
Le métissage n’est pas un antidote au racisme
Le sociologue Vincent Gay discute le livre de Solène Brun : Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, paru il y a quelques mois aux éditions La Découverte.

Le point de départ de la passionnante enquête de Solène Brun est un de ces paradoxes si chers à la République française. D’un côté, le pays est décrit par ses dirigeants et nombre de commentateurs comme étant étranger aux clivages raciaux, la citoyenneté nationale étant censée dépasser de tels clivages ; de cela témoignent les difficultés à évoquer les questions raciales, l’aveuglement aux formes de racisme structurel et les accusations de communautarisme dès lors qu’on revendique autre chose qu’une identité nationale. Et d’un autre côté, le métissage est régulièrement évoqué, perçu parfois comme une menace, mais bien souvent valorisé, célébré comme une possible résolution d’un conflit racial qui ne dit pas son nom.
Métissage et question raciale
Célébration, fascination, répulsion, c’est d’abord à partir de ce triptyque que la sociologue entend déconstruire le « mythe métis », en le replaçant dans l’histoire coloniale et esclavagiste de la France. L’inquiétude face aux unions mixtes dans les colonies, le plus souvent entre un homme européen et une femme autochtone ou esclave, conduit très tôt les autorités coloniales à encadrer fortement celles-ci, même si les situations sont différentes selon les colonies.
Dans le cas des Antilles françaises, le code noir (1685) proscrit ces alliances tout en autorisant les propriétaires à épouser leurs esclaves, comme c’est déjà le cas à la Réunion depuis 1674. Les évolutions de la question raciale et l’hypothèse assimilationniste dans les colonies montrent à quel point ces enjeux ne sont jamais stabilisés, et oscillent entre interdiction des unions mixtes, tolérance, voire perception de ces unions comme pouvant favoriser l’assimilation des races inférieures à la nation colonisatrice. Demeurent cependant, quelques soient les options prises, deux problèmes : d’une part le risque d’abâtardissement de la race blanche au contact (sexuel) des femmes des colonies ; d’autre part le devenir des enfants nés de telles unions. La possibilité d’enfant métisses et le brouillage racial dont ils sont porteurs, appelle à renforcer les frontières symboliques entre races et accentue donc les processus de racialisation des blancs comme des non-blancs.
Les analyses de Solène Brun concernant les évolutions des réglementations s’accompagnent de quelques pages concernant l’approche des métisses dans la science des races et dans la littérature. Chaque dimension conduit à renforcer cette idée du mythe, au sens où Roland Barthes en parlait : le mythe est ce qui cache une réalité, il contient un message caché, et ce message caché, en l’occurrence, est la permanence de la question raciale, dans les périodes esclavagiste, coloniale et post-coloniale, la question métisse constituant une façon détournée de parler de la race.
Ce non-dit de la question raciale via les discours sur le métissage opère le plus souvent sur un mode inquiet depuis le 17ème siècle ; mais dans des périodes plus récentes sont apparues des représentations du métissage, dont le premier chapitre de l’ouvrage donne quelques exemples : slogans de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, France « black-blanc-beur » de la coupe du monde de 1998, produits commerciaux et culturels comme les publicités Benetton ou le film Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?…, sans compter les discours politiques qui dans leur majorité célèbrent le métissage, voire la créolisation, ou encore la valorisation des beautés métisses lors des élections de Miss France, témoignant d’un phénomène commun à plusieurs pays occidentaux, la force du « stéréotype de la beauté biraciale ». A plusieurs occasions, en particulier quand elle est investie par des dirigeants politiques, la question métisse constitue bien une façon de donner une certaine image de la France et de ses relations avec ses anciennes colonies.
Les deux premiers chapitres permettent donc une mise en contexte historiques et pose les débats contemporains sur les usages du métissage dans la société française. Mais l’essentiel du livre se concentre sur les autres chapitres qui se penchent sur les familles et les « couples mixtes », dont la définition parait moins aisée qu’il n’y parait au premier abord : apparence raciale différente ? Nationalité différente ? Religion différente ?
