Les racines du capitalisme américain
Nous republions ici un texte de Cédric Durand, à propos du livre de Charles Post, The American Road to Capitalism (Brill, “Historial Materialism Book Series”, 28, Londres et Boston, 2011), initialement paru dans le n°15 de la revue Contretemps (« Invastion marxienne », 2012).
Hier une colonie périphérique, aujourd’hui le cœur de l’empire informel mondial du capital. La trajectoire du capitalisme américain est singulière. Elle constitue un champ de problèmes auxquels les théories du capitalisme et de l’impérialisme ne peuvent se soustraire. Quelles sont les origines de ce capitalisme made-in USA ? Pour certains, l’histoire des États-Unis serait celle d’une destinée : le capitalisme serait arrivé avec le premier bateau1 et se serait développé au fil d’une longue aventure entrepreneuriale. La trajectoire socio-économique du pays serait à la fois cohérente et nécessaire.
Avec The American Road to Capitalism2, Charles Post se distingue radicalement d’une telle thèse. « Si le développement économique et politique US est spécifique, il n’en est pas pour autant exceptionnel »3. Se situant dans la tradition du « marxisme politique » initié par Robert Brenner et Ellen Meiksins Wood, il considère que des conflits de classe à l’issue incertaine ont conduit à une transformation de la configuration des rapports sociaux de propriété (social-property relations) faisant émerger des relations proprement capitalistes.
Cet ouvrage est l’aboutissement de plusieurs décennies de recherche de la part d’un auteur qui n’a jamais déserté le terrain de la pratique de la lutte des classes. Professeur associé au Borough of Manhattan Community College à New York, Charles Post est aussi syndicaliste et membre actif de Solidarité, une organisation socialiste révolutionnaire américaine. Son ouvrage, qui est constitué de 5 articles précédemment publiés ainsi que d’un chapitre original synthétisant et actualisant son apport, propose une interprétation de l’ensemble de l’histoire américaine depuis les débuts de la colonisation en 1620 jusqu’au moment où les rapports sociaux capitalistes deviennent dominant dans la période qui suit la guerre de Sécession. L’ouvrage ne se contente pas d’apporter des thèses fortes sur le plan théorique et solidement étayées sur le plan empirique mais fait vivre la violence des affrontements sociaux dont il rend compte et dégage des conclusions qui informent les combats anticapitalistes actuels.
Grandeur et misère du marxisme politique
L’ouvrage de Post est révélateur de la vitalité du programme de recherche connu sous le nom de « marxisme politique ». Le terme a été forgé par l’historien marxiste français Guy Bois en 1978 pour disqualifier les travaux de Robert Brenner coupable à ses yeux d’avoir construit « un marxisme politique […] en réaction aux tendances économistes au sein de l’historiographie contemporaine » qui l’aurait conduit à adopter « une vision volontariste de l’histoire dans laquelle la lutte des classes est séparée de toute autre forme de contingence et, en particulier des lois de développement caractéristique d’un mode de production donné »4. L’appellation qui se voulait infamante a par la suite été revendiquée par Ellen Meiksins Wood dans une série de travaux qui ont contribué à construire ce courant.
Les concepts clés de cette approche sont ceux de rapports sociaux de propriété et de règles de reproduction. Robert Brenner conçoit les rapports de propriété « comme des rapports de reproduction. [Ils] spécifient des relations de possession et de contrainte entre les acteurs économiques […] qui leur permettent d’avoir un accès régulier aux moyens de production et/ou au produit économique nécessaire à leur subsistance (reproduction) »5.
