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Le récent article de Houria Bouteldja, « Racisme(s) et philosémitisme d’État », a suscité un certain nombre de contributions et s’est plus largement inscrit dans la discussion autour du « philosémitisme d’État ». On peut notamment évoquer le communiqué du MRAP ou encore les interventions de François Calaret, Yitzhak Laor, Daniel Bensaïd, Ivan Segré, Michèle Sibony, Pierre Stamboul et Rudolf Bkouche de l’UJFP, ainsi que celle de la sociologue des discriminations Alana Lentin, récemment mise à disposition en français pour ContreTemps web. Nous avons également choisi de mettre en avant ces « réflexions pour « politiser l’antiracisme » »  de Denis Godard, déjà publiées sur le site du NPA, qui se veulent non seulement une réponse à Houria Bouteldja, mais aussi une opportunité – soit-elle critique et polémique – d’envisager une stratégie antiraciste adaptée à la conjoncture.

 

L’injonction à la condamnation de l’antisémitisme envers tous ceux et toutes celles qui combattent le sionisme et l’islamophobie n’est pas neutre puisqu’elle relève d’un soupçon préalable.

Rien d’étonnant alors qu’elle vienne, à l’origine, de courants ou de personnalités qui n’ont jamais exprimé l’injonction symétrique envers ceux et celles qui prétendent lutter contre l’antisémitisme voire qui, comme le président du Crif ou Caroline Fourest, sont ouvertement islamophobes.

Plus étonnant, à première vue, est le fait que des courants de la gauche, y compris radicale, soient les relais de cette injonction. Dans une récente contribution Houria Bouteldja explique que c’est le fait de courants qui nient l’existence de l’islamophobie et se débarrassent ainsi de la nécessité de la combattre.

Ce qu’elle essaie d’expliquer c’est pourquoi les courants de la gauche radicale qui, par contre, prennent au sérieux l’islamophobie ont tendance à se plier à cette injonction.

Car nous cherchons bien moins à condamner le racisme qu’à le combattre pratiquement et idéologiquement. Répondre à l’injonction en établissant une symétrie entre l’antisémitisme et l’islamophobie, c’est se cantonner au terrain de la condamnation morale, seul terrain où cette symétrie existe. C’est s’empêcher le passage au terrain politique, au terrain de la lutte concrète qui exige d’analyser les formes spécifiques de construction et d’expression des différentes formes de racisme pour déterminer comment les combattre.

« S’ils frappent à l’aube, au soir c’est pour nous qu’ils viendront » écrivait James Baldwin dans une lettre ouverte à Angela Davis en prison et menacée de mort en novembre 1970.  Nous savons bien, comme l’exprime Edwy Plenel, dans son dernier livre Pour les musulmans, que c’est le propre du racisme d’être « une poupée gigogne », un « signifié flottant » pour reprendre le terme d’Eric Fassin. Que légitimé, d’une manière ou d’une autre, contre les Musulmans, les Rroms ou les Noirs ou les Arabes, il n’épargnera pas les Juifs.

À l’issue de sa contribution, Houria apporte une double réponse. Ce qu’il faut faire c’est lutter contre le « philosémitisme d’État ». Et si la gauche radicale refuse d’arriver à cette conclusion c’est parce qu’elle est « peu ou prou elle-même philosémite ».

Je pense que cette réponse est erronée. Et qu’elle provient d’une analyse qui ne va pas jusqu’au bout de sa logique. La discuter c’est continuer d’avancer dans notre recherche commune d’une stratégie antiraciste.

 

Sur le « philosémitisme d’État »

Il ne s’agit pas de remettre en cause son existence mais l’idée que l’articulation des différentes formes de racismes devrait conduire à une lutte contre ce « philosémitisme d’État ».

