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De nombreuses forces aériennes et navales des Etats impérialistes occidentaux sont rassemblées dans la Méditerranée orientale. Cette «coexistence compétitive» de grands navires de guerre dotés d’une puissance de feu significative naviguant en permanence dans la région ressort clairement sur la carte 1, ci-dessous.

Les navires de la Marine états-unienne, qui opèrent à partir de la grande base navale de Souda, sur l’île de Crète, forment le plus fort contingent. Cette base est considérée comme étant d’une importance stratégique cruciale pour les Etats-Unis, en tant que principal pilier de son «arc d’endiguement» qui s’étend de la Pologne à Israël.

Récemment, le Parlement grec a approuvé un nouvel accord militaire entre la Grèce et les Etats-Unis [signé à Athènes le 5 octobre 2019 entre Mike Pompeo et Nikolaos Dendias, ministre des Affaires étrangères], qui rend permanente la présence de bases militaires américaines en Grèce. Ce qui place l’alliance entre les deux Etats au rang de «partenariat stratégique». Cet accord a été salué par Mike Pompeo et célébré par tous les partis politiques grecs – à l’exception de la gauche radicale, qui a protesté dans la rue contre l’accord.

L’accord a été systématiquement préparé par le gouvernement SYRIZA sous Alexis Tsipras, puis il a finalement été signé par le gouvernement de la Nouvelle Démocratie sous Kyriakos Mitsotakis. L’ambassadeur américain à Athènes, Geoffrey Payatt (un diplomate «hyperactif» qui a travaillé en Ukraine dans le passé…), a choisi de rendre hommage au rôle de pionnier d’Alexis Tsipras dans cet accord honteux, provoquant des commentaires amers de la part des politiciens de droite.

A l’intérieur du pays, outre la base de Souda qui ne cesse de s’agrandir, les Etats-Unis disposent désormais de grands aérodromes militaires modernes (comme le siège de l’OTAN à Larissa, dans la subdivision régionale qualifiée de périphérie de Thessalie), de bases de transport et de ravitaillement pour les forces d’«intervention rapide» et de bases fixes pour les «armes stratégiques» modernes (comprenant probablement les armes nucléaires dites «petites»). Evidemment, à ce propos, ces détails sont sujets au secret de la sécurité défense lors du débat parlementaire. Les Etats-Unis utilisent également le port d’Alexandroupoli (dans le nord de la Grèce) qui servira de station de manutention de GNL (gaz naturel liquéfié, important pour le transport maritime) et d’une station navale militarisée.

Dans le même temps, l’Etat français, dirigé par Emmanuel Macron, a établi une base navale permanente à Chypre et le navire français Charles de Gaulle patrouille dans les mers autour de Chypre. Le 29 janvier 2020, un «partenariat stratégique de sécurité» a été signé entre Emmanuel Macron et le premier ministre Kyriakos Mitsotakis.

Début février, dans la petite île de Skyros, au centre de la mer Egée, un exercice militaire conjoint a été mené avec la participation des forces grecques, états-uniennes et françaises. L’exercice simulait une opération de reconquête de l’île, contre un scénario imaginaire dans lequel elle avait été envahie auparavant.

Le lendemain, Mike Pompeo a rendu explicite le message: une éventuelle attaque militaire contre les positions grecques recevra une réponse «euro-atlantique», symbolisée par l’activité des forces armées états-uniennes et françaises dans la zone.

Cette alliance dispose également d’importantes forces locales sur le terrain. Au cours des dernières années, la diplomatie grecque a joué un rôle de premier plan dans la mise en place de deux «axes» supplémentaires. Il s’agit des fameuses «triades» entre Grèce-Chypre-Israël et Grèce-Chypre-Egypte. Les Etats qui composent ces «triades» coopèrent étroitement, ils ont adopté une position commune concernant le partage des zones économiques exclusives (ZEE – selon le droit de la mer, il s’agit d’un espace maritime sur lequel un Etat côtier exerce un droit souverain en matière d’exploration et d’usage des ressources) en Méditerranée orientale et ils déclarent ouvertement (avec des exercices militaires conjoints systématiques, entre autres…) qu’ils ont la force militaire d’imposer leur accord de partage dans la région.

La Grèce est un pays où la solidarité envers la cause palestinienne était traditionnellement grande. Aujourd’hui, alors que l’Etat d’Israël fait pression pour une «solution finale» [«accord du siècle» de Trump, entre autres] en Palestine, il est choquant de constater que l’on ne trouve quasiment aucun commentaire négatif dans les médias sur la politique de l’Etat israélien. La diplomatie de l’«axe» s’est avérée plus puissante que l’obligation de se tenir aux côtés des Palestiniens. Cela est vrai tant pour l’ancienne social-démocratie du PASOK que pour la nouvelle social-démocratie d’Alexis Tsipras.

