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Le dernier quart du 20e siècle en Amérique latine a été marqué par une véritable déferlante néolibérale. Si, dans un premier temps, l’onde néolibérale fut déclenchée par les sanguinaires dictatures militaires du Cône Sud (Chili et Argentine en tête), elle se propagea par la suite au reste de la région sous l’auspice d’institutions en apparence plus respectables telles que le Fonds Monétaire International (FMI) et les différents régimes démocratiques qui appliquèrent ses fameux « programmes d’ajustements structurels » à l’échelle nationale. La transition vers le modèle néolibéral, après quatre décennies marquées par l’expérience de l’« industrialisation par substitution aux importations », se fit dans la douleur.

Pendant que l’élite économique nationale et internationale profitait pleinement des nouvelles opportunités d’accumulation de capital créées par la libéralisation du commerce, la dérégularisation de la finance et du marché du travail ainsi que les programmes massifs de privatisation, les réformes néolibérales eurent un impact désastreux sur les classes populaires. Durant ce qui est fréquemment appelé « la décennie perdue des années 80 », plus de 64 millions de personnes sombrèrent dans la pauvreté et 31 millions dans l’extrême pauvreté, faisant monter les taux de pauvreté et d’indigence de la région respectivement de 40,5 % à 48,3 % et de 18,6 % à 22,5 %. Si la situation s’améliora quelque peu durant les années 1990, en 2002 l’Amérique latine comptait plus de 221 millions de pauvres (44 % de la population) et plus de 97 millions d’indigents (19,4 % de la population). Après des décennies de domination politique de la droite dans la région, les choses commencèrent à s’inverser à partir de 1998 avec l’élection d’Hugo Chávez au Venezuela.

Dans le sillage de Chávez, plusieurs représentants de la gauche latino-américaine se firent élire aux fonctions présidentielles dans de nombreux pays du sous-continent. Ce revirement politique – fréquemment appelé « Marée Rose » (Pink Tide) en anglais – fut d’une telle ampleur qu’au milieu des années 2000, ¾ de la population latino-américaine vivait sous des gouvernements de (centre)-gauche. L’arrivée au pouvoir de la gauche en Amérique Latine s’accompagna d’une incroyable réduction de la pauvreté dans la région : en 2012, les taux de pauvreté et d’extrême pauvreté étaient respectivement tombés à 28 % et 11,3 % (ce qui représente une réduction de +/- 42 % en dix ans dans les deux cas).

À l’heure actuelle, la Marée Rose semble s’être – temporairement ? – retirée alors que la droite est revenue au pouvoir dans de nombreux pays clés de la région[1]. Compte tenu des succès rencontrés dans les années 2000 en termes de réduction de la pauvreté, il semble opportun de revenir sur les politiques publiques mises en place par les gouvernements de (centre-)gauche pour lutter contre celle-ci. Plus précisément, il convient de s’interroger sur la relation qu’entretiennent ces politiques sociales avec le modèle néolibéral que ces mêmes gouvernements s’étaient engagés à renvoyer aux oubliettes de l’histoire (l’on se souviendra notamment de la célèbre formule de Rafael Correa qui, au jour de son accession à la présidence équatorienne, affirma que son élection marquerait « la fin de la longue et triste nuit du néolibéralisme »). Cet article s’intéresse tout particulièrement aux transferts conditionnels en espèces (TCE) qui sont devenus la marque de fabrique de la gauche latino-américaine dans sa lutte contre la pauvreté et l’indigence et qui en ont fait sa renommée internationale.

De fait, ayant vu le jour en Amérique latine dans les années 1990, les TCE ont acquis, en l’espace de quelques années à peine, le statut de « recette miracle » contre la pauvreté, leur usage se répandant aux quatre coins du globe, des pays les plus pauvres comme le Bangladesh jusqu’à la place forte de la finance mondiale et du capitalisme transnational qu’est la ville de New York[2]. La popularité des TCE est telle que l’influent journal The Economist, chantre de la pensée néolibérale, les qualifiait, en 2010, de « world’s favourite new anti-poverty measure » (« la nouvelle politique anti-pauvreté la plus prisée au monde »)[3]. Cinq ans après la publication de cet article élogieux, 132 millions de personnes – ou 20 % de la population – bénéficiaient d’un TCE en Amérique latine et dans les Caraïbes alors que la Banque Mondiale, l’un de ses promoteurs les plus dévoués à l’échelle mondiale, attribuait à cette politique la majorité du crédit pour la réduction de la pauvreté dans le sous-continent.

Le but de cet article n’est pas tellement d’analyser les succès et échecs relatifs des TCE en Amérique latine, mais plutôt de mettre en lumière les principes sur lesquels ils reposent et qui, de la notion de gouvernementalité, à la refonte de l’appareil étatique suivant les principes de l’économie de marché et à la marchandisation des services sociaux qu’ils impliquent, en font un parfait exemple de politique sociale de type néolibéral. Cette analyse s’inscrit ainsi dans le débat actuel sur la nature soi-disant « post-néolibérale » des gouvernements de gauche qui dominèrent le paysage politique latino-américain durant la première décennie du 21e siècle.

 

TCE : conditionnalité, pièges à pauvreté et lendemains qui chantent

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de brièvement revenir sur le mode de fonctionnement des TCE. Bien qu’il existe certaines différences entre leurs variantes nationales, les mécanismes de base restent les mêmes. Notons tout d’abord que les TCE sont des politiques sociales à caractère non universel, mais qui, au contraire, ne bénéficient qu’aux familles les plus pauvres. Les familles avec des enfants faisant partie de ces groupes cibles se voient attribuer de petites sommes d’argent si elles remplissent un certain nombre de conditions (d’où l’aspect conditionnel de cette politique). Ces conditions incluent généralement la continuité de la scolarité des enfants et leur vaccination ainsi que des tests médicaux plus ou moins fréquents pour les femmes enceintes ou allaitantes.

Selon leurs promoteurs, les TCE ont vocation à s’attaquer aussi bien à la pauvreté de court-terme qu’à la pauvreté de plus long terme. Il est bien évidemment indéniable que toute entrée d’argent additionnelle, aussi minime soit-elle, aura un impact positif sur les conditions de vie de familles qui vivent dans un état de privation matérielle avancé. Cependant, et c’est sur ce point que les défenseurs des TCE insistent, ce sont les aspects éducatifs et sanitaires de ces politiques qui sont considérés comme particulièrement innovants dans leur habilité à mettre fin à la pauvre intergénérationnelle. D’après l’influent économiste américain Jeffrey Sachs, connu notamment pour avoir fait la promotion des « thérapies de choc » de transition radicale vers l’économie de marché dans les ex-pays de l’URSS et certains pays d’Amérique Latine, ce sont des taux d’éducation bas et un état de santé précaire qui maintiennent les populations pauvres dans des « pièges à pauvreté »[4]. Ainsi, en se focalisant également sur les aspects non-monétaires de la pauvreté, les TCE visent à permettre aux enfants des familles pauvres de pouvoir bénéficier de meilleures opportunités économiques dans le futur, promesse de lendemains qui chantent.