Soyons clairs, le philosémitisme, que l‘on peut définir comme une forme d’empathie envers les Juifs,  peut être ambigu et refléter la même essentialisation des Juifs que celle qui est à l’origine de l’antisémitisme. Pour autant ses effets, sur les Juifs, ne sont pas du tout les mêmes. Et ce n’est pas rien. Le « philosémitisme d’État » dont parle Houria se traduit par une condamnation systématique de l’antisémitisme par tous les appareils idéologiques dominants (dont l’État) et par la quasi absence de discriminations « légales » ou « extra-légales » envers les Juifs.

Alors quel serait le contenu concret (plutôt qu’une simple condamnation morale) d’une lutte contre le philosémitisme d’État ? Mais surtout, ne devrait-on pas alors souhaiter que ces effets s’étendent à toutes les autres formes de racisme ?

Puisque la question d’une hiérarchisation entre les différentes formes de racisme ne se pose même pas de notre point de vue, ne devrait-on pas tirer des analyses mêmes de Houria, les formes spécifiques et concrètes de lutte contre l’antisémitisme qui l’articulent à une stratégie antiraciste globale ? C’est ainsi qu’on sortirait du « piège de l’injonction ».

Et Houria nous fournit des outils pour cela. Elle distingue un antisémitisme « traditionnel » au sein de courants de l’extrême-droite française et un « nouvel antisémitisme » ou « ressentiment anti-juif » créé par le traitement différencié fait par l’État entre l’antisémitisme et les autres formes du racisme qui touchent les « damnés de la terre ».

Cela devrait confirmer d’une part la nécessité de lutter contre ces courants d’extrême-droite de manière à tarir l’antisémitisme « traditionnel ». D’autre part, mener la lutte contre les formes de racisme qui visent les MusulmanEs, les Noirs et les Arabes ou les Rroms, bien sûr en soi mais aussi parce que cette lutte tarirait les sources du « ressentiment anti-juif ». D’autant plus si des courants identifiés aujourd’hui à la gauche « blanche » participaient pleinement à cette lutte1.

Identifier le philosémitisme d’État au soutien au sionisme et à l’État d’Israël est source dangereuse de confusion. TouTEs les sionistes ou soutiens du sionisme ne sont pas juifs et tous les juifs ne sont pas sionistes. Noam Chomsky a brillamment démontré que le soutien des États-Unis ou de la France à Israël ne s’explique pas par l’influence des Juifs mais par les intérêts impérialistes bien compris des classes dirigeantes de ces pays.

La confusion atteint son niveau le plus problématique lorsqu’Houria utilise l’analogie entre les Juifs et les tirailleurs sénégalais utilisés contre la population marocaine pendant la colonisation. Difficile pourtant dans ce cas de trouver un lien avec une « négrophilie  d’État » ! Que l’État réussisse à embarquer des dominéEs dans ses entreprises les plus scandaleuses et les mette en première ligne pour servir de chair à canon est hélas la norme. Qu’il sache ensuite retourner cela contre les dominéEs est un de ses principes de justification permanent. Qui tirerait du fait que des Musulmans aient appelé à la Manif pour tous, l’idée que les Musulmans protègent l’infrastructure patriarcale de l’État-nation… si ce n’est l’islamophobe Caroline Fourest ?

Au piège de cette logique les manifestantEs de Damas ont trouvé la meilleure logique de réponse refusant de tourner leur colère contre leurs propres frères pour cibler les véritables coupables : « Bachar nous voulons vivre : tes enfants s’allongent au palais et nos enfants dans les cercueils ».

Ce n’est pas le philosémitisme d’État qui est la cause de son soutien au sionisme. L’inverse est plus conforme à la réalité. Et l’inversion n’est pas neutre quand elle se transforme en mot d’ordre. Demander de lutter contre le philosémitisme d’État ne peut que concourir à l’identification Juifs = sionistes. Quand il faut résolument mettre en avant la lutte résolue contre le sionisme et son soutien par l’État, d’abord en solidarité active avec les PalestinienNEs mais aussi comme meilleur moyen de lutter contre cette identification.

