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Extrait de : Enzo Traverso, Révolution. Une histoire culturelle, Paris, La Découverte, 2022.

Chapitre 6 – Le caméléon communiste

Anticolonialisme

Nous l’avons vu, les bolcheviks portaient un regard très « occidental » sur l’arriération russe[1]. À la différence de Marx qui, à la fin de sa vie, avait imaginé la possibilité d’une transition de la communauté paysanne russe (obschina) au socialisme, Trotski ne voyait dans « la doctrine slavophile » rien d’autre que « le messianisme d’un pays arriéré »[2]. La littérature bolchevik était pleine de références à la Révolution française, à 1848 et à la Commune de Paris, mais jamais elle ne mentionnait la révolution haïtienne ou la révolution mexicaine. Pour Lénine et Trotski, qui affectionnaient tout particulièrement cette métaphore, la « roue de l’histoire » roulait de Petrograd à Berlin, non des campagnes russes aux champs du Morelos et aux plantations antillaises.

Dans un chapitre de son Histoire de la révolution russe, Trotski souligne que « la civilisation a fait du paysan un âne qui porte le bât » et déplore l’indifférence dont il fait l’objet dans les livres d’histoire, tout comme les critiques de théâtre ignorent les ouvriers qui, derrière la scène, actionnent les rideaux etchangent les décors : « La participation des paysans aux révolutions du passé reste jusqu’à présent à peine élucidée[3]. » Dans son livre, cependant, les paysans apparaissent principalement comme une masse anonyme. Il ne les laisse pas de côté mais il les observe de loin, avec un détachement analytique dénué d’empathie. Trotski ne connaissait pas très bien le monde paysan qui restait un souvenir de son enfance à Ianovka, en Ukraine. Vue de Vienne, Paris ou New York, les villes où il vécut en exil, l’immense campagne russe lui apparaissait lointaine. Aussi cette observation demeure‑t‑elle isolée dans son livre. Au cœur de sa grande fresque figurent davantage les masses urbaines en action que les paysans, et elles se composent essentiellement d’ouvriers. Les « jacobins noirs » étaient des esclaves et les révolutionnaires mexicains étaient des paysans. Les bolcheviks avaient commencé à remettre en cause l’idée, héritée des écrits de Marx sur le bonapartisme français, selon laquelle la paysannerie était une classe culturellement arriérée et politiquement conservatrice, mais leur tropisme prolétarien était trop puissant pour procéder à ce réexamen. Ce dernier fut l’œuvre, non sans conflits théoriques et stratégiques, du communisme anticolonial des années d’entre‑deux‑guerres. Avant le travail historique déjà mentionné de C.L.R. James, Les Jacobins noirs, les exemples les plus marquants de cette réévaluation vinrent de Chine et d’Amérique latine.

En Chine, le tournant communiste vers la paysannerie fut le résultat de la défaite dévastatrice des révolutions urbaines des années 1920 et, en même temps, de l’effort d’inscrire le marxisme dans une histoire et une culture nationales. Après la répression sanglante infligée par le Guomindang (GMD), les cellules du Parti communiste avaient été presque complètement démantelées dans les villes et leurs membres emprisonnés ou persécutés. À la fin de 1927, le Parti ne comptait plus que 10 000 membres sur les 60 000 de l’année précédente. Lorsqu’ils se retirèrent à l’intérieur du pays, où ils trouvèrent protection et purent réorganiser leur mouvement, beaucoup de dirigeants communistes commencèrent à regarder la paysannerie d’un œil nouveau, abandonnant le regard occidental qu’ils avaient toujours porté sur le «retard » asiatique. Ce tournant stratégique, qui fut l’objet de vives controverses entre l’Internationale communiste et sa section chinoise durant les années 1930, fut impulsé par Mao Zedong au début de 1927, avant même les massacres perpétrés par le GMD à Shanghai et à Canton en avril et en décembre de cette même année[4]. De retour de son Hunan natal, Mao Zedong écrivit un rapport célèbre dans lequel il désignait la paysannerie – et non plus le prolétariat urbain – comme la force motrice de la révolution chinoise. Le caractère subversif des paysans était si évident à ses yeux qu’il n’était pas nécessaire de le prouver et, même si à cette époque il ne remettait pas encore en question l’alliance avec le GMD, il revendiquait déjà l’importance d’un leadership paysan : « Sans [les paysans pauvres], il n’y aurait pas de révolution. Se refuser à reconnaître le rôle de paysans pauvres, c’est se refuser à reconnaître la révolution[5]. » Aux yeux de Mao, les paysans étaient clairvoyants et capables d’asseoir leur propre pouvoir. Certes, leur révolution serait une explosion de violence, à la mesure de la brutalité sans fin de l’oppression infligée par les propriétaires terriens. Dans un passage canonisé par la suite, il écrivait :