 

Aux origines des TCE en Amérique latine : solutions néolibérales à problèmes néolibéraux

D’un point de vue historique, les TCE doivent être appréhendés à l’aune des désastreuses conséquences sociales des politiques néolibérales qui furent introduites en Amérique Latine au cours du dernier quart du 20e siècle. En effet, ils firent leur apparition au milieu des années 1990 pour répondre à l’explosion de la pauvreté et de l’informalité causée par les programmes d’ajustement structurel (PAS) imposés par le FMI aux gouvernements de la région en échange de nouvelles lignes de crédit. Comme le note l’influent intellectuel marxiste David Harvey, à l’époque, le FMI avait été purgé de toute influence keynésienne et s’était converti au « fondamentalisme de l’économie de marché et à l’orthodoxie néolibérale »[5]. Dans un contexte de crise de la dette généralisé à l’ensemble du sous-continent, l’organisation multilatérale avait ainsi développé ses fameux PAS comme une sorte d’approche universelle, valide en tout endroit et en tout temps et visant à apporter une solution basée sur les préceptes de l’économie de marché aux pays latino-américains faisant face à de graves problèmes économiques. Le but des PAS était de mettre fin au modèle économique étatique et protectionniste – l’industrialisation par substitution des importations – qui avait jusque-là caractérisé les pays d’Amérique Latine et d’y imposer le modèle néolibéral centré sur le secteur privé et l’économie de marché.

Cependant, la privatisation des entreprises publiques, le démantèlement des politiques protectionnistes, la dérégulation des marchés de l’emploi et des marchés financiers, ainsi que les coupes claires dans les dépenses publiques eurent des effets désastreux sur les sociétés latino-américaines et plus particulièrement sur les classes travailleuses et populaires. L’indigence, la pauvreté, l’inégalité et le chômage augmentèrent de manière vertigineuse alors que, dans le même temps, la réduction des dépenses sociales vint décupler la souffrance humaine découlant de ces multiples réformes néolibérales[6]. Le tournant néolibéral s’accompagna également d’une véritable explosion du secteur informel de l’économie en Amérique latine, un développement aux conséquences sociales, économiques et politiques extrêmement marquées et qui se font sentir aujourd’hui[7]. L’augmentation du nombre de travailleurs informels devint particulièrement inquiétante étant donné que les politiques de protection sociale mises en place en Amérique latine entre les années 1930 et 1970 bénéficièrent uniquement aux travailleurs urbains du secteur formel de l’économie qui ne représentaient qu’une minorité de la population économiquement active. Dans ce contexte, les millions de travailleurs qui perdirent leur emploi au cours des années 1980 et 1990 et qui se retrouvèrent dès lors contraints de trouver une occupation au sein de l’économie informelle perdirent également leur accès à tout type d’aide publique[8].

Pourtant, comme l’ont démontré les chercheurs Frances Fox Piven et Richard Cloward dans leur superbe ouvrage Regulating the Poor[9] qui traite du développement des politiques anti-pauvreté aux États-Unis (et dont une traduction française serait plus que bienvenue…), l’augmentation de la pauvreté et de la misère sociale n’est, en soi, pas suffisante pour pousser les gouvernements à mettre en place des politiques d’aide en faveur des populations les plus démunies. Il en va de même en Amérique latine où l’introduction des TCE répondit à d’autres considérations que la simple volonté d’alléger les souffrances causées par les réformes néolibérales.

Premièrement, et en accord avec l’argumentaire développé par France Fox Piven et Richard Cloward, les gouvernements nationaux et les organisations multilatérales ne commencèrent à se préoccuper de l’augmentation de la pauvreté et des inégalités qu’à partir du moment où la situation commença à prendre une telle ampleur qu’elle risquait de générer un danger croissant d’instabilité sociale et politique. En effet, l’augmentation de la souffrance sociale semble avoir cette « fâcheuse tendance » à rendre « les masses » quelque peu « turbulentes » et « indisciplinées ». Or, comme l’histoire n’a eu de cesse de le démontrer si « un pauvre [qui reste] calme n’obtient rien, un pauvre [qui devient] turbulent obtient parfois quelque chose [de la part des classes dominantes][10]. » Il n’est ainsi pas étonnant que Progresa, le premier programme TCE d’envergure nationale au monde, mis en place par le président mexicain de droite Ernesto Zedillo, fût instauré suite à la crise économique « Tequila » de 1994 et dans le contexte d’un accroissement des tensions avec le mouvement révolutionnaire indigène zapatiste.

Un autre élément à prendre en compte est l’évolution observée au sein des organisations financières multilatérales que sont la Banque Mondiale, le FMI et la Banque Interaméricaine de Développement (BID) quant à leur façon de concevoir la pauvreté. Après avoir défendu, durant des années, la théorie du ruissellement et l’idée qu’une augmentation de la croissance économique constituait la meilleure façon de réduire la pauvreté, ces organisations commencèrent à s’inquiéter du fait que l’augmentation de la pauvreté et de l’inégalité en Amérique latine puissent constituer un frein à de nouvelles politiques de dérégulation et puissent limiter les possibilités de croissance économique futures. Dans la conception purement capitaliste que se font ces organisations du monde, la pauvreté, et la souffrance sociale qu’elle engendre ne deviennent problématiques qu’à partir du moment où elles peuvent représenter un obstacle aux processus d’accumulation de capital. Comme l’expliquait alors Michel Camdessus, directeur général du FMI entre 1987 et 2000, dans son discours d’ouverture de la conférence de l’organisation internationale sur la « redistribution des revenus et croissance durable », le problème avec la pauvreté, c’est qu’une « distribution inégale marquée des revenus, ou le manque d’opportunités pour de larges secteurs de la population, peut mener à l’instabilité politique et sociale et entraver les activités économiques efficientes. De plus, dans une société démocratique, cela pourrait générer des pressions politiques en faveur de politiques économiques mal avisées[11]. » L’on en serait à regretter l’existence de régimes autoritaires qui, eux, ont l’avantage de ne pas devoir répondre aux pressions de la rue qui pourraient mettre à mal les équilibres budgétaires du pays et les politiques en faveur du grand capital.

Le FMI, la BDI, et la Banque Mondiale en vinrent donc à reconnaître que, pour le bien de l’économie, il pourrait être avisé de lutter contre la pauvreté. Cette lutte contre la pauvreté se devait bien évidemment d’être menée d’une façon qui respecte et protège les principes de base du système capitaliste. Ainsi, la lutte contre la pauvreté, telle que ces organisations la conçoivent, représente une nouvelle illustration de la résilience du système capitaliste qui, au court des siècles, a fait preuve de sa capacité à désamorcer de nombreux mouvements représentant une potentielle menace pour la pérennité du système. Ceux-ci incluent les critiques de type culturel, les attaques du mouvement féministe radical ou le défi posé par le réchauffement climatique[12]. De même, et comme le notent José Francisco Puello-Socarrás et María Angélica Gunturiz « la lutte contre la pauvreté et pour la l’inclusion sociale sont des “répertoires” qui, inévitablement, se devaient d’être “absorbés” – à sa façon et dans des termes qui lui sont propres – par l’agenda néolibéral et avec les mécanismes qui lui correspondent (idéologiques, techniques, etc.)[13]. » De fait, ayant été conçus comme une réponse aux dégâts causés par les réformes néolibérales des années précédentes, les TCE constituent un exemple parfait de la dynamique de « retrait et redéploiement » (« roll-back and roll-out ») identifiée par le géographe critique Jamie Peck comme étant caractéristique du néolibéralisme[14].

