Lire hors-ligne :

Julian Mischi, Le Communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Marseille, Agone, « Contre-feux », 2014.

 

Au sein d’une scène politique dominée par les fractions bourgeoises de la population, le PCF se singularise par son caractère encore relativement populaire. Mais l’organisation communiste est cependant de moins en moins dirigée par des militants issus des classes populaires. Cet extrait revient sur le processus de désouvriérisation que connaît le PCF à partir de la fin des années 1970.

 

Un parti de plus en plus éloigné du monde ouvrier

Derrière le recentrage ouvriériste de la fin des années 1970 se cache, en réalité, une double désouvriérisation du PCF. Une désouvriérisation du personnel communiste d’abord. Celle-ci apparaît lorsqu’on n’en reste pas à la seule origine sociale des responsables (telle qu’elle est mise en avant dans les productions du parti) pour s’intéresser à leurs trajectoires sociales objectives. Une désouvriérisation du discours communiste ensuite : celui-ci s’éloigne des réalités ouvrières concrètes et insiste progressivement sur d’autres catégories, comme les « pauvres » ou les « exclus ».

 

Des dirigeants ouvriéristes peu ouvriers

Sur fond de retour à une rhétorique ouvriériste traditionnelle, le tournant des années 1970 et 1980 exprime surtout un recentrage sur le pouvoir interne des permanents, sur les cadres « ouvriers » appointés par le comité central, qui sont dans une situation de dépendance à l’égard du groupe dirigeant. Ce repli sur l’appareil repose sur l’émergence d’une nouvelle génération de permanents « ouvriers » dans les départements. Les cadres qui accèdent alors à la tête des fédérations sont promus pour leur fidélité, malgré les tournants stratégiques du PCF vis-à-vis du PS, avec des phases d’alliance (programme commun en 1972, participation au gouvernement en 1981) et des séquences d’opposition radicale (rupture de l’union de la gauche en 1977, départ du gouvernement en 1984). Surtout, ces permanents ne sont pas « ouvriers » au même titre que les responsables qu’ils remplacent. Le passage de ces cadres fédéraux dans le monde du travail productif est en effet de plus en plus bref et, contrairement aux générations militantes précédentes, ils sont très tôt intégrés à l’appareil et accèdent rapidement au statut de permanent. Ils sont fréquemment d’abord employés par la CGT, voire permanents des Jeunesses communistes (JC), avant de se consacrer à l’activité au sein du PCF. Beaucoup sont des cadres dégagés du syndicalisme, qui ont une formation professionnelle sanctionnée par un CAP obtenu dans les centres d’apprentissage des usines où ils n’ont pas beaucoup travaillé, d’autant plus qu’étant délégués syndicaux ils ont bénéficié de décharges d’heures de travail.

Souvent permanents dès leur sortie du système scolaire ou de l’apprentissage, issus de familles communistes habitant des municipalités gérées par le PCF, ils sont en quelque sorte produits par l’institution et leurs liens avec le monde ouvrier sont limités. Ils s’engagent pour le parti par tradition locale ou familiale, alors que l’entrée en communisme de leurs prédécesseurs passait fréquemment par une participation à des luttes clandestines ou à des conflits sociaux. Les nouveaux dirigeants succèdent à une génération marquée par les grèves ouvrières et les combats de la guerre froide, une génération venue au PCF après une période de militantisme de base plus longue. Ils tirent leurs compétences de la gestion d’un héritage puisé dans des réseaux militants déjà constitués.

À Grenoble par exemple, François Perez prend en 1977 la tête du comité de ville du PCF. Cet électricien de formation a rejoint à vingt ans le PCF en 1957. Il entre trois ans plus tard au comité fédéral de l’Isère puis est nommé, à vingt-cinq ans, permanent responsable des JC et du journal communiste Le Travailleur alpin (auquel il collabore toujours en 2014). Sa trajectoire incarne la bureaucratisation que connaissent les réseaux militants locaux au cours des années 1970 : si les nouveaux responsables ont une origine ouvrière, ils ont de moins en moins exercé réellement leur profession et sont rapidement sélectionnés par l’appareil dirigeant qui doit, dans un contexte d’essor organisationnel, assurer la formation d’une élite militante, notamment pour la presse et les organisations de jeunesse. Cette bureaucratisation du militantisme communiste est également liée à l’accroissement des avantages matériels résultant des conquêtes électorales, en particulier des municipales de 1971 et 1977, dans le cadre de l’union de la gauche. Aux fonctionnaires du parti proprement dit s’ajoutent en effet un nombre inédit de permanents, élus ou employés dans des collectivités locales gérées par le PCF, qui assurent une part importante des tâches militantes. Ce processus de bureaucratisation et de professionnalisation de l’engagement communiste crée de la distance entre les militants et les milieux populaires « en réduisant leur perception du monde aux seules logiques d’identification au Parti »1.