C’est sur la base de ces rapports que s’établissent des règles de reproduction, c’est-à-dire des types de comportement correspondant « au cours de l’action économique qu’il est rationnel de suivre pour les exploiteurs et les producteurs »6. L’agrégation de ces régularités des comportements individuels et collectifs produit à son tour des effets émergents caractéristiques d’un mode de développement. « À grands traits la séquence causale se déroule ainsi : formes des rapports de propriété -> règles de reproduction des acteurs économiques individuels -> inscription dans le long terme d’un mode de développement / de non-développement. »7
Suivant ce schéma ce sont les rapports de propriété qui déterminent la capacité d’innovation des agents et, par conséquent, la dynamique des forces productives. Mais le point clé, qui marque la singularité théorique de la démarche, c’est que l’inverse n’est pas vrai : « la simple apparition de nouvelles forces productives ne peut faire naître des relations de propriété […]. Il ne peut en être ainsi car, dans le cadre des rapports de propriété pré-capitalistes, il n’y a pas lieu d’attendre que les acteurs économiques, en tant qu’individus, adoptent systématiquement des techniques nouvelles et supérieures, et encore moins qu’ils ne le fassent en considérant que c’est dans leur propre intérêt de le faire »8.
Le modèle de transition du féodalisme au capitalisme proposé par Brenner s’oppose ainsi aux interprétations venues de l’approche des système-mondes à la Braudel-Wallerstein, approches qualifiées de néo-smithiennes9. Celles-ci mettent l’accent sur le développement du commerce et l’approfondissement de la division du travail qui en découle comme élément décisif dans l’émergence du capitalisme. Brenner formule une hypothèse fondamentale qui exclut un tel mécanisme : les individus ne changent pas de comportement pour saisir des opportunités mais, au contraire, uniquement lorsqu’ils y sont forcés par les circonstances. L’origine du capitalisme ne peut donc provenir des opportunités associées à l’élargissement des marchés, mais de nouvelles contraintes qui rendent les acteurs dépendant du marché pour assurer leur subsistance et accéder aux moyens de production.
Il découle d’une telle conception des mécanismes de développement socio-économique une définition particulière du capitalisme. Non pas, simplement, une tendance à l’accumulation illimitée du capital, mais un développement systématique des forces productives dans la mesure où les prolétaires comme les détenteurs de moyens de productions sont contraints par la concurrence d’améliorer sans cesse le processus de production.
Cette approche est éminemment hétérodoxe au sein du marxisme. Comme l’explique Ellen Meiksins Wood dans sa préface et Post lui-même dans l’ouvrage, elle se réfère au Marx du Capital et des Grundisse qui s’intéresse au problème des changements des rapports de propriété contre celui de l’Idéologie allemande et du Manifeste qui relèverait d’une vision plus conventionnelle selon laquelle un processus trans-historique de progrès technique laisse progressivement échapper desgermes de capitalisme entre les interstices du féodalisme10. Elle est aussi éminemment séduisante : à partir d’un cadre conceptuel à la fois simple et rigoureux, l’émergence du capitalisme peut être étudiée dans différents contextes.
Hélas, la force de ce noyau théorique est aussi sa faiblesse. Ce que l’analyse gagne en puissance, elle le perd en subtilité et en complexité. Les facteurs qui conduisent à l’apparition des nouveaux rapports de propriété sont décrits et analysés finement, mais s’inscrivent dans des causalités réductrices. Par exemple, les travaux de Kenneth Pomeranz sur la grande divergence entre la Chine et l’Europe à partir de la seconde moitié du xixe siècle11, ont mis en évidence le rôle joué par la géographie des ressources disponibles et l’importance de l’économie atlantique, des éléments qui restent périphériques dans les travaux s’inscrivant dans la tradition initiée par Brenner. Pomeranz suggère aussi que l’hypothèse selon laquelle seules les contraintes conduisent à une modification des comportements productifs n’est pas toujours corroborée. Y compris dans le cas anglais, l’exposition aux opportunités de marché et l’attrait exercé par la disponibilité de nouveau biens de consommation qui ne pouvaient être obtenus que par de la monnaie ont pu être des stimulants très importants à l’amélioration de l’efficacité productive12.
Sur le plan plus théorique, la définition réductrice que donne le marxisme politique du capitalisme rend particulièrement difficile de penser toute une série de problèmes : comment différentes modalités de l’accumulation du capital se combinent au sein du capitalisme ? Quelle place peuvent occuper les formes hybrides/intermédiaires de mise au travail ? Quel rôle pour les puissantes interactions commerciales et financières entre les différentes régions du monde ? Le principe de combinaison tel qu’il apparaît notamment à travers la notion de développement inégal et combiné chez Trotsky – auquel Post fait pourtant référence – constitue un levier théorique majeur dont le marxisme politique ne saisit pas toute la potentialité.