Dans un premier temps, les réformes néolibérales ont pour vocation d’opérer un retrait (roll-back) du rôle de l’état dans le domaine socio-économique ce qui, comme l’histoire n’a eu de cesse de le démontrer au cours des dernières décennies, s’accompagne toujours d’une augmentation des inégalités sociales. Ces inégalités croissantes constituent un terreau propice au développement de nouvelles luttes sociales, au grand dam des classes dirigeantes qui y voient une source d’instabilité politique et un frein à l’accumulation de capital. Afin d’y remédier, il convient donc de redéployer (roll-out) de nouvelles politiques qui viendront amoindrir les désastres sociaux que la phase de retrait a laissés derrière elle. En apparence similaire à la célèbre théorie du double mouvement développée par Karl Polanyi dans son magistral ouvrage La Grande Transformation[15], la particularité de la dialectique de retrait/redéploiement néolibérale tient au fait que les politiques mises en place dans la phase de redéploiement obéissent à la même doxa néolibérale qui gouverne la phase de retrait. La succession des moments de retrait et de redéploiement forme ainsi un processus global au sein duquel « les erreurs du néolibéralisme n’engendrent rien de moins que plus de néolibéralisme[16] ».

De fait, et l’on reviendra sur ce point plus en détail par la suite, les politiques sociales telles que les TCE, se basent sur l’idée que l’action publique devrait également obéir aux mécanismes propres à l’économie de marché. Dans un contexte marqué par la réduction des dépenses publiques, il convient ainsi d’améliorer le « coût-efficacité » des politiques sociales afin que celles-ci fournissent le « meilleur retour sur investissement » possible. Comme le développe la politologue Wendy Brown dans son fabuleux ouvrage Défaire le démos : Le néolibéralisme, une révolution furtive[17], l’imposition de la doctrine de marché comme principe organisateur des politiques publiques, au détriment par exemple de notions de justice ou d’égalité, représente l’une des modalités les plus répandues et les plus pernicieuses à travers lesquelles le néolibéralisme a affaibli la démocratie libérale au cours de ces dernières décennies.

Ce bref détour par les origines historiques des TCE en Amérique latine nous a donc permis de prendre conscience de la connexion qui lie ces nouvelles politiques sociales aux réformes néolibérales des années 1980-1990. Cependant, si les racines des TCE sont indéniablement enracinées dans la période néolibérale, c’est bien sous la houlette des gouvernements soi-disant post-néolibéraux de la gauche latino-américaine que ces politiques vont s’épanouir et fleurir à travers l’ensemble du sous-continent.

 

TCE : la solution miracle de la gauche latino-américaine pour venir à bout de la pauvreté

En 1997 au Mexique, le gouvernement de droite de l’ancien économiste Ernesto Zedillo lança Progresa, le premier programme de TCE ayant vocation à être appliqué à l’échelle nationale[18]. Maintenant en place depuis plus de 20 ans, Progresa – renommée Oportunidades en 2002 par Vincente Fox, le successeur de Zedillo, et Prospera en 2014 par Enrique Peña Nieto – est considéré comme le programme social le plus important du pays bien qu’il ne représente que 0,4 % du PIB. Comme noté précédemment, Progresa fut lancé dans un contexte de hausse des tensions entre le gouvernement et l’EZLN, l’Armée zapatiste de Libération Nationale. Cependant, comme le reconnaît candidement l’économiste Mexicain Santiago Levy, principal architecte de cette réforme : « la crise économique [de 1994] fut la principale source de motivation de changement[19] ». Ainsi, l’exemple mexicain s’inscrit dans cette tendance généralisée qu’a le néolibéralisme à transformer les crises en opportunités uniques d’œuvrer à la néolibéralisation des politiques publiques tout en développement de nouvelles possibilités d’accumulation de capital. Ayant fait ses preuves aussi bien à New York dans les années 1970 qu’à Bagdad après l’invasion militaire états-unienne ou, plus récemment encore, à Porto Rico après le passage de l’ouragan Maria[20], cette « stratégie du choc », que l’on pourrait de nouveau voir à l’œuvre dans le contexte de la pandémie du COVID-19[21], a déjà démontré à de maintes reprises que la classe capitaliste est bel et bien déterminée à « ne jamais gaspiller une crise majeure[22] ».

L’objectif officiel de Progresa était de remplacer les subsides alimentaires existants par des transferts en espèces dont seules les familles les plus pauvres pourraient bénéficier. L’un des arguments avancés à l’époque fut que ce changement de politique permettrait de « libérer » les familles les plus démunies, leur permettant de consommer en toute liberté plutôt que de voir leurs choix restreints aux seules denrées subsidiées. Ce type de justificatif aurait bien évidemment été applaudi des deux mains par l’un des idéologues néolibéraux les plus renommés, l’économiste états-unien de la célèbre Chicago School of Economics et lauréat du prix Nobel d’économie[23] Milton Friedman pour qui seule l’économie de marché permettrait aux individus de jouir de leur liberté de manière maximale[24]. Le fait de concevoir des politiques sociales qui ne pourraient bénéficier qu’aux plus nécessiteux fait également partie du socle idéologique du néolibéralisme et constitue l’un des marqueurs les plus importants des politiques sociales aux États-Unis, pays du néolibéralisme débridé s’il en est. Il convient également de noter que le développement et la mise en place de Progresa furent confiés au Ministère de la Finance, plutôt qu’au Ministère Social, considéré comme « moins efficace ». Loin d’être anecdotique, ce transfert de responsabilité de ce que Pierre Bourdieu qualifiait de « main gauche » de l’Etat à la « main droite » de l’État[25] est emblématique de la façon dont les politiques sociales sont soumises à la doxa néolibérale. C’est d’autant plus le cas en Amérique latine où le Ministère de la Finance est reconnu comme étant l’institution étatique où l’idéologie du marché et les idées du Consensus de Washington sont les plus en vogue. Cela n’est évidemment pas une surprise étant donné que de nombreux fonctionnaires de ce ministère ont suivi leur cursus universitaire dans de prestigieuses universités États-Uniennes où ils furent biberonnés aux théories économiques les plus orthodoxes. En confiant le développement de Progresa, une initiative qui avait vocation à complètement révolutionner le modèle de politique sociale de l’État mexicain, au Ministère de la Finance, Zedillo escomptait donc que cette nouvelle politique fasse la part belle aux principes de responsabilité fiscale, d’efficience et de retour sur investissement. Dans l’ère néolibérale, de telles considérations sont vues comme une panacée par rapport aux notions « ringardes et dépassées » de justice et d’équité sociale auxquelles le Ministère Social semble continuer à s’accrocher. L’abandon de toute velléité universaliste dans les programmes sociaux de l’État et leur restriction aux familles les plus vulnérables apparaissait donc comme allant dans la bonne direction afin d’« optimiser » le « coût-efficacité » de ce type de politique.