Solène Brun tient à rappeler que le métissage est une forme particulière de mixité, liée aux positions raciales de deux personnes, l’une racialisée comme blanche, l’autre comme non blanche, quel que soit leurs liens à des trajectoires migratoires. Alors que la sociologie s’est surtout intéressée à l’homogamie ou l’hétérogamie de classe des couples, la notion de mixité a aussi une histoire dans les sciences sociales, qui démontre le flou de cette catégorie, mais aussi la façon dont elle interroge les dimensions culturelles, de démographie, ou comment elle peut servir de mesure de l’assimilation des populations immigrées.
Cependant, l’absence de statistiques ethniques rend difficile l’évaluation exacte du nombre de couples mixtes, d’où la nécessité, et les imprécisions afférentes, d’en passer par des données qui relèvent des populations immigrées. Les données concernant les couples formés par un membre de la population majoritaire et par un·e immigré·e ou enfant d’immigrés montre que le phénomène concerne une partie non négligeable de la population française.
Étudier la socialisation raciale
Ainsi, les catégories produites au sein des sciences sociales ou par l’État, notamment à travers son appareil statistique, révèlent cette présence permanente et non explicite de la question raciale, qui est également saisie par Solène Brun à travers ce qui se passe dans les familles. Et c’est sans doute là que réside le plus grand intérêt du livre, car tout autant qu’elle est spécialiste de la question raciale[1], Solène Brun est une sociologue de la famille et de la socialisation. Elle introduit en France des questions touchant à la socialisation raciale qui pour être présents dans les sciences sociales le sont de façon assez discrète.
Elle a d’ailleurs précédemment consacré un article de synthèse à ce sujet, dans lequel elle souligne la difficulté à utiliser la notion de socialisation raciale dans le contexte français, alors qu’elle est bien plus fréquente aux États-Unis. Tout en étant prudente quant aux possibles effets non maitrisés d’importation de concepts nés dans des contextes nationaux particuliers, elle montre la pertinence de la notion en proposant un prolongement des questionnements sur les dimensions de genre et de classe de la socialisation.
« La spécificité de la race comme rapport social tient à ce que les marqueurs corporels et/ou culturels sur lesquels les assignations raciales reposent ont été historiquement investis d’une dimension héréditaire et sont représentés comme stables au travers des générations »[2].
Cela incite d’autant plus à la saisir à partir des dynamiques de socialisation, et donc du rôle de la famille dans la construction/reproduction de la race. Solène Brun montre à ce titre que les expériences raciales ne sont pas les mêmes entre enfants et parents, et elle s’interroge sur ce qui se produit dans ce qui est transmis entre les générations, quels effets cela a sur les manières de se construire et de se percevoir, d’être perçu par les autres… Autrement dit, comment dans les familles se construisent des supports de racialisation.
Mais ces phénomènes ne concernent pas seulement les rapports parents / enfants, ils touchent aussi les relations entre les conjoints, car les expériences raciales des enfants ou des conjoints racialisés comme minoritaires peuvent provoquer des étonnements, des prises de conscience inédites, voire des révoltes, qui participent également de l’intégration de nouvelles représentations par les adultes membres du groupe majoritaire.
La mixité au cœur des enjeux familiaux
L’enquête qualitative menée par Solène Brun avec vingt-quatre parents serait trop longue à résumer ici, mais démontre à travers maints exemples à quel point la question de la mixité est présente chez les couples enquêtés, comment elle questionne les choix des conjoints, leur réception par les entourages familiaux, et touche directement à la reproduction, tant dans ses dimensions les plus naturalisées que ses aspects culturels.
En effet, très tôt, la question se pose d’identifier à qui ressemblent les enfants, ou pour le dire autrement « par quel ‘côté’ les enfants seront le plus marqués physiquement », et donc à quelle position raciale ils risquent d’être assignés. Or ces perceptions du marquage physique ne sont pas nécessairement identiques au sein d’un couple, elles renvoient aussi aux expériences voire aux représentations ou aux appréhensions de chacun·e des parents ; par ailleurs, ce marquage est aussi visible à la travers l’auto-perception des enfants. Mais cette pénétration de la race dans la sphère intime n’est pas toujours énoncée, et l’enquête est d’ailleurs pour certains enquêté·es l’occasion de constater leurs différences de perception.