Il y a une tension entre, d’un côté, une tendance du capitalisme à la généralisation de l’exploitation du travail salarié et de l’extraction de plus-value relative et, d’un autre côté, les formes historiques concrètes que prend son développement13. A un niveau plus général, cette préoccupation se trouve par exemple dans l’approche de Jairus Banaji selon laquelle les modes de production, c’est-à-dire les époques de la production sociale, ne sont pas définies par une unique forme d’exploitation14. Comme « les modes de production constituent une totalité définie de lois du mouvement historique, les rapports de production deviennent une fonction d’un mode de production donné. Le caractère d’un type donné de rapports de production n’est ainsi pas possible à déterminer sans que ces lois de mouvements soient elles-mêmes établies »15. Ainsi des formes de rapport salarial ont pu exister au sein du féodalisme, de même que l’esclavage a pu s’intégrer à des relations économiques d’ensemble de type capitaliste ; plutôt que du niveau de la production, il faut alors partir des manifestations des règles de la reproduction d’ensemble pour saisir la dynamique historique.
La logique économique du système planteur-esclavagiste
Post ambitionne d’incorporer dans son analyse de la trajectoire de l’économie américaine la logique des plantations esclavagistes du Sud et les caractéristiques et les transformations de l’agriculture familiale au Nord. Ce faisant, il propose de mettre à jour les contraintes qui ont poussé au développement des rapports de propriété capitaliste mais aussi les racines économiques de la guerre de sécession.
Dans le Nord, l’arrivée des colons anglais aux XVIe et XVIIe siècles débouche non pas sur une agriculture dépendante du marché mais, étant donné l’abondance de terre à coût très faible, sur une agriculture familiale orientée vers la production des moyens de subsistances pour le foyer. Dans le Sud, les plantations se développent principalement sur la base du travail des esclaves noirs.
Post montre pourquoi les rapports de propriété esclavagistes sont associés à des comportements économiques forts différents de ceux qui découlent du rapport salarial. Il expose longuement et conteste la thèse développée par John Ashworth selon laquelle l’esclavage serait, comparativement au rapport salarial, inefficace. Les deux raisons mises en avant par Ashworth sont, d’une part, les résistances des esclaves sous forme de flânerie et de sabotage et, d’autre part, la défiance qu’auraient vis-à-vis d’eux leurs maîtres – ce qui les conduiraient à limiter l’outillage et à restreindre leur travail dans les villes. Ces deux raisons ne semblent pas corroborées historiquement. Les esclaves de l’antiquité grecque et romaine étaient utilisés en majorité dans des travaux non agricoles, y compris à un haut niveau de technicité et en milieu urbain. De plus, pour ce qui est des strictes formes de la mise au travail et de la conflictualité sur le lieu de travail, esclavage et rapport salarial ne se distinguent pas fondamentalement. La lutte contre la flânerie ouvrière et les sabotages constituent des préoccupations permanentes des capitalistes comme des esclavagistes et nourrissent un processus continu de lutte pour le contrôle effectif du procès de travail.
Ce qui sépare rapports de propriété esclavagiste et rapports de propriété capitaliste, c’est précisément le fait que les planteurs possèdent les esclaves tandis que les capitalistes achètent la force de travail des prolétaires. Il s’ensuit, d’une part, que les planteurs ne peuvent jouer sur la menace du licenciement pour contraindre les travailleurs esclaves mais doivent faire usage de la coercition. Surtout, les propriétaires esclavagistes ne peuvent rapidement ajuster la taille de la force de travail et donc ne sont pas incités à adopter des technologies permettant d’économiser le travail. Enfin, la nécessité d’utiliser en permanence la force de travail des esclaves tandis que les travaux agricoles sont saisonniers a pour conséquence que les plantations fonctionnent principalement en auto-suffisance, aussi bien en produit agricoles qu’en produits de consommation courantes. Cela empêche la constitution d’un marché domestique pour la production industrielle et bloque l’approfondissement de la division du travail.