Cependant, si la première politique nationale de TCE fut mise en place par un gouvernement de droite, il faudra attendre les années 2000 et le virage politique à gauche de l’Amérique latine pour que leur emploi se répande à l’ensemble de la région. L’expérience brésilienne dans le domaine fut particulièrement influente dans ce développement. En 2003, le président Lula du parti de centre-gauche Partido dos Trabalhadores (PT), unifia quatre programmes de TCE ayant été mis en place par l’administration précédente de Fernando Henrique Cardoso[26], créant ainsi Bolsa Família, sans aucun doute l’un des TCE les plus célèbres au monde. Dix ans après son lancement, 25 % de la population brésilienne bénéficiait de Bolsa Familia dont le budget représentait alors 0,45 % du PIB (comme noté précédemment, le bas coût de telles politiques les rend particulièrement attrayantes). Suivant l’exemple de Lula, de nombreux leaders de centre-gauche portés au pouvoir par la « Marée rose » firent des TCE la pierre angulaire de leur lutte contre la pauvreté. Le nombre de TCE dans le sous-continent fut ainsi doublé en deux ans, passant de 10 à 20 entre 2003 et 2005 avant d’être porté à 31 en 2012. Certains dirigeants comme Evo Morales en Bolivie et Tabaré Vázquez en Uruguay développèrent de tout nouveaux TCE dans leur pays, alors que dans d’autres pays comme en Argentine et en Équateur, les nouveaux présidents de centre-gauche purent se baser sur des programmes mis en place par des administrations précédentes tout en les amplifiant de manière considérable. Ce fut notamment le cas au Paraguay où le nombre de bénéficiaires d’un programme TCE existant fut multiplié par six après l’élection de Fernando Lugo à la présidence en 2008.

Si le leadership politique de la gauche latino-américaine joua un rôle prépondérant dans la multiplication des TCE dans la région, le support technique et financier d’institutions financières multilatérales comme la Banque Mondiale et la BDI le fut tout autant. Depuis la fin des années 1990, ces deux institutions ont fait la promotion des TCE aux quatre coins du globe, les présentant comme la meilleure façon de lutter contre la pauvreté et fournissant une aide technique et financière considérable à tout gouvernement voulant se joindre à ce mouvement devenu mondial. La BDI dépensa ainsi plus de 4,5 milliards pour supporter différents programmes de TCE à travers le monde entre 2000 et 2005 tandis qu’en 2019, la Banque Mondiale confirmait son enthousiasme pour cette approche en octroyant une nouvelle enveloppe de 300 millions, qui venait ainsi s’ajouter aux 450 millions déboursés entre 2016 et 2019, pour supporter les politiques de TCE du président Duterte aux Philippines. Il est évidemment frappant de noter que le développement des TCE en Amérique latine est en partie le fruit des efforts fournis par ces mêmes institutions qui avaient fait la promotion des réformes néolibérales de manière tout aussi enthousiaste dans les années 1980 et 1990. Comme noté précédemment, cette évolution au sein des institutions phares du Consensus de Washington s’explique par une préoccupation croissante quant au fait que le creusement des inégalités causé par les mesures néolibérales puisse avoir un effet délétère sur la croissance économique future. Il devint donc urgent pour ces organisations de développer de nouveaux programmes qui viseraient à résoudre cette situation problématique en remplissant « le double objectif de [supporter] l’économie de marché et la croissance économique et de promouvoir les investissements dans le capital humain des pauvres[27]. »

Présents de nos jours de Rio Grande à Ushuaia, les détails spécifiques de chaque TCE dépendent du contexte national. Ces différences concernent tant les montants fournis aux familles – entre 5 $ et, pour les plus généreux, 33 $ par mois par enfant –, que la couverture plus ou moins restrictive du programme – il est estimé qu’entre 85 % et 100 % des familles pauvres ont accès à des TCE dans des pays comme l’Équateur, le Brésil ou l’Uruguay contre à peine 15 % au Paraguay et en Honduras – et que le niveau de ressources investies par le gouvernement – entre 0,6 % et 0,01 % du PIB. Malgré ces quelques différences pratiques, les principes idéologiques sur lesquels reposent les TCE sont identiques partout dans le monde et démontrent clairement, comme nous le verrons dans la prochaine section, que ces programmes constituent une parfaite illustration de la façon dont les politiques sociales sont pensées et conçues à l’ère néolibérale.

 

TCE : archétype de l’approche néolibérale des politiques sociales

Comme mentionné précédemment, l’un des objectifs principaux des TCE est d’améliorer le niveau d’éducation et la condition sanitaire – ou, selon l’expression de vigueur, d’augmenter le capital humain – des familles pauvres bénéficiant de telles politiques. Selon ce modèle, conditionner l’aide financière au respect des obligations sanitaires et éducatives représente donc une évolution positive. Ainsi, d’après l’économiste Laura Rawlings une des plus hautes expertes des politiques sociales de la Banque Mondiale, « cette conditionnalité font des TCE un instrument, pas seulement pour l’assistance sociale de court-terme mais pour des investissements de long-terme dans le capital humain [investissements qui, on l’a vu, devraient permettre aux familles pauvres d’échapper aux pièges à pauvreté dans lesquels elles se trouvent actuellement coincées][28]. » L’importance accordée à la conditionnalité et à la notion de capital humain est particulièrement cruciale dans le cadre de notre discussion sur la nature néolibérale des TCE.

En premier lieu, il convient de noter que le concept même de « capital humain » est intrinsèquement lié à l’idéologie néolibérale. En effet, la théorie du capital humain fut développée par nul autre que Gary Becker, l’un des disciples les plus dévoués de Milton Friedman qui, comme lui, reçut le prix Nobel d’économie, discipline qu’il enseigna également à la célèbre Chicago School of Economics, véritable bastion du néolibéralisme s’il en est. Ses travaux sur l’« approche économique du comportement humain[29] » qui visèrent, comme leur nom l’indique, à appliquer les principes de l’économie de marché à l’ensemble des comportements humains assurèrent à Gary Becker une renommée d’envergure internationale. Ils représentent également l’exemple le plus évident – le plus grotesque et le plus caricatural serait-on même tenté de dire – du processus d’« “économisation” de sphères et pratiques jusque-là non-économiques[30] », caractéristique de la logique néolibérale et dénoncé par Wendy Brown. Le concept de capital humain est lié aux notions de gouvernementalité et de marchandisation des services sociaux, occupant tous deux une place centrale dans le projet néolibéral.