 

Deux facettes des tensions entre la Grèce et la Turquie, avec leurs extensions géopolitiques

Deux facteurs sont à la base de ces développements :

Les tensions dans les relations entre le régime d’Erdogan en Turquie et les Etats-Unis ainsi que le camp occidental en général. Elles sont apparues au grand jour après l’échec de la tentative de coup d’Etat de 2016, qu’Erdogan considérait (à juste titre) comme «dirigé par les Américains». Les tensions existaient déjà – par exemple, la Turquie n’a pas permis aux Etats-Unis d’utiliser librement la grande base aérienne d’Incirlik, comme l’a fait l’Etat grec avec Souda… –, mais elles se sont accrues lorsque le gouvernement turc a commencé à travailler avec les Russes en Syrie. Elles ont atteint un point culminant lorsque la Turquie a obtenu des missiles S-400 Triumph russes [les Etats-Unis s’opposent à ce qu’un pays de l’OTAN s’en équipe; pour la raison essentielle de son système de détection aérien].

Cette polarisation ne peut être sous-estimée: elle se traduit déjà avec des répercussions politico-militaires en Syrie, en Libye [soutien au gouvernement Fayez el-Sarraj, alors que l’alignement derrière le général Khalifa Haftar des Etats-Unis, de la France, de l’Egypte… est patent] et en Méditerranée orientale. Toutefois, elle ne doit pas être considérée comme définitive. Alors que le Congrès américain a déclaré que l’achat de missiles S-400 était une insulte majeure pour les Etats-Unis (donc un point de rupture formelle dans les relations), la politique actuelle de Donald Trump laisse toujours la place à un éventuel lissage des relations avec la Turquie. Après tout, c’est un pays dont la situation géographique et l’énorme population en font un atout précieux pour l’OTAN. En outre, le régime de Tayyip Erdogan a peut-être survécu à trois tentatives de coup d’Etat ratées, mais il s’affaiblit à l’intérieur, en raison du ressentiment populaire (principalement l’opposition à des pratiques gouvernementales extrêmement autoritaires) et des difficultés financières de l’économie turque.

Le réalignement des relations diplomatiques dans la région – avec la détérioration des relations américano-turques et israélo-turques et l’amélioration consécutive des relations militaires et économiques américano-grecques et israélo-grecques – a pris son envol lorsque la géopolitique des hydrocarbures est entrée en jeu.

D’importants gisements de gaz naturel ont été découverts dans la région, à l’intérieur des ZEE israélienne et égyptienne. On suppose (puisque les recherches sont encore au stade préliminaire) que des gisements existent également à l’intérieur de la ZEE de Chypre, dans les zones au sud de la Crète et dans les régions maritimes entre la Grèce et l’Italie à l’ouest. A l’exception des zones occidentales (où l’ENI italienne est engagée, avec ses propres stratégies et alliances), les «gisements de gaz» du sud-est de la Méditerranée ont été concédés à un consortium de grandes transnationales occidentales, dirigé par l’américaine ExxonMobil et la française Total. La mission comprend la recherche, l’utilisation, l’extraction, le transport et le commerce des combustibles fossiles (principalement du gaz naturel et éventuellement du pétrole) qui seront trouvés.

Ces sociétés, en coopération avec Israël, l’Egypte, Chypre et la Grèce, ont conclu le plan de l’oléoduc EastMed (Eastern Mediterranean). Il s’agit d’un projet pharaonique. Il prévoit la construction d’un pipeline sous-marin de grande longueur, qui reliera Israël aux côtes italiennes, en contournant la Turquie tout en s’étendant sur un territoire ainsi que dans des eaux très profondes et soumis à de forts risques sismiques. Le coût d’un tel mégaprojet est inconnu, ses problèmes techniques sont sans précédent et sa rentabilité commerciale est douteuse. Par conséquent, de nombreux «experts», dont certains dirigeants des industries extractives, sont très prudents. Mais ces problèmes – qui pourraient s’avérer déterminants au bout du compte – sont pour l’instant repoussés dans le débat public, qui est entièrement axé sur la «géopolitique».

