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Le camarade Fossa était délégué du comité des libertés syndicales à la conférence des syndicats latino-américains convoquée au Mexique. Le comité des libertés syndicales groupe autour de lui 28 organisations, dont 24 syndicats indépendants. Chaque organisation séparément avait donné son mandat écrit au camarade Fossa. En dépit de cela, les chefs de l’union syndicale latino-américaine lui avaient interdit l’accès de la conférence. De quelle façon ? Très simplement : ils avaient fermé les portes devant lui. Pour quelle raison ?

La raison est plus complexe. Le camarade Fossa avait été pendant un certain temps membre du parti communiste argentin, mais il avait élevé des protestations contre les procès de Moscou. Il n’en fallut pas davantage pour que ce militant confirmé du mouvement syndical soit déclaré ennemi du peuple, « trotskyste », etc. Les staliniens de Buenos Aires ont informé immédiatement Lombardo Toledano de la venue au congrès d’un délégué dangereux, qui ne croyait pas à la pureté irréprochable de Staline, Vychinsky, Ejov et autres falsificateurs. Quand le G.P.U. ordonne, [Lombardo] Toledano obéit. C’est l’essentiel de son rôle à présent dans le mouvement ouvrier. Aussi incroyable que cela paraisse, Lombardo Toledano, avocat de la bourgeoisie, a fermé la porte de la conférence syndicale au camarade Fossa, révolutionnaire argentin honnête. Il ne reste aux prolétaires mexicains qu’à crier : « Vive le régime totalitaire ! Vive notre Führer Adolf Toledano ! ».

Le 23 septembre, le camarade Fossa a rendu visite au camarade Trotsky et, au cours d’une longue conversation, lui a posé une série de questions importantes. 

Fossa. – Quels seront selon vous les prochains développements de la situation en Europe [1] ?

Trotsky. – Ilse peut que la diplomatie arrive cette fois encore à arracher un compromis pourri. Mais il ne durera pas. La guerre est inévitable et, de plus, très proche. Les crises internationales se succèdent. Ces convulsions sont comme les douleurs de l’accouchement de la guerre qui vient. Chaque nouvelle douleur sera plus cruelle et plus menaçante. Je ne vois à présent dans le monde aucune force capable d’arrêter le développement de ce processus, la guerre. C’est un nouveau massacre épouvantable qui menace en permanence l’humanité.

Bien entendu, une action révolutionnaire du prolétariat au bon moment pourrait paralyser les bandits impérialistes. Mais il faut voir la vérité en face. Les masses laborieuses d’Europe, dans leur écrasante majorité, sont sous la direction de la II° et de la III° Internationale. Les dirigeants de l’Internationale syndicale d’Amsterdam soutiennent sans réserve la politique de la II° et de la III° Internationale, et entrent avec elles dans les soi-disants « Fronts populaires ».

Comme l’ont démontré les exemples de l’Espagne, de la France et d’autres pays, la politique du Front populaire consiste à subordonner le prolétariat à la gauche de la bourgeoisie. Mais toute la bourgeoisie des pays capitalistes, la droite aussi bien que la « gauche », est profondément imprégnée de chauvinisme et d’impérialisme. Le Front populaire ne sert qu’à faire des ouvriers de la chair à canon pour les bourgeoisies impérialistes. A cela, et à rien d’autre.

La II°, la III° et l’Internationale d’Amsterdam sont à présent des organisations contre-révolutionnaires dont la tâche consiste à freiner et à paralyser la lutte révolutionnaire du prolétariat contre l’impérialisme « démocratique ». Tant que la direction criminelle de ces Internationales ne sera pas rejetée, les ouvriers seront incapables de se dresser contre la guerre. C’est une vérité amère, mais à laquelle on ne peut échapper. Nous devons la voir en face, et ne pas chercher à nous consoler par des illusions et des bavardages pacifistes. La guerre est inévitable !

 

Fossa. – Quels seront ses effets sur la lutte en Espagne et sur le mouvement ouvrier international ?

Trotsky. – Pour bien comprendre la nature des événements qui approchent, il faut d’abord rejeter la théorie profondément erronée selon laquelle la guerre qui vient sera une guerre entre le fascisme et la « démocratie ». Rien de plus faux et de plus stupide que cette idée. Les « démocraties » impérialistes sont divisées par les antagonismes de leurs intérêts dans toutes les parties du monde. L’Italie fasciste peut très bien se retrouver dans le même camp que la Grande-Bretagne et la France, si elle cesse de croire en la victoire de Hitler. La Pologne semi-fasciste peut rallier l’un ou l’autre camp en fonction des avantages qu’on lui propose. La bourgeoisie française peut très bien dans le cours de la guerre substituer le fascisme à sa « démocratie », afin de continuer à soumettre les ouvriers et les contraindre à lutter « jusqu’au bout ». Et fasciste, ou « démocratique », la France défendrait pareillement ses colonies les armes à la main. La prochaine guerre sera plus ouvertement encore impérialiste rapace que celle de 14-18. Les impérialistes ne combattent pas pour des principes politiques, mais pour des marchés, des colonies, des matières premières, pour l’hégémonie sur le monde et sur ses richesses.