Le concept de gouvernementalité nous renvoie aux travaux du philosophe Michel Foucault, concept qu’il développa notamment sur base des travaux de… Gary Becker. Il est évident que les deux hommes se vouaient une grande admiration réciproque, Becker affirmait ainsi, en référence au travail de Foucault : « J’en apprécie la plus grande part et je ne suis guère en désaccord avec lui. Je suis également incapable de dire en quoi Foucault est en désaccord avec moi[31]. » La théorie de la gouvernementalité s’inscrit dans la conception extrêmement singulière que se fait Foucault du pouvoir. Cet article n’a évidemment pas vocation à rendre justice à la complexité de la théorie foucauldienne du pouvoir. Notons simplement qu’à l’opposé de nombreux auteurs qui voient dans le pouvoir une force principalement négative – une force répressive et contraignante –, Foucault développe une définition positive du pouvoir, insistant sur son potentiel créatif. Il voit le pouvoir comme une « force génératrice », capable de modeler et de donner naissance à de nouveaux comportements. Selon cette perspective, le pouvoir « incite » – plutôt qu’il ne « force » ou « contraint » – l’adoption, par les individus, de nouvelles attitudes et comportements sur base d’une certaine conception de la « vérité », comprise comme valeur de référence[32]. Foucault explique ainsi que, pour lui, « gouverner, [compris] en ce sens, c’est structurer le champ d’action éventuel des autres[33] ». Dans l’ère néolibérale, la gouvernementalité représente le pouvoir foucauldien dans sa forme la plus pure en tant que « conduite des conduites[34] » qui établit le marché comme ultime « lieu de véridiction […] un lieu de vérification-falsification pour la pratique gouvernementale[35]. » En d’autres termes, à l’époque néolibérale, c’est bien le marché qui devient l’ultime détenteur de la « vérité » et c’est à l’aune des principes de marché que toute activité sociale et politique se doit donc d’être jugée.

Se basant sur cette approche, l’on voit que d’Israël aux États-Unis, en passant par l’Europe[36], les politiques sociales sont devenues des instruments de gouvernementalité visant à l’(auto)-construction de l’homo oeconomicus : « un “atome” libre et autonome d’intérêt propre qui est pleinement responsable [de la façon dont] il navigue dans le monde social en utilisant le choix rationnel et le calcul coûts-bénéfices à l’exclusion explicite de toute autre forme de valeurs et d’intérêts[37]. » Comme l’explique Foucault, nous avons dépassé la notion originelle de l’homo oeoconomicus telle qu’elle fut conçue, dans le libéralisme classique, comme étant avant tout un être d’échange. Sous l’ère néolibérale, « l’homo oeconomicus, c’est un entrepreneur et un entrepreneur de lui-même […] étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son propre producteur, étant pour lui-même la source de [ses] revenus[38]. » Selon cette perspective, les bénéficiaires de programmes sociaux sont ainsi considérés comme des individus déficients qui doivent être poussés à développer leur capital humain afin d’augmenter leur valeur en tant que travailleurs rivalisant entre eux sur le marché du travail. Il va sans dire que cette vision instrumentaliste des services sociaux mène à leur complète marchandisation. L’éducation n’est plus qu’une marchandise parmi d’autres dans laquelle l’homo oeconomicus avisé se doit d’« investir » judicieusement afin d’obtenir le meilleur « retour sur investissement » possible. Selon le jargon propre au monde de l’entreprise et caractéristique du modèle néolibéral, l’on pourrait dire que l’éducation n’est pas un bien social qui devrait être chéri pour sa valeur intrinsèque mais bien une opportunité d’investissement permettant d’optimiser son capital humain afin de s’assurer de revenus futurs supérieurs.

L’idée de conditionnalité est, quant à elle, un élément central du discours néolibéral centré sur la notion de responsabilité individuelle et qui implique que les bénéficiaires de programmes sociaux soient vus comme étant « actifs » plutôt que « passifs ». Dans l’espace de véridiction que constitue l’économie de marché et qui, d’après l’idéologie néolibérale, récompense les personnes faisant preuve d’innovation et qui osent prendre des risques, la notion de passivité représente l’antithèse des valeurs de « dynamisme » qui sont censées former le socle du régime néolibéral actuel. Les prestations sociales ne doivent donc pas être conçues comme des « droits » « reçus » par les citoyens mais comme des « rétributions » qui doivent être « gagnées ». De ce point de vue, l’on peut donc dire que les TCE constituent un rejet total de l’idée de « citoyenneté sociale » prônée par le sociologue T.H Marshall et qui considère la protection sociale comme étant un droit universel auquel tout citoyen aurait droit[39]. En intégrant l’idée de conditionnalité dans l’octroi de bénéfices sociaux, les TCE défendent une vision qui fait de la protection sociale une sorte de récompense individuelle plutôt qu’un droit collectif. Les familles pauvres n’ont pas « droit » à la protection sociale, elles doivent se conformer à certaines demandes afin de « prouver » qu’elles sont effectivement « dignes » de telles mesures. Ce n’est qu’en faisant preuve de leur motivation à devenir des homines oeconomici avisés – c’est à dire d’ingénieux (auto)-entrepreneurs capables de mobiliser et d’optimiser leur capital humain de manière fructueuse afin de gagner un certain avantage comparatif vis-à-vis des autres travailleurs – que les bénéficiaires de TCE peuvent démontrer qu’ils sont bien des pauvres méritants.

Des économistes comme les lauréats du prix Nobel Abhijit Banerjee et Esther Duflo – que l’on ne peut certainement pas accuser d’être de dangereux marxistes œuvrant à la destruction du système capitaliste – ont démontré que c’est bien l’augmentation de leurs revenus, et non pas l’épée de Damoclès que constitue la conditionnalité, qui permet aux familles pauvres d’envoyer leurs enfants à l’école[40]. Conditionner l’aide au revenu au respect de certaines règles préétablies remplit ainsi deux fonctions principales. Tout d’abord, cela insert la protection sociale dans la logique contractualiste si chère aussi bien au libéralisme classique qu’à sa variante plus récente qu’est le néolibéralisme. De cette façon, l’on s’assure que les pauvres ne reçoivent rien gratuitement mais ne seront récompensés uniquement que s’ils remplissent leurs obligations contractuelles. S’il y a bien une chose qui est certaine, c’est que dans le monde néolibéral, l’on n’obtient rien sans rien. Ensuite, le principe de conditionnalité renforce l’idée que les pauvres sont bel et bien des individus déficients qui doivent être transformés. Ce genre d’approche comportementale s’inscrit dans la logique moraliste des critiques conservatrices comme Lawrence Mead, professeur à la prestigieuse New York University et dont les idées continuent d’avoir une influence certaine dans les débats sur la protection sociale. Selon Mead, « la politique sociale doit se concentrer sur la motivation et l’ordre plutôt que sur [les notions d’] opportunité et d’égalité[41] ». Les TCE font aussi la part belle aux principes de responsabilité individuelle et d’« empowerment »[42] qui sont au centre aussi bien des critiques moralistes de la droite conservatrice que de nombreux débats actuels sur les réformes des politiques sociales et de l’État providence.

Tandis que les TCE conditionnent l’octroi de bénéficies sociaux aux populations pauvres au fait qu’elles adoptent les mœurs et le comportement d’homines oeconomici avisés, ces mêmes TCE mettent également un point d’honneur à « responsabiliser les pauvres » (empowering the poor). Cette vision se base sur la notion que l’économie de marché représente une terre d’opportunités illimitées et que ce sont les pauvres eux-mêmes qui sont les premiers responsables de l’existence même de la misère sociale. Cette vision constitue, l’on sans doute, la pierre angulaire de la construction idéologique néolibérale. L’idée que seules des transformations radicales et systémiques puissent mener à l’éradication de la pauvreté est bien évidemment considérée comme la pire des hérésies. Au contraire, c’est bien l’apathie supposée des pauvres qui représente l’obstacle le plus important à la réduction de la pauvreté.

