À lire un extrait de Vous êtes filmés !, de Laurent Mucchielli
Laurent Mucchielli, Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, Paris, Armand Colin, 2018, 232 p., 17,90€. [extrait pp. 25-32].
NB : les notes du texte (au nombre de dix-sept), renvoyant aux sources citées à l’appui, ne figurent pas dans cet extrait ; on les trouvera dans le livre p. 202. Une bibliographie complémentaire est aussi disponible via ce lien.
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Chapitre 2. Où en est-on aujourd’hui en France ?
Le bilan de la politique publique développée en France depuis 2007 est difficile à dresser en l’absence d’un recensement établi rigoureusement et publié par le Ministère de l’Intérieur. Ce n’est pourtant qu’en cumulant les autorisations préfectorales – délivrées en cas de demande d’une collectivité territoriale – que le nombre total de communes équipées et de caméras installées (au moins depuis la loi de 1995) pourrait être déterminé et actualisé chaque année. C’est d’autant plus important que, depuis dix ans, les standards ont beaucoup changé. On est très loin aujourd’hui du ratio de 1 caméra pour 1 000 habitants qui était considéré comme élevé en 2007 – standard qui n’est pas sans rappeler celui d’un policier municipal pour 1 000 habitants que l’on rencontre également couramment dans le discours des élus et des professionnels, sans que personne ne soit capable, là non plus, d’indiquer l’origine ni d’expliquer la pertinence d’un tel calcul !
Le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation estimait en 2016 que « 51 934 caméras de vidéoprotection sont dénombrées sur l’ensemble du territoire », soit une augmentation de 37 % par rapport à 2012 et de 126 % par rapport à 2010. Or ce chiffre est totalement erroné. De son côté, la CNIL en annonçait déjà 70 000 en 2012. Si l’on applique au chiffre de la CNIL une moyenne des taux de progression enregistrés au Ministère de l’Intérieur, il faudrait donc parler plutôt d’au moins 100 000 caméras de voie publique. D’autant que si le nombre de demandes d’autorisations annuelles reçues par les préfectures a légèrement diminué après le changement politique de 2012, ces dernières portent sur des projets d’équipement de plus en plus volumineux, de sorte que le nombre global de caméras continue d’augmenter fortement. De son côté, l’association des marchands de vidéosurveillance estimait que le nombre de caméras de voie publique était d’environ 102 000 en 2014, donc nettement plus désormais.
En outre, à ces caméras de rue s’ajoutent plus d’un million de caméras, si l’on prend en compte tous les « lieux et établissements ouverts au public » (principalement des commerces et des banques). La répartition exacte est du reste impossible, puisque certains des dispositifs installés dans ces « lieux ou établissements ouverts au public » sont « mixtes » au sens où ils surveillent aussi des parties de la voie publique. C’est également le cas de nombreux établissements scolaires qui se sont souvent équipés ces dernières années, sans qu’il existe un recensement des dispositifs installés (dont l’intérêt global est par ailleurs plus que douteux…).
Par ailleurs, les rares contrôles a posteriori effectués par les commissions départementales de vidéoprotection indiquent que, si les principales infractions relevées sont le défaut d’information de la population (absence de panneaux), « 18 % des manquements constatés correspondent au fonctionnement sans autorisation du système de vidéoprotection ». Même si cette vidéosurveillance sauvage concerne essentiellement les commerces, c’est une source supplémentaire d’imprécision.
Enfin, dernier problème : le seul document du Ministère de l’Intérieur qui tente un cumul rétrospectif des autorisations préfectorales est un rapport datant de 2012, qui ne remonte pas jusqu’à la loi de 1995 mais seulement jusqu’en 1999.
Reste que ce rapport sur l’activité des commissions départementales de vidéoprotection écrit :
« 1 080 729 caméras ont été autorisées depuis 1999. Ce nombre dépasse donc pour la première fois un million en 2012. La part des caméras visionnant la voie publique s’établit à 10 %. »
Dès lors, compte tenu de toutes les remarques méthodologiques énoncées ci-dessus, il paraît raisonnable d’estimer aujourd’hui le nombre total de caméras filmant des lieux publics et les voies publiques en France à environ 1,5 million en 2018, et le nombre de celles filmant exclusivement la voie publique (à l’initiative essentiellement des communes) à au moins 150 000, soit le triple des estimations officielles…
Voyons si une approche plus territorialisée permet de préciser les choses. En effet, ces décomptes n’indiquent pas le nombre de communes équipées, ce que les commissions départementales de vidéoprotection devraient pourtant savoir et publier. Il faut donc procéder de façon plus empirique.