La révolution n’est point un dîner de gala, ce n’est pas comme si l’on écrivait un essai, peignait un tableau ou brodait une fleur. Elle ne peut s’accomplir avec autant de raffinement, d’aisance et d’élégance, avec autant de douceur, de calme, de respect, de modestie et de déférence. Une révolution est une insurrection, l’acte de violence par lequel une classe renverse le pouvoir d’une autre classe. Une révolution à la campagne, c’est le renversement, par la paysannerie, du pouvoir féodal des propriétaires fonciers. À moins de déployer les plus grands efforts, la paysannerie n’arrivera jamais à renverser le pouvoir des propriétaires fonciers, qui s’est solidement établi au cours des millénaires. Il faut une puissante poussée révolutionnaire à la campagne pour mettre en mouvement des millions de paysans qui formeront une force considérable[6].

Contrairement aux agents de Moscou, selon lesquels les milices paysannes n’étaient que les déclencheurs des soulèvements urbains, en 1931 Mao insista pour construire une république soviétique dans le Jiangxi. S’il n’avait pas cru en la dimension rurale de la révolution chinoise, il n’aurait pas organisé, quelques années plus tard, la Longue Marche pour résister à la campagne d’anéantissement lancée par le GMD. Perçue à l’origine comme une défaite tragique, puisque des 90 000 soldats qui avaient quitté le Jiangxi en 1934, seuls 8 000 atteignirent le Shaanxi l’année suivante, cette entreprise épique jeta les bases d’un combat victorieux d’abord contre l’occupation japonaise, puis contre le GMD lui‑même. Deux ans plus tard, l’Armée rouge chinoise avait retrouvé sa taille initiale et en 1947, lorsqu’éclata la guerre civile contre le GMD, elle comptait 2 700 000 soldats. La proclamation de la République populaire de Chine à Pékin, en 1949, fut le résultat d’un processus qui, des soulèvements de 1925 jusqu’à la Longue Marche et à la lutte contre le Japon, avait nécessairement des racines dans les événements d’Octobre 1917, mais elle était aussi le fruit d’un réexamen stratégique. C’est un lien génétique complexe qui unissait les révolutions russe et chinoise[7].

Les trois principales dimensions du communisme analysées jusqu’à présent dans ce chapitre – la révolution, le régime et l’anticolonialisme – convergent de manière emblématique dans la révolution chinoise. En tant que rupture avec l’ordre traditionnel, cette révolution voulait mettre fin à des siècles d’oppression ; en tant qu’aboutissement d’une guerre civile, elle eut pour conséquence la conquête du pouvoir par un parti militarisé qui, dès le début, établit sa dictature sous les formes les plus autoritaires ; et en tant qu’épilogue d’un combat contre l’occupation japonaise puis contre le GMD, force nationaliste soutenue par les grandes puissances occidentales, la victoire communiste de 1949 marqua non seulement la fin du colonialisme en Chine mais aussi, à une échelle plus vaste, un moment décisif dans le processus global de décolonisation. Alors qu’en Russie la bureaucratisation du Parti bolchevik et la fin de la démocratie soviétique furent une conséquence de la guerre civile, en Chine, la militarisation du communisme commença presque vingt ans avant sa conquête du pouvoir, lorsque le Parti, composé d’intellectuels déracinés, abandonna les villes pour prendre la direction d’un mouvement de libération paysan. Il n’y a pas à en douter, ce processus révolutionnaire mit en branle la société chinoise tout entière et connut aussi ses épisodes épiques, voire héroïques, à commencer par la Longue Marche. Il ne fut cependant jamais traversé par le même élan utopique, presque libertaire, qu’avait vécu la Russie en 1917 et au cours des années suivantes. La révolution changea le visage d’un immense pays, mais elle ne donna lieu à aucune forme d’autogestion ou de démocratie des conseils, pas plus qu’à une avant‑garde esthétique ou à un large débat sur l’émancipation sexuelle, pour ne mentionner que quelques moments décisifs des débuts de l’Union soviétique. On aurait du mal à transposer en Chine le conte mythique d’une insurrection populaire tel qu’il fut créé par Eisenstein dans Octobre, et encore moins à y appliquer la définition de la révolution proposée par Gustav Landauer, celle d’une abrupte interruption du continuum de l’histoire par laquelle « tout arrive incroyablement vite, exactement comme dans les rêves où les gens semblent s’affranchir de la gravité[8] ». La révolution chinoise ne fut pas une rupture sociale et politique libérant soudain les énergies et les désirs réprimés de la société. Ce fut l’épilogue de vingt ans de guerres qui laissèrent la Chine dévastée et à bout de souffle. Ni insurrection émancipatrice, comme en 1917, ni « révolution par en haut », à l’instar du processus d’assimilation structurelle de l’URSS qui prit place dans les pays d’Europe centrale occupés par l’Armée rouge en 1945, la révolution chinoise fut la synthèse originale entre une mobilisation par en bas, l’autoritarisme imposé d’en haut par un Parti militarisé et une offensive puissante contre l’impérialisme. L’image de Mao Zedong proclamant la République populaire de Chine sur la place Tienanmen, à Pékin, le 1er octobre 1949, possède l’aura d’un événement historique, ce qui est assurément différent de la parade routinière d’un régime totalitaire. Elle n’a pas grand‑chose à voir cependant avec la fureur chaotique de Berlin en janvier 1919, lorsque la ville fut paralysée par des barricades impromptues, ou avec la joyeuse excitation des foules qui envahirent les rues de La Havane en décembre 1958 pour accueillir l’armée rebelle de Fidel Castro et de Che Guevara.