Selon l’idéologie dominante, une fois qu’ils auront été responsabilisés/empowered, qu’ils auront été « activés » et seront ainsi sortis de leur léthargie, les pauvres seront enfin capables de saisir les nombreuses opportunités que le marché leur sert tous les jours sur un plateau d’argent. À travers les TCE, l’État démontre donc que, dans sa grande bonté, il est prêt à donner un coup de pouce aux pauvres[43]. Cependant, c’est bien aux pauvres que revient la responsabilité de prendre « les bonnes décisions » afin de « prendre leur vie en main », ce qui constitue une parfaite illustration de la façon dont la gouvernementalité fonctionne. Ce discours à base d’« aide-toi toi-même et le marché t’aidera » est caractéristique de l’approche néolibérale de la question sociale, dont les préoccupations principales sont plus de mettre fin à la « culture de la pauvreté » intergénérationnelle et à la soi-disant dépendance aux aides sociales plutôt que de réduire les inégalités sociales[44].

Lawrence Mead est, à nouveau, l’un des auteurs qui illustrent le mieux l’approche néolibérale qui réduit tous les maux sociaux à des manquements et erreurs individuels et se scandalise du fait que certains puissent ne serait-ce qu’envisager que l’inégalité et la misère sociales fassent partie intégrale de l’économie de marché. Comme il l’explique de la manière la plus catégorique possible : « la pauvreté résulte moins d’une absence d’opportunité que de l’incapacité ou de la réticence à prendre avantage de ces opportunités[45]. » De fait, il semblerait bien que les TCE aient accepté les préceptes néolibéraux qui font de l’exclusion de l’économie de marché la cause principale de la pauvreté et considèrent donc qu’une plus grande inclusion dans cette même économie de marché constitue la solution à tous les maux possibles et inimaginables. Pourtant, de Karl Marx à Ellen Meiksins Woods, ce sont des générations de penseurs critiques qui n’ont eu de cesse de démontrer que de faire du marché une terre de liberté et d’opportunités où tout un chacun aurait l’opportunité de développer son potentiel et de s’épanouir, constitue l’un des principaux mythes du système capitaliste, une grotesque mascarade qui vise à occulter le caractère intrinsèquement oppressif et coercitif de l’économie de marché. De fait, il n’est pas nécessaire d’être un expert en théorie marxiste pour se rendre compte que deux décennies ininterrompues de réformes néolibérales pro-marché en Amérique latine ont démontré que le marché et les classes capitalistes sont tout à fait en mesure de prospérer et de créer de nouvelles opportunités d’accumulation de capital, sans que soient mises en place d’opportunités similaires de développement individuel (et de classe) en faveur des populations les plus défavorisées qui sont actuellement la cible des TCE. Alors que même les Keynésianistes les plus modérés ne trouveraient sans doute rien à redire à cette observation de base, il est particulièrement troublant que les gouvernements latino-américains de gauche préfèrent se baser sur de telles approches, qui continuent de considérer le marché comme l’ultime espace de véridiction et donc comme la meilleure façon de réduire la pauvreté dans le sous-continent.

De fait, en se bornant à augmenter l’argent liquide disponible pour les foyers défavorisés tout en refusant d’introduire des mesures structurelles d’envergure, il semble que les TCE soient plus à même de favoriser une insertion croissante des millions de familles dans la société de consommation de masse plutôt que de les sortir de la pauvreté. Ceci constitue une indication supplémentaire quant au caractère typiquement néolibéral des TCE. Non seulement, cette approche rejette toute forme d’interférence avec le marché – contrairement, par exemple, aux subsides alimentaires que Progresa vint remplacer au Mexique – mais elle a aussi vocation à développer les capacités de consommation des centaines de familles qui ne prenaient part que de manière très limitée à la société de consommation de masse. En effet, pour l’idéologue néolibéral, la pauvreté, outre le risque d’instabilité sociale qu’elle représente, a également cette fâcheuse tendance à limiter le niveau de consommation de la population, limitant ainsi le potentiel de croissance économique du pays… L’on pourrait donc voir dans les TCE un parfait exemple de ce que le géographe marxiste David Harvey définit, adaptant l’analyse d’accumulation primitive du capital développée par Marx, comme « accumulation par expropriation[46] ».

L’accumulation par expropriation fait référence à ce processus à travers lequel l’État travaille main dans la main avec des intérêts capitalistes afin d’étendre l’emprise du marché sur l’ensemble des sphères socio-économiques, créant ainsi de nouvelles opportunités d’investissement pour un système capitaliste marqué par de constants problèmes de suraccumulation et à la recherche perpétuelle du profit éternel. Comme l’écrivait le génial John Steinbeck dans son livre Les raisins de la colère : « le monstre a besoin de profits constants. Il ne peut attendre. Il mourrait […] Quand le monstre s’arrête de grossir,          il meurt. Il ne peut pas s’arrêter et rester où il est[47]. » Grâce aux TCE, l’Etat a ainsi trouvé un moyen très bon marché – 0,3 % du PIB en moyenne comme on l’a vu – de continuer à nourrir le monstre capitaliste.

Ce processus d’appropriation par expropriation s’observe par exemple dans le cas du programme emblématique de Bolsa Família du président Lula au Brésil. Comme le démontre le brillant économiste marxiste brésilien Alfredo Saad-Filho, chaque euro – ou plutôt chaque réal – investi par le gouvernement brésilien dans Bolsa Familia génère un retour économique 80 % supérieur à l’investissement de départ[48]. Ceci constitue une claire illustration du mécanisme d’investissements publics pour profits privés qui sous-tend les TCE. L’on notera également que c’est exactement le type de processus qui poussa Mark Zandi, économiste en chef à Moody’s Analytics, fleuron du capitalisme financier s’il en est, à s’opposer aux plans de réductions du programme de bons alimentaires – l’un des plus importants programmes sociaux aux États-Unis – discutés par le Sénat américain il y a quelques années. Soulignant la relation positive entre politiques publiques de réduction de pauvreté et croissance économique – relation qui, comme nous venons de le voir dans le cas brésilien, est en effet extrêmement positive – il expliquait alors : « l’expansion des bons alimentaires représente la manière la plus efficace de stimuler la croissance économique[49] ». L’on peut à nouveau voir que les notions d’« efficacité », de « retour sur investissement » et de « croissance économique » figurent au centre des préoccupations néolibérales vis-à-vis des politiques de réduction de la pauvreté. Dans ses travaux sur la question, l’économiste brésilienne Lena Lavinas[50] démontre que les politiques sociales mises en place par le PT au Brésil ont rapproché des millions de Brésiliens pauvres de la société de consommation de masse – une indéniable réussite d’un point de vue capitaliste et qui peut effectivement quelque peu améliorer la vie quotidienne des populations défavorisées – mais leurs effets en termes d’inclusion sociale et de réductions des inégalités sont quasiment nuls[51].