Par ailleurs, au sein des familles, la mixité est une source de négociations fréquentes, depuis le choix du prénom jusqu’aux pratiques culturelles et religieuses. En effet, autour du prénom de l’enfant se cristallisent bon nombre de questionnements qui n’ont pas été nécessairement énoncés avant la naissance des enfants : quelle identité a-t-on envie de transmettre, quel rapport aux grands-parents et quelle fidélité aux ‘origines’ se jouent alors… Ce choix est aussi un intense moment de négociation et de rapport de force entre conjoint·es dans lesquelles sont prises les familles élargies.
L’expérience minoritaire et la reproduction de la race
Mais bien sûr, la construction de la race ne se réduit pas à ce qui se passe dans les familles, et élever des enfants dans une société raciste a des effets sur ce qu’on transmet à ses enfants ; les travaux états-uniens sur la socialisation raciale insistent fortement sur cet aspect des choses[3], et sur la capacité des familles à anticiper le racisme auquel seront confrontés leurs enfants.
On peut alors se demander si en la matière les expériences des familles métisses sont différentes des familles où les deux conjoint·es appartiennent à un groupe minoritaire. Est-ce que l’attention portée à la prévention du racisme ou au contraire sa relativisation recoupent et s’expliquent par les différences au sein des couples, ou est-ce qu’on retrouve également de tels clivages dans des familles racialement homogènes ? Par ailleurs, comment ces pratiques familiales peuvent cohabiter ou non avec les tentatives, produites par les parents, reproduites par les enfants, d’intégration au sein du groupe majoritaire ?
Solène Brun se penche alors sur les expériences de « passing », notion qui désigne historiquement la façon dont « certains Africains-Américains se faisaient passer pour blancs », afin d’échapper à la ségrégation états-unienne. Il s’agit dans le cas français de voir quelles expériences permettent à certaines personnes d’être perçues comme blanches tout en étant issues d’une union mixte. Ces expériences sont fortement liées au genre et à la classe selon la sociologue qui résume : « ‘le passage’ est plus accessible lorsqu’on est une femme et que l’on appartient aux classes moyennes ou supérieures ».
Au final, Solène Brun insiste sur les interactions qui opèrent entre la sphère familiale et l’extérieur, mais la famille demeure le lieu où « on apprend une lecture racialisée du monde, on apprend à lire les comportements ces autres de manière racialisée et l’on apprend également à adopter telle et telle manières d’être et de faire – qui serviront de support à notre racialisation. » Un prolongement de cette approche de la famille est ce qui se passe après, dans les expériences de formation et de travail par exemple. L’expérience métisse, ou de mixité raciale, a-t-elle des effets prolongés dans la vie des individus, dans les rapports de classes dans lesquels ils sont inscrits ? Ou est-ce que les personnes issues de couples mixte sont finalement renvoyés à une identité racialisée qui les fait pencher dans le groupe majoritaire ou minoritaire ?
Par ailleurs, la question de la mixité ou du métissage est prise elle-même dans des reconfigurations plus générales de la question raciale, et Solène Brun a raison de souligner les évolutions entre la célébration du métissage et du multiculturalisme des années 1980-1900 et le racialisme des années 2000-2010 notamment à travers la peur du grand remplacement. Mais dès lors, peut-on évoquer cette évolution seulement comme « des modalités différentes d’une pensée de la race qui frappe par sa permanence », ou ne doit-on pas s’interroger sur le fait que ces deux modalités produisent malgré tout des effets bien différents, jusqu’à un certain point, pour les personnes concernées ?
On l’aura compris, Derrière le mythe métis apporte une importante contribution aux études raciales en France et rend accessible toute une série de questionnements qui constituent des enjeux à la fois anciens, banals et majeurs de la sociologie : la socialisation, la reproduction familiale, les formes de transmission, la production de l’habitus…, mais qui sont retravaillés au prisme des rapports sociaux de race. Solène Brun montre, comme cela a été fait avant elle le plus souvent autour des enjeux de classe et de genre, de quelle façon les rapports sociaux pénètrent l’intime, venant percuter le quotidien des familles, confrontées aux violences liées à l’ordre racial, mais aussi obligeant ces familles à négocier régulièrement les effets de leurs propres ancrages et identifications raciales.
Notes
[1] Voir le manuel co-écrit avec Claire Cosquer, Sociologie de la race. Armand Colin, 2022
[2] Solène Brun, « La socialisation raciale : enseignements de la sociologie étatsunienne et perspectives françaises », Sociologie, vol. 13, no. 2, 2022, pp. 199-217.
[3] Idem.