 

L’angle mort du point de vue de la classe ouvrière blanche

Le racisme n’a rien de naturel ni de spontané. Il est une construction. Ce n’est pas le racisme qui crée les discriminations. Il les légitime et les renforce. Et construisant des « races inférieures » il construit, dans le même mouvement, l’identité nationale parmi les Blancs. C’est pourquoi Houria a raison de chercher ce qu’elle appelle les « lieux de production » du racisme et des différentes formes qu’il prend.

Je partage son idée selon laquelle le lieu premier de production du racisme est l’État-Nation impérialiste. Le racisme légitime la discrimination interne au pays et la domination impérialiste à l’extérieur.

À deux conditions. La première est que cette production, qui passe par des politiques d’État a aussi un aspect idéologique dont les relais possèdent un certain degré d’autonomie vis-à-vis de l’État. C’est d’ailleurs cette autonomie des idées, leur persistance en dehors des conditions qui les ont produites, qui explique qu’une forme de racisme développée à un moment de l’histoire persiste même à plus basse intensité et peut être recyclée dans une période ultérieure comme le démontrent les exemples actuels de la « nouvelle » islamophobie et de la « nouvelle » romophobie.

La seconde est l’historicité, c’est-à-dire que l’impérialisme reste l’impérialisme tout en changeant parfois de cibles et parfois de formes. Et que les alliés de l’État-nation aujourd’hui peuvent être les ennemis d’hier… et de demain. C’est ce qui explique qu’il y a aussi, à côté des continuités, une historicité du racisme et de ses formes de développement.

Au cours de la première partie du XXe siècle, le racisme combinait, en Europe du moins, un racisme contre les Noirs et les Arabes légitimant le colonialisme et un racisme contre les Juifs construisant une identité nationale blanche et chrétienne.

Houria a raison de noter les modifications à la fin de la Seconde guerre mondiale. Un des éléments déterminants, outre la Shoah, dans ce qui transforme les politiques d’État est le rôle que va occuper progressivement Israël comme relais de l’impérialisme occidental. S’y ajoute, à partir des années 60, l’immigration massive en provenance des anciennes colonies d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’ouest. D’une certaine manière les cibles « externes » et « internes » principales du racisme deviennent les mêmes. Jamais, divisions au sein de la classe, construction de l’identité nationale et légitimation de l’impérialisme n’avaient pu autant converger. Au niveau des classes dirigeantes en France le racisme dominant devient le racisme contre les Arabes et les Noirs.

Dès ce moment un problème émerge pour la gauche. Disons que, aussi limité qu’il soit déjà, son logiciel avait été le suivant : l’unité de la classe ouvrière se faisait, à l’intérieur du pays, par l’unité des travailleurs – ultra-majoritairement blancs – sur le front des luttes sociales et, à l’extérieur par des appels à la solidarité internationale et à la lutte contre la guerre. Aussi erroné soit-il, l’antiracisme moral trouvait là ses bases matérielles. Son inefficacité est suffisamment démontrée par les vagues nationalistes entraînant la société dans les deux guerres mondiales, l’influence de l’antisémitisme au sein même de la classe ouvrière française et la faiblesse de la tradition anticoloniale dans les courants dominants de la gauche française.

Ce point de vue, comme le souligne Houria, est le point de vue d’une classe ouvrière blanche. Il va perdurer au sein des courants dominants la gauche non-PS alors que la classe ouvrière, en France, devient de plus en plus mixte. Le racisme continue de n’être perçu que comme ce qui divise notre classe au moment où une fraction importante de cette classe, au sein même du pays, subit très directement des discriminations spécifiques et des violences.

L’impasse se manifestera pratiquement quand les travailleurs immigrés entreront en lutte dans les années 1970 et surtout au milieu des années 1980 lorsqu’ils seront confrontés à un gouvernement de gauche. C’est l’époque où se développent les débuts d’une « nouvelle islamophobie »… construite notamment par un gouvernement PS.