Notons enfin qu’une politique de réduction de la pauvreté reposant essentiellement sur les TCE, comme cela a été le cas ces dernières années sous l’égide de la gauche latino-américaine, joue un rôle central dans la marchandisation et la privatisation des services sociaux dans le sous-continent. En conditionnant les transferts monétaires au respect de certaines règles de type éducatives et sanitaires tout en refusant d’investir dans ces services, l’on ouvre la voie à une présence croissante du secteur privé dans ces domaines. De fait, bien que les dépenses sociales en Amérique latine aient augmenté de 5,3 % entre 1990 et 2013, les transferts en espèces représentent plus de la moitié (52,8 %) de cette augmentation, contre des augmentations autrement plus limitées dans les domaines de l’éducation (24,4 % de l’augmentation globale), la santé (18,8 %) et le logement (3,7 %). Ces chiffres montrent bien que les gouvernements de la Marée rose considèrent les politiques publiques, non pas comme un bien et un droit public mais plutôt comme une marchandise de type monétaire soumise aux diktats de l’économie de marché. Le géant brésilien est emblématique de cette tendance régionale. Sous les différentes administrations du Parti des Travailleurs, « les deux-tiers des dépenses sociales au Brésil ont pris la forme de transferts monétaires, au détriment de formes non-marchandisées [decommodified] [52] ». Dans ce contexte, il ne faut malheureusement pas s’étonner qu’au Brésil, en 2009, les dépenses privées dans la santé furent 1,5 plus élevées que les dépenses publiques…

 

Conclusion : TCE, néolibéralisme, Marée rose et TINA en Amérique latine

En conclusion, s’il convient bien évidemment de se féliciter du fait que les gouvernements latino-américains de centre-gauche aient enfin mis en place, après des décennies de négligence, des politiques en faveur des populations les plus défavorisées du sous-continent, il est également nécessaire de s’interroger sur la nature de ces nouvelles politiques. Le fait que les promoteurs des TCE se bornent à considérer l’exclusion de l’économie de marché, non pas comme une des caractéristiques les plus essentielles du système capitaliste mais plutôt comme un produit de défaillances individuelles, représente l’une des failles les plus conséquentes de ces programmes.

Plusieurs décennies de réformes pro-marché auxquelles s’ajoute, aujourd’hui, un contexte de reprimarisation de l’économie et d’articulation croissante entre les secteurs formels et informels de l’économie, démontrent que le marché n’a, en réalité, que très peu d’opportunités à offrir aux bénéficiaires de TCE. En réalité, l’exclusion d’une partie toujours croissante de la population de l’économie formelle, couplée à des niveaux d’inégalités particulièrement élevés, est au centre des processus d’accumulation de capital en Amérique latine. Venir à bout de la pauvreté et de l’inégalité endémiques qui continuent à caractériser le sous-continent réclamerait des transformations structurelles radicales qu’aucun gouvernement de la Marée rose n’a eu la volonté ou la capacité de mettre en place.

Etant donné qu’ils bénéficient à des populations historiquement exclues des politiques redistributives de l’État providence latino-américain, il est indéniable que les TCE représentent un développement bienvenu en termes de politique sociale en Amérique latine. Le but n’est pas de les rejeter de manière univoque sur base d’une posture idéologique anti-réformiste quelque peu doctrinaire, privilège qu’il est plus facile de s’accorder dans le confort de sa bibliothèque et des couloirs universitaires que dans les favelas, categriles et autres villas miserias de la région. De fait, et d’après la célèbre formule de Rosa Luxembourg : « entre la réforme sociale et la révolution, la social-démocratie voit un lien indissoluble : la lutte pour la réforme étant le moyen, et la révolution sociale le but. » Cependant, il semblerait bien que les gouvernements de centre-gauche d’Amérique latine aient tendance à considérer les TCE comme la solution miracle pour venir à bout de la pauvreté et comme une fin en soi, négligeant ainsi des approches au potentiel transformateur et révolutionnaire autrement plus marqué. En continuant d’octroyer leur primauté à des solutions basées sur l’économie de marché, les gouvernements de la Marée Rose donnent clairement l’impression d’avoir accepté le fameux slogan de Margaret Thatcher, l’une des figures politiques les plus emblématiques du néolibéralisme : « there is no alternative » (« il n’y a pas d’alternative » et dont l’acronyme en anglais avait valu à la Première-Ministre britannique le surnom de TINA). Alors que les acteurs de la Marée rose latino-américaine offrent, depuis 2001 et le lancement du forum social mondial à Porto Alegre, ville phare du PT brésilien, la promesse qu’« un autre monde est possible », ils n’ont jusqu’à présent pas mis en place les mesures à même de concrétiser cette promesse.

 

Notes

[1] Le retour aux affaires de la droite Latino-Américaine s’est effectué de nombreuses façons : aux victoires électorales en Argentine (2015) (le président de droite Mauricio Macri ayant récemment échoué à se faire réélire, cédant la main à un gouvernement de centre gauche dirigé par Alberto Fernández et au sein duquel l’on retrouve notamment Cristina Fernández de Kirchner, présidente de 2007 à 2015, au poste du Vice-Présidente), Chili (2018) et Uruguay (2019) et à la « trahison politique » de Lenín Moreno en Équateur, il convient d’ajouter les coups d’État qui, sous des formes diverses, ont renversé ou – dans le cas de la Bolivia – empêché la réélection de gouvernements progressifs de centre-gauche en Honduras (2009), Paraguay (2012), Brésil (2016) et Bolivie (2019).

[2] Voir Jamie Peck et Nik Theodore, Fast Policy. Experimental Statecraft at the Thresholds of Neoliberalism (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2015) pour un compte rendu de l’échec du programme Opportunity NYC lancé par l’ancien maire de New York, le millardaire Michael Blooberg.

[3] The Economist, “Anti-poverty programmes. Give the poor money”, The Economist, July 29, 2010: https://www.economist.com/leaders/2010/07/29/give-the-poor-money

[4] Jeffrey Sachs, The End of Poverty: How We Can Make it Happen in Our Lifetime (London: Penguin, 2005).

[5] David Harvey, A Brief History of Neoliberalism (Oxford : Oxford University Press, 2005), p. 29.

[6] Comme noté dans l’introduction, la pauvreté et l’extrême pauvreté augmentèrent respectivement de 63 % et 56 % entre 1980 et 2002. L’index Gini, l’un des index les plus utilisés pour mesurer l’inégalité, passa, quant à lui, de 48,9 à 54,1 sur la même période. Il est également estimé que le chômage fut presque doublé entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, passant de 5-6 % à 9-10 % alors que les salaires, y compris le salaire minimum, chuta également de manière marquée durant cette période.

[7] À ce sujet voir notamment les excellents articles des sociologues Alejandro Portes et Kelly Hoffman « Latin American Class Structures: Their Composition and Change during the Neoliberal Era » Latin American Research Review, 38, 1 (2003) et du politologue Kenneth Roberts « Social Inequalities without Class Cleavages in Latin America’s Neoliberal Era. » Studies in Comparative International Development, 33, 4 (2002).