Le site Internet Owni en 2011 puis le magazine la Gazette des communes en 2013 avaient tenté de chiffrer l’état de la vidéosurveillance dans les 60 plus grandes villes françaises. En 2013, 42 d’entre elles avaient déjà fait ce choix. Qu’en est-il depuis lors ? Parmi les 18 restantes, la plus grande, Nantes, a annoncé fin 2016 qu’elle s’y engageait à son tour (20 minutes, 28 septembre 2016). Lille a longtemps constitué l’une des dernières grandes villes à s’y refuser, sachant toutefois que la nouvelle « métropole européenne de Lille » disposait déjà d’un réseau de 1 800 caméras pour surveiller les transports publics et le trafic routier (La Voix du Nord, 31 mai 2016). Mais son maire, Martine Aubry, a fini par céder aux pressions locales fin 2015, tout en restant persuadée que l’essentiel se joue sur le terrain et non devant des écrans. Vient ensuite Villeurbanne, dont le maire s’y refuse depuis toujours (sauf sur quelques bâtiments et équipements municipaux), considérant lui aussi que la sécurité réelle de ses concitoyens n’aurait pas grand-chose à y gagner. À Brest, la situation ressemble à celle de Lille avant 2015. La ville n’a pas fait ce choix mais la métropole (« Brest Métropole Océane ») dispose d’un réseau de caméras dans les transports et pour le trafic routier. À Clermont-Ferrand, le maire a changé d’avis en 2014 et engagé la ville dans un équipement pour le moment modeste : 22 caméras pour surveiller les « quartiers sensibles » (La Montagne, 29 mai 2015). À Limoges, le nouveau maire, qui l’avait promis, a installé la vidéosurveillance : le centre de supervision urbaine a ouvert en avril 2016 (France 3 Limousin, 18 avril 2016). À Caen, la municipalité s’est également engagée dans la vidéosurveillance en 2015 (Ouest-France, 18 janvier 2016). Même chose à Saint-Denis en 2016 (Le Parisien, 1er juin 2016), et auparavant à Montreuil de façon très limitée (Le Parisien, 24 février 2014). Même chose également à Dunkerque en 2015, de même qu’à Créteil, Nanterre et Poitiers en 2016. Vitry-sur-Seine et Champigny-sur-Marne résistent encore, de même que Saint-Paul à La Réunion. Pau avait basculé en 2014, de même qu’Aubervilliers.
Au final, il ne reste donc plus que 5 des 60 plus grandes villes françaises à ne pas s’être équipées en vidéosurveillance. Ce sont toutes des communes politiquement de gauche.
Du côté des villes moyennes, un indicateur est fourni par l’association « Villes de France » qui enquête régulièrement parmi ses adhérents, une centaine de villes de 15 000 à 150 000 habitants (41 000 en moyenne). En 2010, 55 % d’entre elles étaient équipées en vidéosurveillance, pourcentage qui est monté à 73 % en 2014 et a atteint 81 % en 2016. Sachant de surcroît que 7 des 18 villes encore non équipées dans cet échantillon ont annoncé avoir inscrit la « vidéoprotection » dans leur programme de l’année 2017, le pourcentage atteindra donc 88 % début 2018. Cette enquête, précieuse, chiffre également le nombre de caméras installées. La moyenne est de près de 52 caméras par ville en 2016, chiffre qui a doublé depuis 2010.