Pour construire la Méditerranée orientale sans la participation de la Turquie, il faut s’assurer que les ZEE d’Israël, de Chypre et de la Grèce soient géographiquement reliées. Cette connexion géographique servirait pour un pipeline qui unirait Israël aux rivages européens, en passant exclusivement par des territoires maritimes qui relèvent de la souveraineté des Etats qui font partie du plan. Cet accord de partage de la souveraineté sur les territoires maritimes, conclu par les «acteurs» régionaux et soutenu par les Etats-Unis et l’UE (la France jouant un rôle de premier plan), est visible sur la carte 2.

Ce qui reste à la Turquie est visible sur la carte 3, qui montre à quel point il est impossible d’imposer un tel «partage» de manière pacifique.

En bleu, la ZEE que l’«alliance East Med» reconnaît pour la Turquie.

Malgré tout cela, le plan EastMed a été officiellement signé par les gouvernements de Grèce, de Chypre et d’Israël le jeudi 2 janvier. Récemment, le Congrès américain a voté en faveur du East Med Act, qui déclare que ce plan est la politique énergétique officielle des Etats-Unis en Méditerranée orientale.

 

Le droit international

Ce plan a été mis en œuvre par une tactique de faits accomplis. De plus, il a été constamment justifié en invoquant le droit international et ses dispositions concernant les questions de souveraineté maritime. Mais l’«intrigue» s’est épaissie. Le gouvernement d’Erdogan, afin de rompre son isolement, a procédé à la délimitation des ZEE entre la Turquie et la Libye – plus exactement la partie de la Libye qui est contrôlée par le «gouvernement» de Fayez el-Sarraj (qui est formellement reconnu par les gouvernements occidentaux). Cette délimitation crée un «fragment» maritime sous souveraineté turque (voir carte 4), ce qui interrompt la continuité entre les ZEE de Chypre et de la Grèce, faisant ainsi du projet EastMed un rêve inaccessible.

Cet accord de délimitation échouera probablement, au même titre que le «gouvernement» libyen qui l’a cosigné (Athènes soutient déjà le «général» Khalifa Haftar en Libye…). Mais en attendant, la Turquie a demandé aux Nations unies d’enregistrer l’accord maritime signé avec la Libye, défiant ainsi toute personne qui le contesterait (principalement la Grèce et Chypre) de recourir au droit international et plus particulièrement à la Cour internationale de justice de La Haye.

La version turque du partage des eaux maritimes dans la zone entre Chypre et la Crète, à la suite de l’accord Turquie-Libye.

Cette évolution a provoqué un débat stratégique crucial au sein de la classe dirigeante grecque et de la bureaucratie étatique. Il existe un courant «sage et prudent», qui comprend certains sociaux-démocrates (comme l’ex-premier ministre Kostas Simitis et l’ex-dirigeant du PASOK Evangelos Venizelos), certains politiciens de droite (comme Dóra Bakoyánni [fille de l’ancien premier ministre Konstantinos Mitsotakis] et d’autres) et certains diplomates et «négociateurs» de l’Etat grec. Ils semblent se rendre compte que toute perspective réelle d’exploitation des hydrocarbures en Méditerranée orientale ne peut être réalisée que par un processus de «position commune» avec la Turquie. Ils soutiennent donc le recours à la Cour internationale de justice.

Mais une autre partie de l’establishment insiste pour profiter de l’alliance avec les Etats-Unis et la France et exploiter la conjoncture actuelle de l’isolement de la Turquie, afin de poursuivre un affrontement aboutissant au résultat suivant: le gagnant rafle tout. Ils maintiennent la possibilité d’une escarmouche militaire, espérant qu’elle sera facilement contenue et qu’elle ne dégénérera pas en une guerre gréco-turque totale.

Malheureusement, les choses sont encore plus compliquées que ce désaccord. La Cour internationale de justice peut être convoquée après que les Etats ayant fait appel se sont mis d’accord sur le fait que les décisions de la Cour seront considérées comme contraignantes pour les deux parties.

L’Etat grec ne reconnaît la compétence de la Cour que sur la question des frontières maritimes et, par conséquent, sur la délimitation de la ZEE. Il refuse catégoriquement toute discussion sur des questions relatives à l’extension de la souveraineté grecque qui a déjà été imposée unilatéralement. Il s’agit notamment de la militarisation des îles de la mer Egée orientale (en violation du traité de Lausanne, signé par la Grèce et la Turquie en 1923 pour «régler» les conflits de souveraineté dans la mer Egée), ainsi que de l’extension de la souveraineté grecque dans un grand nombre d’îlots et de rochers inhabités de la mer Égée, et, surtout, de l’extension unilatérale de l’espace aérien grec à 10 milles marins, au-delà des 6 milles des eaux territoriales grecques.