L’impasse devient fracture avec le traitement de la marche pour l’égalité et contre le racisme et lors de chaque révolte ultérieure d’une jeunesse qui pour être arabe ou noire n’en est pas mois de nationalité française. L’antiracisme moral devient alors paralysie quand il n’ouvre pas les vannes du racisme. Car l’islamophobie devient la forme majeure qui permet de légitimer des discriminations au sein même de la nationalité.

Ces évolutions sont importantes car elles permettent de comprendre que le problème n’est pas une supposée opposition entre intérêts de classe et intérêts de race mais une vision erronée de la classe et une vision erronée d’une politique de classe limitée aux luttes économiques. Voilà les angles morts de la gauche, y compris de courants de la gauche radicale.

Comprendre cela permet de s’affranchir de la nécessité de recourir à un « salaire de la blanchité » pour expliquer le racisme au sein de la classe ouvrière. A qui peut-on sérieusement faire croire, sinon aux racistes eux-mêmes, que les travailleurs blancs sont mieux payés ou ont de meilleures conditions de travail parce que les travailleurs sans-papiers sont surexploités et que les Noirs et les Arabes ont de pires conditions qu’eux et elles ? Quand l’inverse est vrai et que la mise en concurrence des exploitéEs est un outil de précarisation généralisée.

Et si on accepte cette idée de « salaire de la blanchité » comment peut-on demander à la gauche « blanche » d’être antiraciste autrement que moralement ? C’est-à-dire d’aller à l’encontre de ses intérêts matériels pour pouvoir être antiraciste, elle qui tire bénéfice du racisme ?

C’est ce qui amène à l’arrivée Houria, partie sur la nécessité d’analyser les conditions de la production du racisme pour éviter l’antiracisme moral de finir sur une simple condamnation morale de la gauche radicale. Elle serait philosémite…

 

L’angle mort du point de vue des Indigènes

Houria commet la même erreur que la gauche sur des bases symétriques. En reprenant les théories du « privilège blanc » elle ne peut qu’en déduire l’impossibilité d’une unité de classe plutôt que de définir les conditions qui la rendrait possible.

Si l’idée de « privilège blanc » a un intérêt c’est d’obliger une prise de conscience – parmi les blancs – que le racisme n’est pas qu’une idée (ou des idées), pas seulement une diversion. Il est d’abord une réalité de discriminations et de violences spécifiques pour les raciséEs qui trouve des formes d’expression aussi au sein même de la classe. Dont la conscience réelle ne peut donc venir que de l’expérience de la résistance des raciséEs eux et elles-mêmes.

Au point de vue des blancs sur le racisme il oppose le point de vue des raciséEs. C’est une avancée gigantesque.

Pour autant ce concept est-il adéquat pour construire une compréhension du racisme et une stratégie antiraciste ? Aller jusqu’au bout d’une compréhension du racisme comme « structurel » comme le défend à juste titre Houria, c’est analyser à quel point le racisme fait partie d’une logique systémique, d’une logique de reproduction d’un ordre qui, au travers de formes de dominations multiples, concentre la richesse dans les mains d’une minorité aux dépens de l’extrême majorité. Le racisme, qui légitime une discrimination en termes de salaires, d’éducation, de logement ou de conditions de travail au sein de la classe ouvrière au sens large, se traduit par une répartition encore plus inégale des richesses au bénéfice de la minorité la plus riche. Pour dire les choses directement : plus les discriminations s’accroissent contre les Arabes et les Noirs, plus grand est le différentiel avec les conditions des travailleurs blancs et plus est grande la pression à la baisse sur les conditions de travail, les salaires etc. pour l’ensemble des travailleurs, y compris les blancs.

La notion de « privilège » efface totalement cet aspect global de la répartition des richesses et des pouvoirs pour se limiter à la répartition au sein de la classe des dominéEs. C’est la raison pour laquelle elle est devenue un « élément de langage » du discours néo-libéral désignant toujours à la vindicte populaire de nouveaux privilégiés dont  faudrait casser les acquis dans une spirale générale à la casse sociale généralisée. Fonctionnaires vis-à-vis des salariés du privé, salariés statutaires contre précaires, employés contre chômeurs, travailleurs blancs contre raciséEs… Juifs contre Noirs et Arabes ?

