une fois les catégories de Gramsci.

Depuis le début de la révolution, les principales conflictualités sociales – rapports de forces entre les classes et entre les genres – semblent distordues par les rapports de forces entre les différentes couches intellectuelles. J’entends par là que ces conflictualités sont courbées, pliées, partiellement soumises aux relations à la fois solidaires et antagoniques que les couches intellectuelles tissent entre elles et avec les différentes classes sociales, relations qui se modèlent aussi dans la matrice des hiérarchies raciales mondiales telles qu’elles se réfractent localement. Dès les premiers moments du processus révolutionnaires, les intellectuels ont joué un rôle décisif pour finir par accaparer le champ politique, exerçant une pression d’autant plus grande sur les luttes des classes populaires que celles-ci ont commencé à se désagréger dans la confusion. Les couches intellectuelles, par contre, ont gagné en autonomie à mesure qu’elles ont évincé les classes populaires du champ politique, substituant aux revendications de ces dernières, leurs propres enjeux et leurs propres antagonismes. Dans les termes de l’opposition entre islamisme versus modernité, ce sont ainsi les intérêts et les préoccupations des différents secteurs de la caste intellectuelle et notamment les raisons d’ordre statutaires raciales qui se sont imposés, enchevêtrées de manière complexe aux multiples différenciations sociales qui structurent le champ politique tunisien. L’inscription dans la modernité a constitué notamment un critère essentiel de distinction par rapport aux franges de la population les plus déshérités du centre et du sud du pays (ou qui en sont originaires) et aux secteurs des intellectuels et de la petite-bourgeoisie considérés comme pré-modernes et traditionnels, associés abusivement à l’islam politique. De ce point de vue, l’engagement de la gauche, du mouvement syndical et des sphères démocratiques en défense de la modernité, au prix d’une alliance avec les réseaux de l’ancien régime, semble faire écho, d’une part, à la crainte des couches intellectuelles qui les animent de voir remis en cause ce dispositif de distinction et, d’autre part, par la conviction que la modernité blanche serait l’expression et la condition du progrès social. Ainsi, par delà les manœuvres des principaux centres impérialistes et de leurs alliés régionaux, l’internalisation des stratifications raciales mondiales aura constitué un dispositif fondamental de la contre-révolution rampante.

 

Source originale du texte de 2015 : Tunisia in Red.

Source de l’image en bandeau via L’Express.fr.

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références

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1 La Troïka avait regroupé autour d’Ennahdha, deux autres petites formations politiques, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), lié à l’International socialiste, et le Congrès pour la république (CPR), un conglomérat indéfinissable de tendances de toutes sortes, réuni autour de Moncef Marzouki.
2 J’utilise ici le mot « révolution » sans fournir d’explications théoriques. On se contera de savoir que c’est le terme du processus de bouleversements politiques qu’à connu la Tunisie depuis les moments d’intenses mobilisations qui ont conduit au départ de Ben Ali, puis à la dissolution de son parti, le RCD , puis à l’élection d’une assemblée constituante. On voudra bien considérer surtout que ce processus a été vécu et nommé ainsi par les Tunisiens. Pour plus d’informations et d’analyses sur ces événements, on pourra se reporter à mon article « Commentaires sur la révolution à l’occasion des élections », novembre 2011 (1ère partie d’un article mis en ligne en trois parties).
3 Les présidentielles ont eu lieu sur deux tours les 23 novembre et 21 décembre 2014. Le candidat gagnant, Béji Caïd Essembsi, a obtenu 55, 68% contre 44, 32% des voix pour son concurrent Moncef Marzouki. Le parti islamiste Ennahddha n’avait pas présenté de candidats.
4 Les législatives ont eu lieu le 26 octobre 2014. Le parti Nida Tounes a remporté la majorité des sièges avec 86 députés sur 217. Le parti Ennahdha arrive en deuxième avec 69 députés. Le restant des sièges se répartis sur dix formations politiques de diverses tendances.
5 Union générale tunisienne du travail.
6 Le Front populaire a 15 députés à l’assemblée législative.
7 C’est là, sans doute, une dimension importante des conflits en cours mais je ne suis pas en mesure de proposer à ce propos des hypothèses satisfaisantes.
8 Sur cette question, je renvoie à mon ouvrage La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, La Fabrique, 2009. On pourra lire aussi Félix Boggio Ewanjé-Epée, Stella Magliani-Belkacem (coord.), Race et capitalisme, Syllepse, 2012 ; Cedric Robinson, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, UNC Press, 2000 [1983] ; Theodor Allen, The Invention of the White Race, Verso, 2012 (2e edition).
9 La blancheur, telle que je l’entends ici n’est pas une qualité individuelle mais un rapport social d’oppression, forme de la domination impériale. Les valeurs, les normes, les pratiques que j’appelle blanches ne sont pas blanches en soi. Elles ne le sont que dans la mesure où elles sont mobilisées dans le processus d’infériorisation raciale. Je parle, pour ma part, de modernité comme du tout historique caractérisé par le Capital, la domination coloniale/postcoloniale, l’État moderne et le système éthique hégémonique qui leur est associé.
10 J’utilise cette expression dans le sens que lui donne Gramsci et non dans le sens désormais courant qui l’identifie au monde des « contre-pouvoirs », associations, syndicats, ONG, mouvements « citoyen », etc.
11 Antonio Gramsci,Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par R. Keucheyan, La Fabrique, 2012, p. 146.
12 Les rapports sociaux précoloniaux ou dits « traditionnels » étant réduits à la portion congrue ou subsumés aux rapports hégémoniques.
13 « Destourien » fait référence au nom du parti de Bourguiba, le Néo-Destour. « RCDiste » renvoie à Rassemblement constitutionnel démocratique, le nouveau nom de ce parti sous Ben Ali.