La victoire de l’un des camps impérialistes signifierait que toute l’humanité serait réduite en esclavage, que les chaînes seraient renforcées pour les colonies actuelles, ainsi que pour tous les peuples faibles et arriérés, dont les peuples d’Amérique latine. La victoire de l’un quelconque des camps impérialistes signifierait esclavage, malheurs, misère, déclin de la culture humaine.

Quelle est l’issue, me demanderez-vous ? Personnellement, je ne doute pas un instant que la nouvelle guerre va provoquer une révolution internationale contre la domination de l’humanité par les cliques capitalistes rapaces. En temps de guerre, les différences entre les « démocraties » impérialistes et le fascisme s’effaceront. Il règnera dans tous les pays une dictature militaire impitoyable. Les ouvriers et les paysans allemands mourront exactement comme les ouvriers et les paysans anglais et français. La faim, les épidémies, le retour à la barbarie, balaieront les différences entre les régimes politiques, de même pour les frontières entre les États. Les moyens modernes de destruction sont si monstrueux que l’humanité ne pourra sans doute pas supporter cette guerre, même quelques mois. Le désespoir, l’indignation, la haine, pousseront les masses des pays belligérants à se soulever les armes à la main. La révolution socialiste est irréversible. La victoire du prolétariat mondial mettra fin à la guerre et résoudra ainsi la question espagnole comme toutes les autres questions sensibles de l’Europe et du reste du monde.

Les « dirigeants » ouvriers qui veulent enchaîner le prolétariat au char de guerre de l’impérialisme sous le masque de la « démocratie » sont aujourd’hui les ennemis acharnés, et les pires traîtres des travailleurs. Il nous faut apprendre aux ouvriers à haïr et à mépriser les agents de l’impérialisme, car ils empoisonnent la conscience des travailleurs : il nous faut expliquer aux travailleurs que le fascisme n’est que l’une des formes de l’impérialisme, que nous ne devons pas combattre les signes extérieurs du mal, mais ses causes organiques, c’est-à-dire le capitalisme.

Fossa. – Quelle est la perspective pour la révolution mexicaine ? Que pensez-vous de la dévaluation de la monnaie en relation avec l’expropriation de la terre et du pétrole ?

Trotsky. – Je ne peux pas traiter de ces questions de façon suffisamment détaillée. L’expropriation de la terre et des richesses naturelles constitue, pour le Mexique, une mesure absolument indispensable de défense nationale. Les pays d’Amérique latine ne pourront conserver leur indépendance s’ils n’arrivent pas à satisfaire les besoins vitaux des paysans. La chute du pouvoir d’achat de la monnaie n’est que l’un des résultats du blocus impérialiste, déjà commencé, contre le Mexique. Les privations matérielles sont inévitables dans la lutte. Pas de salut sans sacrifices ! Capituler devant les impérialistes signifierait livrer à la spoliation les richesses du pays, livrer le peuple au déclin et à l’extinction. Bien entendu, les organisations de la classe ouvrière devront veiller à ce que la hausse du coût de la vie ne retombe pas pour l’essentiel sur les travailleurs.

 

Fossa. – Que pouvez-vous dire de la lutte de libération des peuples d’Amérique latine et des problèmes de l’avenir ? Que pensez-vous de l’aprisme ?

Trotsky. – Je ne suis pas suffisamment familiarisé avec la vie de chacun des pays d’Amérique latine pour me permettre de répondre concrètement à toutes vos questions. Il est clair pour moi en tout cas que les tâches internes de ces pays ne peuvent pas être résolues en dehors d’une lutte révolutionnaire simultanée contre l’impérialisme. Les agents des Etats­-Unis, de l’Angleterre, de la France (les Lewis, Jouhaux, Lombardo Toledano, les staliniens) essaient de remplacer la lutte contre l’impérialisme par la lutte contre le fascisme. Nous avons pu assister à leurs criminels efforts en ce sens au cours du récent congrès contre la guerre et le fascisme. Dans les pays d’Amérique latine, les agents des impérialismes « démocratiques » sont particulièrement dangereux, car ils sont plus susceptibles de duper les masses que les agents déclarés des bandits fascistes.