Cette analyse du système esclavagiste est convaincante en ce qu’elle éclaire de manière précise les raisons pour lesquelles le processus d’innovation technologique est extrêmement marginal dans le cadre de ce type de relations de production. Elle explique également pourquoi le régime de croissance auquel elle est associée est extensif et non intensif. Elle est néanmoins partielle. Pour Banaji, « les plantations esclavagistes sont des entreprises capitalistes à caractère patriarcal et féodal qui produisent de la plus-value absolue sur la base du travail des esclaves et d’un monopole terrien »16. L’enjeu ici n’est pas principalement de savoir si ces plantations doivent ou non être qualifiées de capitaliste – cela dépend, in fine, de la définition adoptée de ce qui est capitaliste – mais bien d’identifier quels sont les déterminants de la dynamique économique dans laquelle s’insèrent et à laquelle contribuent les plantations esclavagistes. Dans ce cas précis, le tropisme théorique de Post semble le pousser en particulier à sous-considérer le rôle de l’économie atlantique et l’interdépendance décisive qui existe entre les plantations américaines et l’accroissement de la demande européenne pour leurs produits. Il s’éloigne ainsi de Marx. Celui-ci analysait l’interaction entre le capital esclavagiste et le capital en général, soulignant comment les surprofits dégagés par l’exploitation des esclaves peuvent contribuer à contrecarrer la tendance à la baisse du taux de profit17. Il montrait également que l’intégration au marché mondial a transformé le caractère du processus de travail dans les plantations : « tant que la production dans les États du sud de l’Union américaine était dirigée principalement vers la satisfaction des besoins immédiats, le travail des Nègres présentait un caractère modéré et patriarcal. Mais à mesure que l’exportation du coton devint l’intérêt vital de ces États, le Nègre fut surmené et la consommation de sa vie en sept années de travail devin intégrante d’un système froidement calculé. »18
De l’indépendance à la guerre de Sécession
Pour Post, la période qui précède l’indépendance est dominée par des rapports de propriété non capitalistes au Nord comme au Sud qui nourrissent une croissance extensive. Une couche de marchands et de spéculateurs tente de rendre coûteux l’accès à la terre : leur objectif est d’accroître les profits commerciaux liés aux activités immobilières mais aussi à la circulation marchande à laquelle auraient été contraints les agriculteurs indépendants pour rembourser les dettes contractées pour acquérir la terre. En l’absence d’une force de police capable d’implémenter des droits de propriété, ces tentatives vont rester vaines jusqu’à la révolution américaine. Celle-ci va marquer un tournant. Les réquisitions pendant la guerre vont désorganiser la production de subsistance des paysans et les conduire à s’endetter pour acheter les biens qu’ils produisaient auparavant eux-mêmes. De plus, l’augmentation des impôts fonciers pour rembourser la dette colossale qui s’est accumulée pour financer la guerre va les obliger à accroître leurs revenus monétaires.
La constitution de forces armées capable de défaire les jacqueries paysannes va rendre effective l’affirmation de nouveaux rapports de propriété : les percepteurs, les marchands et les spéculateurs fonciers contraignent les petits agriculteurs indépendants à mettre sur le marché non seulement leur surplus mais aussi une partie de leur production de biens de subsistance, les transformant ainsi en petits producteurs marchands dont la survie économique est conditionnée à leur capacité à avoir une production suffisamment efficace – et donc spécialisée – pour rester compétitifs.
L’accroissement du prix du foncier dans la première moitié du xixe siècle et le développement de la spéculation immobilière lors des mises aux enchères sur les territoires d’où sont expulsés les populations indigènes vont continuer à réduire la reproduction des exploitations orientées principalement vers l’autosuffisance. À ce phénomène s’ajoute dans les années 1840 une forte hausse de la fiscalité qui, par la contrainte de dégager des revenus monétaires accrus, pousse à une forte augmentation de la productivité agricole.