Le rôle des permanents, retirés très tôt de « la production », n’est bien sûr pas une nouveauté des années 1970. La constitution d’un appareil de professionnels de la politique est consubstantielle au modèle matriciel du PCF. Les directions départementales sont dès l’entre-deux-guerres dirigées par les permanents formés en région parisienne et à Moscou, et les responsables nationaux connaissent traditionnellement des accessions rapides aux postes de pouvoir. Ce qui est nouveau, c’est le poids inédit des permanents au sein des réseaux militants du PCF. Il n’existe pas de chiffres officiels mais, en recoupant diverses sources internes et enquêtes journalistiques, on peut estimer qu’ils sont approximativement 550 en 1972, 860 en 1976 puis 1 000 en 19802. La part de permanents au sein des comités fédéraux augmente et les sections d’entreprise sont désormais le plus souvent dirigées par des cadres détachés du travail ouvrier. Les responsables promus à partir de la fin des années 1970 sont ouvriéristes sans avoir été ouvriers, titulaires de diplômes professionnels sans avoir pu travailler longtemps en usine en raison d’une accession rapide au statut de permanent mais également de la multiplication des fermetures d’entreprises.

C’est le cas du nouveau responsable déjà croisé de la fédération de Meurthe-et-Moselle Nord, nommé en 19783. Alain Amicabile intègre le centre d’apprentissage de l’usine où travaille son père comme ouvrier sidérurgiste mais, après l’obtention d’un CAP, l’entreprise ferme. Il doit aller au Luxembourg et occupe des postes de courte durée dans différents secteurs (bâtiment, construction mécanique, sidérurgie). Ouvrier pendant moins de dix ans, il intègre le comité central à l’âge de trente ans. Il est surtout lié au monde industriel par ses origines familiales et sa formation professionnelle. Très tôt permanent, ses ressources militantes proviennent essentiellement du parti et de la formation qu’il lui a assurée ; il n’a pas acquis sa légitimité lors de luttes ouvrières ou d’un long activisme syndical.

En Loire-Atlantique, c’est un militant de trente-et-un ans, permanent depuis plusieurs années, qui devient en 1983 premier secrétaire fédéral. Gilles Bontemps est diplômé d’un CAP de menuisier et a travaillé quelques années comme coffreur et docker. Rapidement responsable départemental et national des JC, élu à la mairie de Saint-Nazaire en 1977, il cesse totalement son activité professionnelle lorsqu’il est promu au secrétariat fédéral en 1979. Il a alors vingt-huit ans.

Dans un premier temps, la désouvriérisation de l’organisation communiste est voilée car le repli sur l’appareil s’appuie sur un corps de dirigeants recrutés au sein des mondes ouvriers. Le resserrement autour des permanents se fait au nom de la valorisation de l’identité ouvrière du parti mais celle-ci est de plus en plus teintée d’accents misérabilistes.

 

La désouvriérisation du discours communiste : le misérabilisme

Du fait du parcours et des dispositions acquises par les nouveaux cadres fédéraux, la surface de contact entre ces responsables et le peuple militant se réduit : le militantisme se professionnalise en adoptant une rationalité propre, un discours généraliste de moins en moins relié aux réalités concrètes des milieux populaires. Logiquement, la désouvriérisation touche ainsi non seulement l’appareil, mais également le discours communiste. À la fin des années 1970, les références à la classe ouvrière, et plus généralement à la lutte des classes, cèdent devant des inflexions misérabilistes valorisant les thématiques de la pauvreté et de la misère. Les cadres du PCF axent leur propagande sur les « seize millions de pauvres » et, parallèlement à la conduite d’actions hors des entreprises contre les expulsions et les saisies, lancent une « campagne sur la pauvreté » à travers la rédaction des « Cahiers de la misère et de l’espoir » en 1977. Les responsables du PCF tendent à se présenter de plus en plus comme les porte-parole « des pauvres, des plus défavorisés des salariés »4 et non plus comme les leaders du « parti de la classe ouvrière ».