Le maoïsme était un mouvement révolutionnaire sui generis, non la version chinoise du bolchevisme russe. Mao imposa sa ligne stratégique contre le Komintern, dont l’orientation – ardemment défendue par ses agents – étendait tout simplement l’expérience russe à la Chine. Moscou imposa une voie similaire à l’Amérique latine. Dans les années 1920 et 1930, la IIIe Internationale établit son centre dirigeant à Buenos Aires. Le choix de l’Argentine, le plus européen des pays d’Amérique latine, témoignait d’une certaine indifférence à l’égard des traditions révolutionnaires continentales, quelques années seulement après la révolution mexicaine, ainsi qu’au potentiel subversif des populations indigènes. La rébellion brésilienne menée par Carlos Prestes, dont la colonne légendaire traversa le pays entre 1924 et 1928 avant d’organiser un soulèvement en 1935 contre la domination de Getulio Vargas, ne fut pas l’équivalent latino‑américain de la Longue Marche chinoise. Dans les années 1920, la « bolchevisation» des partis communistes renforça le contrôle russe sur leurs équipes dirigeantes et, au cours des décennies suivantes, la stratégie internationale du Front populaire remplaça l’anti‑impérialisme par l’antifascisme, ce qui explique, entre autres, pourquoi en 1958 la révolution cubaine ne surgit pas de la tradition communiste[9]. Dans les années 1920 et 1930, cependant, le bolchevisme atteignit l’Amérique latine et transforma son paysage politique en y introduisant un nouvel acteur aux côtés du nationalisme, du populisme et d’un libéralisme à bout de souffle. La culture et l’imaginaire révolutionnaires continentaux en furent profondément transformés et le bolchevisme refonda ses codes esthétiques en mélangeant des symboles européens et indigènes. La révolution d’Octobre était devenue un paradigme universel. Les artistes mexicains créaient des œuvres qui traduisaient les formes européennes de la guerre dans le contexte latino‑américain. Les muralistes peignaient des fresques comme La Tranchée (1926) de José Clemente Orozco et Distribution d’armes (1928) de Diego Rivera, tandis que Tina Modotti réalisait des photos comme Sombrero avec faucille et marteau (1928), dans lesquelles la révolution mexicaine – une guerre paysanne pour la terre et le pouvoir – était représentée par les emblèmes du communisme soviétique.

Alors que la révolution russe apparaissait comme une sorte d’étoile polaire aux rebelles du continent, une forme authentique de marxisme latino‑américain ne pouvait voir le jour sans s’éloigner de l’orthodoxie du Komintern. José Carlos Mariátegui, le plus important des penseurs marxistes latino‑américains de la première moitié du xxe siècle, refusa de suivre les instructions venant de Moscou. Il était convaincu que l’histoire des civilisations précolombiennes ne pouvait être assimilée à celle du féodalisme européen et, par conséquent, que le socialisme ne pouvait pas être simplement importé du vieux monde. Il devait fusionner avec la tradition ancestrale du communisme inca, qu’il comparait à celle de la communauté rurale russe. Selon lui, la clé d’une révolution socialiste au Pérou se trouvait dans la résolution du problème de la terre, qui était celui de l’oppression des peuples indigènes. Chez les Incas, la terre était une source de vie, non un objet de conquête et d’exploitation :

La foi en la renaissance indigène ne tient pas à un processus matériel d’« occidentalisation » de la terre quechua. L’âme des Indiens ne se réveille pas sous l’influence de la civilisation ou de l’alphabet de l’homme blanc, mais du mythe, de l’idée de la révolution socialiste. L’espoir des Indiens est absolument révolutionnaire. Ce même mythe, cette même idée, sont les vecteurs décisifs du réveil d’autres peuples anciens et d’autres races en ruines : les Hindous, les Chinois, etc. De nos jours, l’histoire universelle tend comme jamais à suivre une trajectoire commune. Pourquoi les Incas, qui construisirent le système communiste le plus développé et harmonieux, seraient‑ils les seuls à rester insensibles devant cette effervescence mondiale ? Le lien de sang qui unit le mouvement indigéniste aux courants révolutionnaires mondiaux est tellement évident qu’il n’a pas besoin d’être prouvé. Comme je l’ai déjà dit, c’est par le socialisme que j’en suis venu à comprendre et à apprécier à sa juste mesure la question indigène[10].