Je prendrai l’exemple le plus simple et le plus évident. Il règne aujourd’hui au Brésil un régime semi-fasciste qu’aucun révolutionnaire ne peut considérer sans haine. Supposons cependant que, demain, l’Angleterre entre dans un conflit militaire avec le Brésil. Je vous le demande : de quel côté sera la classe ouvrière ? Je répondrai pour ma part que, dans ce cas, je serai du côté du Brésil « fasciste » contre l’Angleterre « démocratique ». Pourquoi ? Parce que, dans le conflit qui les opposerait, ce n’est pas de démocratie ou de fascisme qu’il s’agirait. Si l’Angleterre gagnait, elle installerait à Rio de Janeiro un autre fasciste, et enchaînerait doublement le Brésil. Si au contraire le Brésil l’emportait, cela pourrait donner un élan considérable à la conscience démocratique et nationale de ce pays et conduire au renversement de la dictature de Vargas [2]. La défaite de l’Angleterre porterait en même temps un coup à l’impérialisme britannique et donnerait un élan au mouvement révolutionnaire du prolétariat anglais. Réellement, il faut n’avoir rien dans la tête pour réduire les antagonismes mondiaux et les conflits militaires à la lutte entre fascisme et démocratie. Il faut apprendre à distinguer sous tous leurs masques les exploiteurs, les esclavagistes et les voleurs !

Dans tous les pays latino-américains, les problèmes de la révolution agraire sont indissolublement liés à la lutte anti-impérialiste. Les staliniens sont en train de paralyser traîtreusement l’une et l’autre. Pour le Kremlin, les pays latino-américains ne sont qu’une monnaie d’échange dans leurs comptes avec les impérialistes. Staline dit à Washington, Londres et Paris : « Reconnaissez-moi comme un partenaire sur pied d’égalité, et je vous aiderai à abattre le mouvement révolutionnaire dans les colonies et les semi-colonies, car, pour cela, j’ai à mon service des centaines d’agents comme Lombardo Toledano. » Le stalinisme est devenu la lèpre du mouvement mondial de libération.

Je ne connais pas suffisamment l’aprisme pour pouvoir formuler à son sujet un jugement définitif. Au Pérou, son activité a un caractère illégal, et par conséquent difficile à observer. Les représentants de l’A.P.R.A. au congrès de septembre contre la guerre et le fascisme à Mexico ont pris, autant que je puisse en juger, une position valable et correcte, ainsi que ceux de Porto-Rico [3]. Il reste seulement à espérer que l’A.P.R.A. ne devienne pas la proie du stalinisme, ce qui paralyserait la lutte de libération au Pérou. Je pense qu’il est possible et souhaitable de conclure des accords avec les apristes en vue de tâches pratiques déterminées, à la condition de préserver notre totale indépendance d’organisation.

 

Fossa. – Quelles seront les conséquences de la guerre pour les pays d’Amérique latine ?

Trotsky. – Les deux camps impérialistes s’efforceront sans aucun doute d’entraîner les pays d’Amérique latine dans le tourbillon de la guerre afin de les réduire totalement en esclavage ensuite. Le tintamarre « antifasciste » creux ne fait que préparer le terrain aux agents de l’un des deux camps impérialistes. Pour se préparer à la guerre mondiale, les partis révolutionnaires d’Amérique latine doivent avoir maintenant une attitude doublement intransigeante à l’égard de tous les groupements impérialistes. Sur la base de la lutte pour leur propre survie, les peuples d’Amérique latine doivent se rapprocher étroitement les uns des autres.

Au cours de la première période de la guerre, la position des pays faibles peut s’avérer très difficile. Mais les camps impérialistes s’affaibliront et s’essouffleront de mois en mois. La lutte mortelle qu’ils se livreront permettra aux pays coloniaux et semi-coloniaux de relever la tête. C’est également vrai, naturellement, pour les pays latino-américains. Ils pourront réaliser leur libération complète si, à la tête des masses, se trouvent des partis et des syndicats authentiquement révolutionnaires anti-impérialistes. On ne peut échapper aux tragiques circonstances historiques par stratagèmes, des phrases creuses et de petits mensonges. Il nous faut dire aux masses la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité.

 

Fossa. – Quelles sont selon vous les tâches et les méthodes des syndicats ?

Trotsky. – Pourque les syndicats soient capables de rassembler, d’éduquer, de mobiliser le prolétariat pour une lutte de libération, il faut les épurer des méthodes totalitaires du stalinisme. Les syndicats doivent être ouverts aux travailleurs de toutes tendances politiques, sous la condition de la discipline dans l’action. Quiconque transforme les syndicats en une arme pour des objectifs extérieurs (et particulièrement en arme de la bureaucratie stalinienne et de l’impérialisme « démocratique ») divise inévitablement la classe ouvrière, l’affaiblit et ouvre la porte à la réaction. Une démocratie honnête et totale à l’intérieur des syndicats, c’est la condition la plus importante de la démocratie dans un pays.

Pour conclure, je vais vous prier de transmettre mon fraternel salut aux travailleurs argentins. Je ne doute pas qu’ils ne croient pas un mot des calomnies répugnantes que les agences staliniennes ont répandues contre moi et mes amis dans le monde entier. Le combat de la IV° Internationale contre la bureaucratie stalinienne est la continuation de la grande lutte historique des opprimés contre les oppresseurs, des exploités contre les exploiteurs. La révolution internationale libérera tous les opprimés, y compris les travailleurs de l’U.R.S.S [4].

 

Un entretien avec Mateo Fossa – 23 septembre 1938. 

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