Selon Post, c’est cette transformation dans l’agriculture du Nord d’exploitations indépendantes en petites exploitations marchandes qui est la cause principale de l’essor de l’industrie manufacturière : le fait que les agriculteurs dépendent de manière accrue pour leur subsistance de leur capacité à acheter des biens de consommation et des biens de production est à l’origine du développement d’un marché domestique qui va favoriser l’essor industriel dans les domaines de l’outillage, des intrants agricoles et des produits agro-alimentaires.
Néanmoins, jusqu’aux années 1840, c’est le capital commercial qui reste dominant, en particulier par le rôle de stimulation de l’activité. Les profits commerciaux accumulés grâce au commerce du coton produit dans les plantations du Sud et l’importation de capitaux britanniques lui permettent de financer la spéculation foncière et les infrastructures de transports au Nord (chemin de fer, canaux…) ainsi que l’achat d’esclaves et de terres nécessaire à l’extension des plantations au Sud. Post considère que cette prédominance du capital commercial est fondée sur une production marchande non capitaliste par les petits agriculteurs et les esclaves. La création d’un marché domestique pour les produits manufacturiers qui crée les conditions d’un développement de l’industrie capitaliste est « la conséquence inintentionelle de la poursuite par les marchands de leur propre stratégie non capitaliste de reproduction »19. Seule la réduction de la définition du capitalisme au champ exclusif de la production qui découle de l’option théorique de Post autorise une telle affirmation. Il semblerait préférable d’accorder davantage d’importance à l’interdépendance entre l’essor industriel en Grande-Bretagne et la dynamique commerciale qui irrigue les États-Unis grâce aux exportations du coton des esclaves afin de rendre compte d’une dynamique systémique capitaliste.
La thèse centrale de Post concernant les causes de la guerre de Sécession est en revanche extrêmement convaincante. Ce n’est ni l’incompétence du leadership politique à faire émerger un compromis, ni la montée d’antagonismes idéologiques enracinés dans des conditions socioéconomiques largement distinctes qui peuvent expliquer la radicalisation des oppositions régionales, la déclaration de sécession des États confédérés des États esclavagistes du sud suite à l’élection de Lincoln à la présidence en novembre 1860 et la guerre qui s’en est suivie jusqu’en 1865. L’objet du conflit est la possibilité d’une extension de l’esclavage à de nouveaux États. Cette question du caractère social de l’expansion a un caractère explosif car le développement du système esclavagiste et la poursuite de l’expansion de la petite production marchande sont mutuellement exclusifs. Les plantations esclavagistes impliquent des rapports économiques défavorables au développement de l’industrie (pas de dynamique d’innovation, pas de demande domestique pour des produits manufacturiers). En conséquence, l’extension de ce système de production à de nouveaux territoires se serait fait au détriment de l’élargissement de la petite production agricole marchande qui elle, au contraire, nourrit une dynamique de spécialisation favorable au capitalisme ; l’essor du capitalisme industriel américain aurait été substantiellement retardé. À l’inverse, en raison des caractéristiques des relations de production dans les plantations, le seul moyen pour les planteurs d’accroître leur production ou de maintenir leur revenu face à une baisse des prix est d’acquérir davantage d’esclaves et d’étendre leur production à de nouvelles terres. Le système esclavagiste doit être contenu pour permettre le développement industriel, mais son avenir dépend de sa capacité à se développer sur de nouveaux territoires. L’enjeu du conflit est alors l’affrontement entre deux logiques socio-économiques dont les développements respectifs sont incompatibles. La fermeté des positions politiques des deux camps qui conduit à la guerre repose sur l’expression rationnelle de leurs intérêts antagoniques.