Après la révolution russe, le socialisme traversa les frontières de l’Europe et devint un thème central dans les débats du Sud et du monde colonial. C’est dans ce nouveau contexte que Mao et Mariátegui repensèrent le rôle de la paysannerie comme force insurrectionnelle. Leur réévaluation théorique et stratégique eut lieu au moment où Octobre 1917 jetait les bases de la décolonisation. En raison de sa position intermédiaire entre l’Europe et l’Asie, de son gigantesque territoire étendu sur les deux continents, peuplé d’une grande variété de communautés nationales, religieuses et ethniques, l’URSS devint un carrefour entre l’Occident et le monde colonial. Le bolchevisme était capable de s’adresser aux classes prolétariennes des pays industrialisés ainsi qu’aux peuples colonisés. Il faut remonter plus d’un siècle en arrière, jusqu’au lien symbiotique unissant les révolutions française et haïtienne, pour trouver un événement historique avec un impact comparable. Tout au long du XIXe siècle, l’anticolonialisme avait presque disparu en Occident, à l’exception du mouvement anarchiste, dont les activistes et les idées circulaient largement entre l’Europe méridionale et orientale, l’Amérique latine et l’Asie. Après la mort de Marx, le socialisme fonda ses espoirs et ses attentes sur la force croissante du prolétariat industriel, composé pour l’essentiel d’hommes blancs et concentré dans les pays capitalistes développés (principalement protestants) du monde occidental. Tous les partis socialistes comptaient de puissants courants qui défendaient la « mission civilisatrice » de l’Europe dans le monde. On avait beau dénoncer l’extrême violence du colonialisme, comme l’extermination des Héréros en Namibie allemande en 1904, on ne remettait pas en question le droit historique des Empires européens à coloniser l’Afrique. Les partis sociaux‑démocrates renvoyaient la libération coloniale après la transformation socialiste de l’Europe et des États‑Unis. En 1907, lors de son congrès de Stuttgart, la IIe Internationale approuva une résolution qui défendait le principe colonial. La plupart des penseurs socialistes percevaient le colonialisme comme une forme de progrès et une tâche civilisatrice qu’il fallait accomplir par des moyens pacifiques. C’était le sens de la « politique coloniale positive » proposée par le socialiste belge Émile Vandervelde, qui cherchait à éviter la violence et l’inhumanité de l’impérialisme[11]. Trois ans plus tôt, au congrès d’Amsterdam, quelques socialistes américains, hollandais et australiens avaient proposé une résolution qui appelait à restreindre l’immigration dans les pays développés des « ouvriers de race inférieure », mentionnant notamment les Chinois et les Noirs. Daniel De Leon, le leader du Parti ouvrier socialiste d’Amérique, né à Curaçao dans une famille juive aux origines hollandaises, espagnoles et portugaises, critiqua vigoureusement cette position xénophobe et raciste avec des mots cinglants :

Où se trouve la ligne qui sépare les races « inférieures » des « supérieures » ? […] Aux yeux du prolétariat américain « natif », les Irlandais apparaissent comme une race « inférieure » ; pour les Irlandais, les inférieurs sont les Allemands ; pour les Allemands, ce sont les Italiens ; et ainsi de suite avec les Suédois, les Polonais, les Juifs, les Arméniens et les Japonais, jusqu’au bout de la chaîne. Le socialisme est étranger à ces distinctions insultantes et injustes ; il n’y a pas de races « inférieures » et « supérieures » au sein du prolétariat. C’est le capitalisme qui attise les braises de tels senti‑ ments pour maintenir le prolétariat divisé[12].