Autre évidence : la région parisienne est presque totalement couverte. Par exemple, 39 des 40 communes de la Seine-Saint-Denis sont désormais équipées (Le Parisien, 27 janvier 2014), au moins 37 sur 47 dans le Val de Marne. C’est également le cas de la région lyonnaise et de la région marseillaise, pour ne citer qu’elles. Dans des départements plus ruraux, certains conseils départementaux ont également lancé des programmes de financement de la vidéosurveillance. C’est notamment le cas de l’Oise où le jeune président (de droite, né à Neuilly-sur-Seine) Edouard Courtial a détourné en 2015 une large partie de l’enveloppe habituelle « Aide aux communes » pour financer un « Plan Oise vidéo-protection ». L’année suivante, il annonçait (à l’occasion d’une visite de Nicolas Sarkozy) que 48 subventions avaient été votées en faveur des communes parmi les plus rurales de l’Oise, pour un montant total de travaux de plus de 4 milliards d’euros et l’installation de 475 caméras. En mars 2017, 55 communes en auraient bénéficié, à commencer par la ville principale et préfecture, Beauvais (55 000 habitants), où la sénatrice-maire (également de droite) annonce l’installation prochaine de 100 caméras et a inauguré début 2017 un nouveau centre de supervision urbaine (CSU) faisant travailler quinze opérateurs 24 h/24 et 7 j/7 – CSU dont la seule rénovation aura coûté 660 000 euros à la commune (Le Parisien, 24 mars 2017) !
Dans le département des Bouches-du-Rhône, nous avons demandé à l’autorité préfectorale la liste des communes vidéosurveillées (information théoriquement publique mais non publiée). Il apparaît que, au 31 décembre 2016, 101 des 119 communes du département sont équipées en vidéosurveillance, soit 85 % d’entre elles. Ensemble, ces 101 communes ont reçu au cours des dernières années l’autorisation d’installer 4 726 caméras. Avec ses 1 110 caméras, Marseille pèse presque un quart du total. Viennent loin derrière les deux autres villes les plus peuplées du département : Aix-en-Provence (142 000 habitants, 166 caméras) et Arles (53 000 habitants, 146 caméras). À l’inverse, on ne compte que 4 caméras dans le village médiéval très touristique des Baux-de-Provence (450 habitants) et une seule dans la ville de Lançon-de-Provence (8 700 habitants).
Toutefois cette façon de regarder les chiffres bruts est relativement peu instructive car les populations de ces villes sont totalement différentes. Si l’on calcule plutôt des taux en fonction de la taille des populations communales, le classement n’est plus du tout le même. Avec un ratio d’une caméra pour 771 habitants, Marseille figure en milieu voire même en bas de classement, très loin derrière les 15 communes qui, avec des ratios de plus d’une caméra pour 100 habitants, apparaissent comme de véritables fanatiques de la vidéosurveillance. Qui sont-elles ? Toutes des villages ou des petites villes. Certaines sont très touristiques comme Cassis et Carry-le-Rouet. Mais aucune n’apparaît comme exposée à un niveau particulièrement élevé de délinquance de voie publique. La plupart sont surtout de paisibles et plutôt riches villages provençaux, comme nous le verrons plus loin.
Concluons cette tentative d’état des lieux de la vidéosurveillance en France. Sauf à procéder à une analyse équivalente sur la totalité des départements français, en les traitant un par un, il est impossible de chiffrer précisément ni le nombre de caméras ni le nombre de communes dans lesquelles elles sont aujourd’hui installées. Ces communes se comptent par milliers, mais nous ne saurions dire combien exactement. Proposons une estimation en disant 3 500 communes équipées au début de l’année 2018. Sur la base de ce que nous avons vu en région parisienne et en région marseillaise, il est en tout cas possible d’estimer que 80 à 90 % des communes situées en zones urbaines sont vidéosurveillées en 2018 à des degrés très divers. Et il est enfin possible de prévoir que cette couverture ne peut que s’élargir car l’extension se poursuit principalement désormais en direction des petites villes et des territoires périurbains et ruraux. En 2015, 176 des 326 demandes de financement adressées par des communes au Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), soit 54 %, concernaient ainsi des communes de moins de 10 000 habitants ; 36,5 % concernaient même des communes de moins de 5 000 habitants. Une tendance qui s’est manifestement accentuée encore depuis les attentats frappant la France depuis janvier 2015. Nous y reviendrons en détail dans le chapitre 4 consacré aux élus locaux.