Si elle peut être perçue comme une prise en compte des premiers effets du recul de l’État social dans les quartiers populaires, cette campagne s’inscrit dans une logique de concurrence électorale : parler des pauvres pour marquer l’écart avec le PS. Elle est de courte durée et il ne faudrait pas surestimer son impact. Néanmoins, cette évolution misérabiliste de la rhétorique communiste est à rebours du travail militant d’affirmation de la dignité ouvrière. Elle se fait au détriment d’un discours de classe et peut se voir comme une concession à l’idéologie dominante, comme le signe d’un affaiblissement des capacités de résistance du PCF aux valeurs dominantes. Elle converge en effet avec la production au même moment d’un discours

gouvernemental a-classiste sur les « exclus ». Au niveau de l’État, ce discours est notamment porté par Lionel Stoléru, nommé secrétaire d’État à la Condition des travailleurs manuels sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing en 19765. Dans le sillage de l’émergence de la notion d’« exclusion », son livre – publié en 1974 et intitulé Vaincre la pauvreté dans les pays riches – dénonce notamment l’existence de ce « quart-monde alors constitué de nomades, de travailleurs étrangers, de travailleurs français marginaux (manœuvres, saisonniers, services au jour le jour, etc.) dont la condition est à la fois dégradante et rejetée en marge de la société »6. Lors d’une réunion du comité central, Charles Fiterman est chargé de riposter à ceux qui critiquent en interne la dérive misérabiliste du PCF. Le dirigeant du bureau politique défend cette ligne en se référant explicitement à Lionel Stoléru et à son livre, cristallisant la reprise par le PCF d’une taxinomie étatique associant la condition ouvrière à la pauvreté et aux marginaux : « En définitive, explique Charles Fiterman, les pauvres, c’est la majorité, la grande majorité de la classe ouvrière, c’est neuf millions de salariés. Or nous disons nous-mêmes que la classe ouvrière représente une dizaine de millions de salariés en France. Donc les pauvres, c’est d’abord la classe ouvrière et ceux qui lui sont rattachés et les personnes âgées qui ne travaillent plus, les malades, etc. »7.

Avec la référence aux « petites gens », selon l’expression de Georges Marchais8, on est loin de la classe ouvrière héroïque et combattante de 1936 et de la Libération. C’est une image des dominés, essentiellement définis par leur « exclusion » et leur « précarisation ». La dénonciation de l’exploitation cède le pas devant celle de la misère, qui est partout, générale, sans acteurs clairement identifiés. Ceci entraîne une rupture importante dans le mode de légitimation sociale des dirigeants communistes : il s’agit essentiellement pour eux de parler au nom des pauvres et des exclus et non pas de leur donner le pouvoir dans le parti et dans l’appareil d’État. De la lutte des classes à la réduction de la pauvreté…

Tenu par des permanents éloignés du monde ouvrier, le discours misérabiliste est en décalage, non seulement avec les militants non ouvriers venus récemment au parti, mais également avec les militants ouvriers qui ne se reconnaissent pas dans cette image dévalorisante qui leur est renvoyée. Ayant mené une longue enquête dans le Nord, Olivier Schwartz estime que le décrochage du PCF dans les classes populaires à partir de la fin des années 1970 est à rapprocher de cette orientation qui néglige les aspirations, d’ordre culturel notamment, de la fraction la plus qualifiée du monde ouvrier9. Le PCF cultive des stéréotypes sur les ouvriers dépossédés, diffuse une image archaïque de la misère des travailleurs, autant de visions qui ne prennent pas en compte la forte intégration culturelle et sociale, par la consommation et l’école notamment, des ouvriers français depuis les années 1960. Cette orientation misérabiliste désoriente d’autant plus les militants qu’elle succède à la glorification, dans le contexte d’union de la gauche, de la « nouvelle classe ouvrière » étendue aux ingénieurs, techniciens et cadres.

En interne, le discours misérabiliste, tout comme la rhétorique ouvriériste, sont une arme contre les contestataires et les intellectuels. Il alimente des tensions entre un appareil tenu par des militants issus du monde ouvrier et une fraction conséquente de la nouvelle base militante qui occupe une position intermédiaire dans la hiérarchie sociale. Dans les discussions de cellules et de sections, la manière dont « la politique d’union en direction des couches moyennes » est menée devient à partir de 1977 un « problème ». Les notes relatant l’intervention d’un militant de la banlieue grenobloise en mai 1978 résument bien la teneur des critiques : « Les gens ne croient pas à la misère. On s’y est très mal pris. Reconnaître nos erreurs, développer la démocratie, aucune discussion après le rapport de Marchais. Privilégie à outrance la misère et la classe ouvrière au détriment des autres classes (ITC), campagne trop contre le PS, pas assez contre la droite. Trop d’ouvriérisme »10.