D’autre part, la diplomatie turque n’a aucune intention de faciliter les revendications grecques et elle met donc sur la table des négociations tous les conflits de souveraineté non résolus entre les deux Etats, y compris toutes les questions susmentionnées.

La concurrence autour des ZEE et des hydrocarbures s’étend à toutes les questions de souveraineté dans la mer Egée. Or, elles se sont avérées extrêmement dangereuses dans l’histoire des deux pays. Rappelons que l’«équilibre» actuel entre les deux Etats est le produit de 5 (!) guerres au cours du XXe siècle. Ainsi, la tendance à «réviser» l’accord actuel est très forte dans les deux pays.

 

Extractivisme et militarisme

L’amplification de la stratégie extractiviste est littéralement absurde dans les conditions de crise économique et sociale que connaissent les deux pays et face à la menace de la crise climatique mondiale et de la catastrophe environnementale.

En ce moment, une grande partie du territoire grec est utilisée comme «champ» par des compagnies minières, à la recherche de gaz naturel et de pétrole. Ce projet coûteux (et destructeur) portera probablement ses fruits à un moment où l’Europe sera moins «assoiffée» de gaz qu’elle ne l’est aujourd’hui et où l’intérêt pour le pétrole sera plus limité, comme l’a écrit un partisan expérimenté de l’extractivisme. Mais sous un capitalisme anarchique et vorace, les décisions sont basées sur les critères et la concurrence intercapitaliste actuels. Un exemple typique réside dans le plus gros investissement contemporain de la Compagnie publique grecque d’électricité. Il est s’effectue dans une grande mine de lignite en Macédoine occidentale. La mine devrait entrer en production dans le courant de l’année 2020, tandis que l’Etat grec a signé l’interdiction de l’utilisation du lignite, progressivement à partir de 2023 et totale d’ici à 2025.

En outre, la stratégie extractiviste dans les mers, entrelacée avec les questions de souveraineté de l’Etat sur celles-ci, est directement liée à un renforcement du militarisme.

La stratégie de l’«axe» en Méditerranée orientale a conduit l’Etat grec à consacrer, année après année, plus de 2% de son PIB pour les dépenses militaires de l’OTAN, devenant ainsi le plus gros acheteur d’armes de l’alliance euro-atlantique. Malgré la crise économique, la Grèce (tant sous Tsipras que sous Mitsotakis) modernise ses forces navales et aériennes, dans le but de conserver l’avantage technologique militaire. Le gouvernement a déjà soumis un «Mémorandum d’intérêt» pour l’achat d’avions américains F-35, très chers (seul Israël en possède dans la région). Il a signé une lettre d’intention pour l’acquisition de frégates françaises de type Belhara en octobre 2019. Même les sites web bellicistes, «liés» au commandement militaire, décrivent ces armes comme étant uniquement adaptées aux «guerres d’agression»…

La politique d’armement est liée au renforcement politique du militarisme. Dans les grands médias, il y a un défilé quotidien d’officiers militaires à la retraite et d’analystes faucons qui tentent de stimuler un climat de ferveur patriotique et de familiariser la population avec la perspective d’une guerre. Lors du débat parlementaire sur le budget annuel de l’Etat, SYRIZA a voté en faveur des dépenses militaires de Mitsotakis, défendant cette position sordide en invoquant la nécessité d’une «unité nationale pour faire face aux menaces qui pèsent sur le pays». Voici un autre aspect de la politique de Tsipras, que l’on pourrait formuler ainsi: un «Greek 1914».

La gauche radicale en Grèce est pleinement consciente de la nature brutale et oppressive du régime d’Erdogan. Après tout, la solidarité envers les réfugiés politiques turcs, les exilés et fugitifs kurdes ainsi que les réfugiés syriens était une tâche qui était constamment soutenue par les forces de la gauche radicale. Mais nous sommes obligés de placer nos espoirs dans la lutte contre ce régime auprès des mouvements sociaux et de la gauche qui sont actifs en Turquie.

Ici en Grèce, nous avons d’autres tâches: la confrontation avec le nationalisme grec, l’opposition aux politiques pro-guerre «chez nous», la résistance aux armements, au militarisme et à la collaboration avec les puissances impérialistes «dans notre pays», la dénonciation de l’extractivisme comme stratégie absurde et dangereuse. La Méditerranée orientale est redevenue une «poudrière». Toute guerre «ici» peut avoir des conséquences négatives et imprévues en Europe et dans le monde.

 

Traduit et publié initialement par À l’Encontre.

Antonis Davanelos, ancien membre du secrétariat de Syriza, fait partie de la direction de DEA (Gauche Ouvrière Internationaliste).

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