Capitalisme contre démocratie
Un dernier point que Post soulève concerne la pertinence du concept de révolution bourgeoise. De manière cohérente avec le cadre théorique du marxisme politique, il le rejette et entreprend de montrer de quelle manière il est inadapté à rendre compte de la séquence historique révolution américaine-guerre de Sécession. Ce point mériterait d’être discuté en tant que tel, mais l’argument principal qui le sous-tend a un intérêt peut-être plus immédiat : l’affirmation du capitalisme passe par la défaite des luttes sociales et la régression démocratique. La période qui a suivi la guerre de Sécession a été marquée par une montée des revendications sociales et politiques à contenu anticapitaliste : dans le Nord, une série de grèves ouvrières s’inscrit dans un contexte idéologique qui pousse à l’intensification de l’organisation de l’économie par l’État ; dans le Sud l’agitation sociale qui accompagne l’émancipation des esclaves voit l’affirmation de leurs droits politiques ainsi que l’expression et la réalisation partielle de leurs aspirations à une citoyenneté paysanne basée sur la petite propriété et tournée vers l’auto-suffisance. À la fin des années 1870, c’est la contre-offensive engagée par les grands industriels du Nord comme les propriétaires blancs du Sud qui va parachever l’affirmation du capitalisme aux États-Unis. Répression syndicale, restrictions des droits démocratiques, législations racistes, terreurs des groupes paramilitaires suprématistes ont été des conditions nécessaires tant dans l’industrie du Nord que dans l’agriculture du Sud pour parachever l’établissement des rapports de propriété capitalistes aux États-Unis.
L’apport de Charles Post à l’analyse de l’émergence du capitalisme américain est double. Il a produit une synthèse extrêmement bien documentée des grandes étapes du processus et il déploie, pour en comprendre la logique, toute la puissance du cadre théorique dans lequel il s’inscrit. Les débats que suscitent et continueront à susciter cette contribution majeure renvoient alors aux problèmes soulevés par la démarche théorique du marxisme politique lui-même.
à voir aussi
références
⇧1 | Thomas McRaw, Creating Modern Capitalism: How Entrepreneurs, Companies, and Countries Triumphed in Three Industrial Revolutions, Harvard University Press, 1997. |
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⇧2 | Charles Post, The American Road to Capitalism, Brill, “Historial Materialism Book Series”, 28, Londres et Boston, 2011. |
⇧3 | Charles Post, op. cit., p. 2. |
⇧4 | Guy Bois, « Against the Neo-Malthusian Orthodoxy », Past and Present, n° 79, 1978, p. 67. |
⇧5 | Robert Brenner, « The Social Basis of Economic Development » in J. Roemer Analytical Marxism (Studies in Marxism and Social Theory), Cambridge University Press, p. 46-47. |
⇧6 | Ibid., p. 26-27. |
⇧7 | Ibid., p. 26-27. |
⇧8 | Ibid., p. 46-47. |
⇧9 | Robert Brenner, « The Origins of Capitalist Development: a Critique of Neo-Smithian Marxism », New Left Review, n° 104, 1977. |
⇧10 | Voir aussi Ellen Meiksins Wood, The Origin of Capitalism, Monthly Review Press, New-York, 1999, p. 27-28 (Ouvrage publié en français chez Lux en 2009). |
⇧11 | Kenneth Pomeranz, La Grande divergence, Albin Michel, Paris, 2010. |
⇧12 | Kenneth Pomeranz, « Beyond East-West binaries », The Journal of Asian Studies, n° 61 (2), 2002, p. 552. Traduit dans La Force de l’empire. Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, de Kenneth Pomeranz, Paris, Ere, 2009. |
⇧13 | Ben Selwyn, « Beyond Firm-centrism: Re-integrating Labour and Capitalism into Global Commodity Chain Analysis », Journal of Economic Geography, n° 12 (1), 2012, p. 210-211 ; Ben Fine, « On the Origins of Capitalist Development. Remarks », New Left Review, n° 109, 1978. |
⇧14 | Jairus Banaji, Theory as History, Brill, New-York, 2010. Voir en particulier le chapitre 2 : « Modes of Production in A Materialist Conception of History ». |
⇧15 | Ibid., p. 60. |
⇧16 | Jairus Banaji, op. cit., p. 71. |
⇧17 | Karl Marx, Le Capital, Livre III, Gallimard, coll. « La Pléiade », Tome II, Paris, 1968, p. 1022. |
⇧18 | Karl Marx, Le Capital, Livre I, Gallimard, coll. « La Pléiade », Tome I, Paris, 1968, p. 792. |
⇧19 | Charles Post, op.cit., p. 234. |