Les enseignants, en particulier, vivent mal leur situation au sein du PCF, et ils l’expriment tout au long des années 1980. Par exemple, la cellule d’un établissement scolaire nantais adopte en 1986 une résolution regrettant l’écart entre le « discours » du parti et sa « pratique », qui « enlève toute crédibilité au projet du PCF, […] particulièrement […] en milieu enseignant, où les militants communistes ne sont plus écoutés de leurs collègues »11. Ils appellent à une ouverture sociologique du parti : « Nous pensons que c’est indispensable pour rassembler les couches sociales actuellement dans la mouvance du PS : enseignants, travailleurs intellectuels, cadres, techniciens, etc., toutes catégories qui souffrent de l’étroitesse des responsabilités qui leur sont confiées actuellement ».

Pour beaucoup d’enseignants, le langage du groupe dirigeant du PCF et les orientations sociales de la promotion militante posent problème. Selon un communiste de l’Allier, « notre langage est resté trop “ouvriériste” par rapport à l’évolution de la société. Il faut que notre presse équilibre ses articles entre informations venant des entreprises et venant d’autres secteurs. Il faut que dans nos réunions s’expriment, à parts égales, la classe ouvrière proprement dite et les autres catégories de “travailleurs” »12. Fernand Laporte, ancien responsable du travail en direction des intellectuels de la fédération de l’Isère, remet en cause « le système de recrutement des cadres du parti qui s’opère pour l’essentiel dans une couche sociale déterminée : une fraction de la classe ouvrière, qui conserve tout son poids dans les directions alors que dans la société, ce poids relatif a diminué. […] Notre communication est marquée par le langage oral, parlé, et appauvrit ainsi notre politique »13.

La critique est surtout portée par des militants fortement dotés en capital culturel, ceux qui ont été courtisés pendant la phase d’union de la gauche. L’orientation ouvriériste fait éclater des divergences liées aux positions sociales, ainsi que le suggère l’ancien maire d’une commune industrielle : « La contestation a eu peu d’impact dans un premier temps à la section de Villerupt car les militants locaux sont issus de la classe ouvrière et sont donc à l’aise avec l’ouvriérisme de l’époque, quelques enseignants et employés de la sidérurgie critiquent mais ils sont très peu nombreux »14. Dans la commune voisine d’Hussigny, la contestation du repli sectaire est portée au début des années 1980 par un comptable et un instituteur mais, n’étant pas suivis par les militants ouvriers, ils quittent le parti. Néanmoins, la critique du tournant ouvriériste s’exprime jusque dans les régions ouvrières. À Saint-Nazaire, par exemple, un militant non enseignant juge que, « dans le langage, l’ouvriérisme est mauvais »15, tandis que le secrétaire d’une section ouvrière de Lorraine estime que « le misérabilisme dans lequel se réfugie la direction actuelle du parti ne peut pas constituer en soi une politique »16.

 

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références

références
1 Bernard Pudal, Un monde défait, Les communistes français de 1956 à nos jours, Editions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2009, p. 105-106.
2 Didier Buffin et Dominique Gerbaud, Les Communistes, Albin Michel, 1981, p. 50 ; Annie Kriegel, Les Communistes français. 1920-1970, Seuil, [1968] 1985, p. 195.
3 Entretien avec Alain Amicabile, septembre 1999 ; Alain Amicabile, Remercie la neige. Une histoire du Pays-Haut lorrain, Syllepse, 2006.
4 Rapport voté lors de la réunion du CC du PCF de novembre 1977.
5 Sylvain Laurens et Julian Mischi, « Les politiques de “revalorisation du travail manuel” (1975-1981) », Agone, 2011, n° 46, p. 9-21.
6 Lionel Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Flammarion, 1974, p. 23.
7 Archives nationales du PCF (AV : 4AV/2206) : enregistrement sonore de la réunion du CC du 9 novembre 1976.
8 Archives nationales du PCF (AV : 4AV/2570) : enregistrement sonore de la réunion du CC, 26-28 avril 1978.
9 Olivier Schwartz, « Réflexions sur un rendez-vous manqué. Le PC et les ouvriers des années 1980 », Autrement, mars 1986, no 78, « La culture des camarades », p. 23-36.
10 Archives de la section du PCF de Fontaine, Réunion du comité de section du 12 mai 1978.
11 Archives de la fédération du PCF de Loire-Atlantique (désormais APCF 44), Lettre de la cellule Langevin adressée à la section du PCF de Nantes après la réunion du 16 juin 1986.
12 Archives de la fédération du PCF de l’Allier, Conférence de la section de Chantelle du 12 janvier 1985
13 Cité in Michel Cardoze, Nouveau voyage à l’intérieur du Parti communiste français, Fayard, 1986, p. 80.
14 Entretien avec Alain Casoni en septembre 1999.
15 APCF 44, Conférence de la section de Brière du 12 janvier 1985.
16 Le Monde, 5 décembre 1990.