Attention à la logique infernale de la dénonciation des privilégiéEs qui pourrait entraîner les indigènes : la situation des indigènes peut-elle être considérée comme privilégiée vis-à-vis de celle des sans-papiers, un « salaire de l’indigénité » ? Et où situer l’intersection entre salaire de la blanchité et salaire de la masculinité ? Qui sera le plus privilégié entre une femme blanche caissière de Monoprix et un homme arabe gérant du même Monoprix ou prof d’université ?

Houria a dénoncé à juste titre l’angle mort d’une gauche qui, en faisant de la question sociale une question exclusive, reflète le point de vue d’une fraction seulement de la classe, celui des blancs. Et qui ne peut alors lutter de manière conséquente contre le racisme.

Mais en analysant toute la société du point de vue exclusif des indigènes elle se condamne à revenir sur le terrain d’une condamnation morale : celui du philosémitisme de la gauche, là où nous devons avancer vers une articulation nécessaire des points de vue qui permette de progresser vers une unité dans la lutte contre le racisme comme dans les luttes sociales.

Entendons-nous bien, articuler les points de vue ne signifie pas les mettre au même niveau. De ce point de vue d’ensemble non plus il n’y a pas de symétrie. Pour des raisons aussi bien idéologiques qu’historiques, il revient aux blancs de défendre la légitimité de l’autonomie des raciséEs et d’apprendre à chausser les lunettes de leur point de vue. Le point de vue des blancs, les raciséEs le connaissent, ils et elles en font l’expérience quotidienne, il leur a été imposé à l’école, il leur est imposé tous les jours dans les médias et régulièrement par la matraque des flics.

 

L’angle mort de la Nation

Certes la gauche a au moins un autre angle mort qui entrave sérieusement toute lutte conséquente sur le racisme. Mais je voudrais démontrer qu’il est aussi celui, encore une fois symétrique, de Houria et que, là encore, nous devons avancer ensemble même si c’est de manière « inégale et combinée ».

Une fraction dominante de la gauche française, tout en proclamant – de moins en moins – son internationalisme, est restée nationaliste. D’où son attachement à la République. Normal son horizon c’est le gouvernement de l’État et non son renversement. Mais, même pour la gauche révolutionnaire, y compris celle qui dénonçait la république comme une autre forme de domination de classe, le cadre de la politique est resté fondamentalement le cadre national. L’affiliation à une (des) Internationale ou de réelles luttes de solidarité internationale, se sont faites dans le cadre de politiques pensées dans le cadre de la nation.

Les travaux d’Abdelmalek Sayad sur l’immigration ont montré combien l’installation d’une immigration postcoloniale permanente a percuté cette conception de la politique liée à la nation en faisant des immigréEs (qui sont aussi des émigréEs) et des françaiSEs « issus de l’immigration » (le trouble des termes est lui-même révélateur du trouble de la pensée) des « invisibles de la politique ».

Et lorsqu’ils et elles se manifestent politiquement ils et elles obligent à une redéfinition de la politique pour se penser et être penséEs politiquement :

« Les protestations des uns et des autres, tous ‘hérétiques’ de l’ordre national (grèves de la faim ou autres manifestations publiques : marches, conférences de presse, votes symboliques, etc ; tous actes politiques politiquement accomplis pour leur signification politique par leurs auteurs, agents ‘interdits’ du politique), proclament publiquement la rupture avec l’ordre ordinaire qui fait qu’être immigré et être expulsable, être immigré et être excluable du politique sont une seule et même chose. ». Et encore « La crise est sans doute plus profonde que ce que nous en montrent les deux lieux privilégiés où peut s’évaluer le seuil de dégradation de la politique : la circulation des personnes et la relégation aux confins du social, du politique, de l’économique, de la citoyenneté, nouvelle manière de ‘sans-État’ (ou ‘sans-papiers’), que sont les banlieues. C’est la crise de tout le paradigme politique dominant fondé sur la nationalisation (et le nationalisme), la territorialisation des droits, l’idée d’une nature humaine à laquelle correspondrait une unique forme de rationalité, de vérité et d’universalité. »2

Il y a deux réponses de la gauche qui ont été des formes de dissimulation pour éviter cette redéfinition de la politique hors de l’ordre national.