Les bolcheviks rompirent radicalement avec cette tradition. À Moscou, en juillet 1920, le deuxième congrès de l’Internationale communiste approuva un document programmatique qui appelait à des révolutions coloniales contre l’impérialisme : son but était la création de partis communistes dans le monde colonial et le soutien aux mouvements de libération nationale. Le congrès entérina un tournant qui marquait l’abandon des vieilles conceptions sociales‑démocrates au sujet du colonialisme. Peu après, les bolcheviks organisèrent le congrès des peuples d’Orient à Bakou, dans la République soviétique socialiste d’Azerbaïdjan. Ce dernier rassembla près de deux mille délégués venus de vingt‑neuf nationalités asiatiques et s’ouvrit par un discours enflammé de Grigori Zinoviev appelant au djihad contre l’impérialisme[13]. Réunissant les représentants de mouvements communistes encore embryonnaires, des dirigeants de syndicats et d’associations paysannes ainsi que des leaders de plusieurs courants nationalistes issus des décombres de l’Empire ottoman, ce « congrès » était en réalité unrassemblement de propagande qui remplissait plusieurs fonctions. En pleine guerre civile russe, il visait à renforcer l’influence soviétique en Asie centrale ainsi qu’à exercer une pression sur la Grande‑Bretagne en forçant Lloyd George à négocier avec l’URSS sous la menace de mouvements révolutionnaires[14]. N. Roy, le marxiste indien qui avait discuté avec Lénine les thèses sur la question coloniale, refusa d’assister à cette conférence, qu’il qualifia dans ses mémoires de « cirque Zinoviev[15] ». Selon plusieurs témoignages, le congrès se tint dans une atmosphère confuse et excitée. Pendant leur séjour à Bakou, certains délégués exhibaient leurs armes avec ostentation et profitèrent de leur visite pour conclure des affaires dans la capitale d’Azerbaïdjan. En dépit des slogans rituels contre l’impérialisme, la question du nationalisme ne fut pas réellement abordée. Enver Pasha, l’un des chefs la révolution des Jeunes‑ Turcs de 1908, ne fut pas autorisé à participer mais envoya un long message qui fut lu et applaudi. Bien que Turcs et Arméniens fussent fortement représentés, envoyant respectivement 235 et 157 délégués, le génocide arménien ne fut jamais mentionné dans les débats. Alfred Rosmer, l’une des personnalités occidentales qui assistèrent au congrès, décrivit dans ses mémoires un auditoire « d’un pittoresque extrême » composé de « tous les costumes de l’Orient » formant ainsi « un tableau étonnamment divers et coloré »[16].

Au‑delà de sa confusion idéologique et de ses visées propagandistes, le congrès de Bakou était le miroir d’une mutation significative intervenue dans la culture révolutionnaire. En dépit de leur nombre très exigu parmi les délégués, les femmes jouèrent un rôle important dans les débats. La féministe turque Nadjia Hanum souligna qu’il ne saurait exister de libération nationale sans émancipation des femmes et réclama une complète égalité civile et politique pour les femmes d’Orient. Leur lutte, souligna‑t‑elle, allait bien au‑delà du « droit de sortir sans voile[17]». À une époque où les femmes étaient exclues du vote dans la plupart des pays occidentaux, Hanum mettait en avant ces revendications :

Complète égalité des droits. Droit pour la femme à recevoir au même titre que l’hommel’instruction générale ou professionnelle dans tous les établissements dédiés. Égalité des droits del’homme et de la femme dans le mariage. Abolition de la polygamie. Admission sans réserve de lafemme à tous les emplois administratifs et à toutes les fonctions législatives. Organisation dans toutes les villes et villages de comités deprotection des droits de la femme[18].

Comme le souligne Brigitte Studer, le congrès de Bakou fut le premier acte public au cours duquel le mouvement communiste essaya d’articuler, avec son propre langage, les catégories de race, genre et classe dans un même discours politique (préfigurant ce que l’on appelle aujourd’hui intersectionnalité[19]).

Dans la presse occidentale, les échos de l’événement avaient une tonalité bien différente. Le 23 septembre, le Times décrivit le congrès comme « le spectacle de deux juifs [Zinoviev et Radek], dont un voleur à la tire condamné, appelant le monde de l’islam à un nouveau djihad[20] ». Écrivant de Moscou en tant que reporter anglais, H. G. Wells mentionna « un congrès à Bakou » au cours duquel «Zinoviev et ses acolytes » avaient rassemblé « des gens à la peau blanche, noire, brune et jaune, des coutumes asiatiques et des armes surprenantes » dans le but de « jurer haine éternelle au capitalisme et à l’impérialisme britannique »[21]. Au‑delà de ces rapports méprisants et xénophobes, cependant, le gouvernement anglais considérait le congrès comme une menace sérieuse : en mars 1921, l’une des conditions qu’il émit sur un accord commercial avec l’URSS était que cette dernière mette un terme à son agitation antibritannique en Orient, dont l’assemblée de Bakou était la parfaite illustration[22]. Confusion stratégique et idéologique, realpolitik soviétique, objectifs diplomatiques, partenariats ambigus et paradoxes culturels – appels à l’émancipation des femmes alternant avec des éloges de l’islam traditionnel – marquèrent cet événement, dont les conséquences immédiates furent négligeables. Il était clair que les bolcheviks menaient la danse et que les délégués suivaient leurs instructions ; cinq ans avant les soulèvements communistes de Shanghai et de Canton, les huit délégués chinois ne jouèrent aucun rôle dans les discussions de Bakou.