La première, symbolisée par la politique de SOS-Racisme, a été celle de l’injonction à l’intégration à cet ordre national.

Une partie de la gauche radicale a cru, elle, avec Toni Negri, échapper au problème en proclamant la fin de l’État-Nation à l’époque où l’on parlait de mondialisation plutôt que d’impérialisme. Ce qui justifiait de la part de ces courants une certaine marginalisation des revendications antiracistes, celles des sans-papiers et des luttes contre la guerre impérialiste.

Mais cela ressemble à une fable à l’heure d’un renforcement de toutes les fonctions sécuritaires et répressives des États, du renforcement des frontières et de la multiplication des interventions militaires.

La réalité est têtue et les Invisibles de la politique continuent à témoigner leur « hérésie ». Il n’en reste pas moins que, à gauche, la politique continue d’être pensée dans le cadre national. En témoignent les difficultés pour « politiser » la lutte des sans-papiers qui pose pourtant certaines des questions les plus importantes à résoudre pour construire un antiracisme conséquent. Car la régularisation globale de tous les sans-papiers est de fait liée à la liberté de circulation et d’installation. Et la liberté de circulation et d’installation ouvre un coin mortel pour toute conception nationale de la politique, un coin dans l’organisation impérialiste du monde basée sur des compétitions d’États-Nations.

Est-ce la raison pour laquelle le soutien actif et politique à la lutte que mènent les sans-papiers se réduit comme peau de chagrin dès lors que la « gauche » est au pouvoir ?

Alors penser jusqu’au bout le racisme peut-il se faire sans aller jusque là ? Sans se demander ce que signifie la définition d’une politique hors du cadre national ? Cela peut-il se faire sans les acteurs et actrices de ce front de la lutte, c’est-à-dire les immigréEs et les sans-papiers, sans regarder, aussi, avec les lunettes de leur point de vue ?

Cet angle mort de la gauche explique toutes ses difficultés à réellement soutenir la lutte des sans-papiers hors du cas par cas, à s’emparer de thématiques comme celle de Frontex et même à régler celle du droit de vote des étrangers.

Mais c’est aussi l’angle mort paradoxal du PIR qui en faisant des Indigènes, c’est-à-dire des raciséEs qui ont la nationalité française, le cœur d’une stratégie antiraciste et de la lutte des sans-papiers une lutte secondaire de l’antiracisme ne sort pas de l’identification du politique et de l’ordre national.

Ma conviction est que la « politisation » de l’antiracisme, condition nécessaire au développement d’un mouvement de lutte capable de gagner la société ne sera possible qu’en lien avec toutes les expériences et combats menés. Car l’échange entre ces expériences est elle-même la condition nécessaire de l’articulation des points de vue.

La compréhension de la dimension structurelle du racisme ne se pourra se développer sans chercher à articuler les fronts correspondants aux différentes formes du racisme. Pas sous la forme de condamnations morales et faussement symétriques. En tenant compte de chacune d’entre elles pour les intégrer dans une compréhension globale et dans une stratégie d’ensemble. Qui devra aussi nécessairement tenir compte des autres formes de domination et de la question de classe.

Parce que si le racisme est structurel cela signifie aussi qu’en finir avec le racisme sera un des instruments et une conséquence d’une transformation de toute la société.

 

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Image en bandeau : Jos van Wunnik, « stones with curved lines 2 » (via FlickR).

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références

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1 Voir l’intervention de Saïd Bouamama qui donne un cadre bien plus complet [lien vidéo].
2 Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Tome 3 : La fabrication des identités culturelles, Paris, Raisons d’agir, 2014.