Un examen rétrospectif ne peut néanmoins ignorer la dimension symbolique de ce congrès. Dans son discours inaugural, Zinoviev affirma explicitement que l’Internationale communiste rompait avec les anciennes conceptions de la social‑démocratie sur le colonialisme, selon lesquelles « l’Europe civilisée » pouvait et devait « prendre sous sa tutelle l’Asie “barbare” »[23]. La révolution n’était désormais plus considérée comme le domaine exclusif des ouvriers européens et américains « blancs », et l’on ne pouvait pas imaginer le socialisme sans la libération des peuples colonisés :

Nous disons qu’il n’y a pas seulement au monde des hommes de race blanche, qu’il n’y a pas que les Européens dont la Deuxième Internationale se préoccupait exclusivement. Outre les Européens, des centaines de millions d’hommes d’autres races peuplent l’Asie et l’Afrique. Nous voulons en finir avec la domination du capital dans le monde entier. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons abolir définitivement l’exploitation de l’homme par l’homme que si nous allumons l’incendie révolutionnaire, non seulement en Europe et en Amérique mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique[24].

Dans son discours, Radek soulignait que « rien ne [pouvait] arrêter le torrent d’ouvriers de Perse, de Turquie, d’Inde, s’ils [s’unissaient] à la Russie soviétique… La Russie soviétique [pouvait] produire des armes et armer non seulement ses propres ouvriers et paysans, mais aussi les paysans d’Inde, de Perse et d’Anatolie, tous les opprimés, et les conduire vers une lutte commune et une victoire commune ». Et il ajoutait : « La politique orientale du gouvernement soviétique n’est pas une manœuvre politique… Nous sommes liés à vous par un destin commun[25]. » Le rapport conflictuel entre le communisme et le nationalisme allait se préciser au cours des décennies suivantes, mais la révolution d’Octobre fut un moment inaugural : dans les années 1920, l’anticolonialisme bascula soudainement du domaine de la possibilité au champ de la stratégie politique et de l’organisation militaire. La conférence de Bakou annonça ce changement historique[26].

Certes, ce tournant possédait plusieurs dimensions, tant stratégiques qu’épistémologiques. Au sein de la gauche, il impliquait la reconfiguration du rapport entre race et classe, étendant ainsi aux peuples colonisés le statut de sujets politiques. Ce changement eut lieu dans le cadre théorique du marxisme et fit du communisme au xxe siècle une nouvelle étape dans la trajectoire des Lumières radicales : le communisme réunissait en lui, en les redéfinissant, l’humanisme, l’anticolonialisme et l’universalisme. À droite, ce tournant fut à l’origine d’une racisation du bolchevisme lui‑même. Depuis la guerre civile russe et les soulèvements révolutionnaires en Europe centrale, la propagande nationaliste avait commencé à décrire les bolcheviks comme des sauvages, comme l’incarnation d’une forme dangereuse de « barbarie asiatique » qui menaçait l’Occident[27]. Sous la République de Weimar, le pangermanisme regardait les peuples slaves comme une race inférieure et décrivait les bolcheviks comme les chefs d’une gigantesque révolte d’esclaves, rappelant une ancienne « prophétie » de Nietzsche. Les stéréotypes racistes, allant des origines asiatiques de Lénine au mythe d’une Tcheka chinoise[28], inondèrent la littérature anticommuniste. Au cours de la décennie suivante, le national‑socialisme compléta le tableau en décrivant le bolchevisme comme la coalition d’une sous‑humanité non blanche dirigée par une intelligentsia juive révolutionnaire. Dans un célèbre discours prononcé à Düsseldorf en 1932 devant un auditoire d’industriels allemands, Hitler présenta l’URSS comme une menace majeure pour la « race blanche» et la « civilisation occidentale »[29]. Pendant plusieurs décennies, le colonialisme, l’antisémitisme et l’anticommunisme furent des composantes essentielles de la culture politique conservatrice, tout au long d’un large éventail qui allait de Churchill à Hitler.

L’alliance entre le communisme et l’anticolonialisme connut plusieurs moments de crise et de tension, liés tant aux conflits idéologiques qu’aux impératifs de la politique étrangère de l’URSS. Dans les années 1930, le tournant antifasciste du Parti communiste français produisit une symbiose étrange de stalinisme et de national‑républicanisme qui inscrivait la révolution russe dans la tradition du jacobinisme et l’internationalisme socialiste dans la mission civilisatrice universelle de la France. L’anticolonialisme fut ainsi laissé pour compte. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le PCF participa à un gouvernement de coalition qui réprima violemment les révoltes anticoloniales en Algérie (1945) et à Madagascar (1947) et, la décennie suivante, il soutint le Premier ministre Guy Mollet au début de la guerre d’Algérie[30]. En Inde, le mouvement communiste fut marginalisé pour avoir suspendu sa lutte anticoloniale pendant la Seconde Guerre mondiale afin de soutenir l’Empire britannique, allié de l’URSS contre les forces de l’Axe.

Si ces exemples montrent clairement les contradictions de l’anti‑colonialisme communiste, ils ne remettent pas en question le rôle historique de base arrière joué par l’URSS dans un grand nombre de révolutions anticoloniales. Le processus de décolonisation se déroula dans le contexte de la guerre froide, au cœur d’un rapport de forces créé par l’existence de l’URSS. Rétrospectivement, la décolonisation apparaît comme une expérience historique à laquelle les deux dimensions du communisme déjà mentionnées – émancipation et autoritarisme, révolution et dictature – étaient constamment mêlées. Dans la plupart des cas, les luttes anticoloniales furent conçues et organisées comme des campagnes militaires conduites par des armées de libération et les régimes politiques qu’elles mirent en place furent, dès le début, des dictatures à parti unique. Au Cambodge, au terme d’une guerre féroce, la dimension militaire de la lutte anticoloniale étouffa complètement toute politique émancipatrice : la conquête du pouvoir par les Khmers rouges donna lieu, dès le départ, à la mise en place d’un pouvoir génocidaire[31]. La joie de La Havane insurgée le 1er janvier 1959 et la terreur des rizières cambodgiennes sont ainsi les deux pôles dialectiques du communisme comme anticolonialisme.

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Illustration : « À bas la bourgeoisie », Hamed Abdalla, 1970. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla. 

Notes

[1] Voir Karl Korsch, « The Marxist Ideology in Russia » (1938), Living Marxism, vol. 4, n° 1, février 1938. Eric Hobsbawm a souligné « le paradoxe du marxisme russe » : d’une part, il hérita de la tradition révolutionnaire du populisme ; de l’autre, il se servit des écrits de Marx, dans le sillage des soi‑disant « marxistes légaux », pour prouver que « la Russie devait passer par l’étape du capitalisme » : « The Influence of Marxism 1880‑1914 », in How to Change the World. Reflections on Marx and Marxism, New Haven, Yale University Press, 2011, p. 220.

[2] Léon Trotski, Histoire de la révolution russe. 1, op. cit., p. 43. Sur les discussions entre Marx et les populistes russes, voir Theodor Shanin (dir.), Late Marx and the Russian Road. Marx and the Peripheries of Capitalism, New York, Monthly Review Press, 1983.

[3] Léon Trotski, Histoire de la révolution russe. 2, op. cit., p. 371.

[4] Pour un compte‑rendu synthétique du processus révolutionnaire en Chine, voir Rebecca Karl, Mao Zedong and China in the Twentieth-Century World, Durham, Duke University Press, 2010, ch. 3, 4, et 5.

[5] Mao Zedong, « Rapport sur l’enquête menée dans le Hounan à propos du mouvement paysan » (1927), in Œuvres choisies de Mao Tsé-toung, vol. 1 (1926‑1937), Pékin, Éditions en langues étrangères, 1966, p. 33.

[6] Ibid., p. 28. Il est intéressant de remarquer qu’en 1932, Trotski soulignait la nécessité de reconstruire des cellules communistes dans les villes et exprimait sonplus grand scepticisme envers l’Armée rouge paysanne créée par Mao dans le Jiangxi. Voir Léon Trotski, « La guerre des paysans en Chine et le prolétariat (Lettreaux bolcheviks‑léninistes chinois du 22 septembre 1932) », Écrits 1928-1940, Paris, Éditions Marcel Rivière, 1955, vol. 1. Sur l’importance de l’« intuition » maoïste de 1927, « à l’opposé de la tradition marxiste, de tous les marxismes », voir Roland Lew, 1949. Mao prend le pouvoir, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 112‑114.

[7] Selon Perry Anderson, « la révolution chinoise surgit directement de la révolution russe et lui restera attachée, en voyant en elle une inspiration et une leçon, jusqu’à leur moment de vérité commun à la fin des années 1980 ». Voir Perry Anderson, « Two Revolutions. Rough Notes », New Left Review, n° 61, 2010, p. 60.

[8] Gustav Landauer, La Révolution, trad. Margaret Manale et Louis Janover, Arles, Sulliver, 2006, p. 153.

[9] Voir Manuel Caballero, Latin America and the Comintern, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

[10] José Carlos Mariátegui, Siete ensayos de interpretación de la realidad peruana, Lima, Amauta, 2005 (1928), p. 35‑36 (Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, op. cit.). Voir Robert Paris, La formación ideológica de José Carlos Mariátegui, Mexico, Pasado y Presente, 1981, et l’introduction de Michael Löwy à son anthologie Le Marxisme en Amérique latine, op. cit.

[11] Voir Georges Haupt, La Deuxième Internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967, p. 25‑34.

[12] Daniel De Leon, « Flashlights on  the  Amsterdam  Congress »,  Daily People, 27 novembre 1904, cité in David S. Herreshoff, The Origins of American Marxism. From the Transcendentalists to De Leon, New York, Monad Press, 1973, p. 169.

[13] Voir le rapport sténographique du discours inaugural de Zinoviev in L’Internationale communiste et la libération de l’Orient. Le premier congrès des peuples de l’Orient, Bakou 1920, Petrograd, Éditions de l’Internationale communiste, 1921 ; réédition en fac‑similé, Paris, La Brèche et Radar, 2019, p. 50. Voir aussi Pierre Broué, Histoire de l’Internationale communiste 1919-1943, Paris, Fayard, 1997, p.181‑182 ; Serge Wolikow, L’Internationale communiste (1919-1943). Le Komintern ou le rêve déchu du parti mondial de la révolution, Paris,L’Atelier, 2010, p. 35‑37 ; et Pierre Frank, Histoire de l’Internationale communiste 1919-1943, Paris, La Brèche, 1979, vol. 1, p. 104‑107.

[14] Voir Stephen White, « Communism and the East. The Baku Congress, 1920 », Slavic Review, vol. 33, n° 3, 1974, p. 492‑514.

[15] M.N. Roy, Memoirs, op. cit., p. 392.

[16] Alfred Rosmer, Moscou sous Lénine, Paris, Pierre Horay, 1953, ch. XVI.

[17] L’Internationale communiste et la libération de l’Orient, op. cit., p. 180.

[18] Ibid., p. 182.

[19] Brigitte Studer, Reisende der Weltrevolution. Eine Globalgeschichte der Kommunistischen Internationale, Francfort, Suhrkamp, 2020, p. 125.

[20] Cité in Stephen White, « Communism and the East », loc. cit., p. 502.

[21] H. G. Wells, La Russie telle que je viens de la voir, Paris, Éditions du progrès civique, 1921, p. 89.

[22] Voir Stephen White, « Communism and the East », loc. cit., p. 493 et p. 503.

[23] L’Internationale communiste et la libération de l’Orient, op. cit., p. 38.

[24] Ibid, p. 21‑22.

[25] Cité in The Communist International 1919-1943. Documents, éd. Jane Degras, Londres, Oxford University Press, 1956, vol. 1, p.105.

[26] Selon Matthieu Renault, qui banalise la portée du congrès de Bakou, ce dernier confirma néanmoins l’abandon, déjà opéré par Lénine en 1914, d’une « logique chronotopique, évolutionniste », vers une conception « multilinéaire » du processus historique. Voir Matthieu Renault, L’Empire de la révolution. Lénine et les musulmans de Russie, Paris, Syllepse, 2017.

[27] Pour Hitler, le bolchevisme était « une doctrine humaine aux airs asiatiques ou barbares ». Cité in Ernst Nolte, Streitpunkte. Heutigeund künftige Kontroversen um den Nationalsozialismus, Berlin, Propyläen, 1993, p. 371.

[28] L’origine du mythe de la « cage aux rats » – torture qui aurait été pratiquée par une Tcheka chinoise – remonte à un pamphlet des Gardes blancs publié parSergueï P. Melgounov en 1924 et qui fut rapidement traduit dans plusieurs langues occidentales : La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, trad. Wilfrid Lerat et Antoinette Roubichou‑Stretz, Genève, Éditions des Syrtes, 2019. Durant la « Controverse des historiens » allemands des années 1980, il fut exhumé par ErnstNolte, Der europäische Bürgerkrieg 1917-1945. Nationalsozialismus und Bolschewismus, Francfort, Ullstein, 1987, p. 115, ainsi qu’une longue note de bas de page, p. 564. Voir aussi Hans‑Ulrich Wehler, Entsorgung der deutschen Vergangenheit ? Ein polemischer Essay zum Historikerstreit, Munich, Beck, 1988, p.147‑154.

[29] Cité in Ernst Nolte, Streitpunkte, op. cit., p. 356.

[30] Jakob Moneta, Le PCF et la question coloniale, Paris, François Maspero, 1971.

[31] Voir Ben Kiernan, The Pol Pot Regime, op. cit.

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