[8] Pour se donner une idée du nombre de personnes que cela concerne, l’on estime que pas moins que 64 % de la population économiquement active d’Amérique latine est employé dans l’économie informelle avec, il est vrai, de grandes variations intra-régionales.

[9] Frances Fox Piven and Richard Cloward, Regulating the Poor: The Functions of Public Welfare (New York : Vintage Books, 1993).

[10] Ibid., p. 345.

[11] Michel Camdessus, “Income Distribution and Sustainable Growth: The Perspective from the IMF at Fifty,” in Incomme Distribution and Sustainable Growth ed.Vito Tanzi and Ke-young Chu (Cambridge : The MIT Press, 1998), p. 3.

[12] Sur ces sujets, voir notamment James McGuigan, Cool Capitalism (London : Pluto Press, 2009) ; Hester Eisenstein, Feminism Seduced. How Global Elites Use Women’s Labor and Ideas to Exploit the World (New York: Routledge, 2009) et Naomi Klein Tout Peut Changer. Capitalisme et changement climatique (Arles : Actes Sud, 2015).

[13] José Francisco Puello-Socarrás and María Angélica Gunturiz, “¿Social-neoliberalismo ?
Organismos multilaterales, crisis global y programas de transferencia monetaria condicionada,” Política y Cultura, 40, 2013

[14] Voir Jamie Peck, Constructions of Neoliberal Reason (Oxford: Oxford University Press, 2010).

[15] Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (Paris : Gallimard, 1983).

[16] Sanford Schram, The Return of Ordinary Capitalism. Neoliberalism, Precarity, Occupy (Oxford: Oxford University Press, 2015), p. 151.

[17] Wendy Brown, Défaire le démos : Le néolibéralisme, une révolution furtive (Paris : Éditions Amsterdam, 2018).

[18] Les premières TCE furent mises en place au Brésil quelques années plus tôt mais elles furent limitées à l’échelle locale.

[19] Cité dans Peck et Theodore, op. cit., p. 66.

[20] Sur ces différents épisodes, voir David Harvey, op. cit. ; Naomie Klein, La Stratégie du Choc. La montée d’un capitalisme du désastre (Arles : Actes Sud, 2008) et Yarimar Bonilla and Marisol LeBrón (eds.), Aftershcoks of Disaster. Puerto Rico Before and After the Storm (Chicago : Haymarket Books, 2019).

[21] Il s’agit l’un des trois scénarios de sortie de crise décrit notamment par Alain Bihr: https://www.contretemps.eu/covid-19-sorties-crise/

[22] Philip Mirowksi, Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Meltdown (London: Verso, 2013).

[23] Il convient de rappeler que le « prix Nobel d’économie » est en vérité le « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel », Alfred Nobel n’ayant jamais envisagé la création d’un prix en son nom pour les sciences économiques.

[24] C’est notamment la thèse qu’il défend de son célèbre livre Capitalisme et liberté (Paris : À Contre-courant, 2010) vendu à des centaines de milliers d’exemplaires tout comme dans La liberté du choix (Paris, Belfond: 1980), livre co-écrit avec sa femme Rose Friedman et qui fut transformé en programme télévisé de 10 épisodes, programme qui joua un rôle majeur dans la diffusion de l’idéologie néolibérale auprès du grand public aux États-Unis.

[25] Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale (Paris: Raison d’Agir, 1998).

[26] Avant d’être élu président du Brésil en 1995 et d’introduire de nombreuses réformes de type néolibérales dans le pays, Cardoso avait gagné une certaine notoriété dans le milieu académique pour son travail d’orientation marxiste sur la théorie de la dépense. Voir notamment son livre, co-écrit avec Enzo Faletto, Dépendance et développement en Amérique latine (Paris: Presses universitaires de France, 1978).

[27] Peck and Theodore, Fast Policy, p. 77.

[28] Laura Rawlings, “A New Approach to Social Assistance: Latin America’s Experience with Conditional Cash Transfer Programmes,” Social Protection Discussion Paper Series (Washington D.C.: The World Bank, 2004), p. 134.

[29] Gary Becker, The Economic Approach to Human Behavior (Chicago: University of Chicago Press, 1976)

[30] Brown, op. cit., p. 50.

[31] Gary Becker, François Ewald et Bernard Harcourt, « Gary Becker dialogue avec Michel Foucault », Socio, 3, 2014, p. 265.

[32] Michel Foucault, “Questions of Method” dans The Foucault Effect. Studies in Governmentality édité par Graham Burchell, Colin Gordon and Peter Miller (Chicago: The University of Chicago Press, 1991).

[33] Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988. IV 1980-1988 (Paris: Gallimard, 1994), p. 237.

[34] Ibid.

[35] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979) (Paris: Seuil/Gallimard, 2004), p. 33-34.

[36] Pour des études sur ces différents cas voir Sara Helman « Turning Welfare-Reliant Women into Entrepreneurs: Employment Readiness Workshops and the Constitution of the Entrepreneurial Self in Israel » Social Politics, 2018 ; Guy Feldman “Contradictory Logics in Asset-building Discourse: Habits, Identities and Discipline” Social Policy and Administration 52, 3, 2018; Bettina Leibetseder “Investing in Social Subjects: The European Turn to Social Investment as the Human Capital Theory of Social Citizenship” in Rethinking Neoliberalism. Resisting the Disciplinary Regime ed. Sanford Schram and Marianna Pavlovskaya (New York: Routledge, 2017).

[37] Trent Hamann, « Neoliberalism, Governmentality, and Ethics », Foucault Studies 6, 2009, p. 38.

[38] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, p. 232.

[39] Thomas Humphrey Marshall, Citizenship and Social Class (London: Pluto Press, 2015/1950).

[40] Abhijit Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté (Paris: Le Seuil, 2012).

[41] Lawrence Mead, “The New Politics of the New Poverty”, The Public Interest, 103, 1991, p. 9.

[42] « Empowerment » est un terme très en vogue dans le monde anglo-saxon (et tout particulièrement dans le milieu de l’aide au développement) et que l’on pourrait traduire par « responsabilisation » ou « autonomisation » en français. Cette expression fait référence aux processus multiples et variés censés donner aux populations vulnérables les outils qui leur permettraient d’agir sur leur environnement afin de transformer leur propre condition de marginalisation et d’exclusion.

[43] Il convient de préciser qu’il était grand temps que l’État mette en place des mesures étatiques en faveur des populations les plus défavorisées et travaillant dans le secteur informel de l’économie étant donné que celles-ci avaient jusque-là été exclues des services sociaux mis en place par l’État providence latino-américain qui ne bénéficiaient qu’aux travailleurs formels. De ce point de vue, et malgré l’analyse critique développée dans cet article, l’on peut considérer les TCE comme une avancée sociale non négligeable. Pourtant, comme je vise à le démontrer ici, les modalités de cette avancée sociales sont extrêmement problématiques.

[44] La célèbre notion de « culture de la pauvreté » fut développée par l’anthropologue Oscar Lewis dans son livre La Vida. Une famille portoricaine dans une culture de pauvreté (Paris: Gallimard, 1969). Sur la centralité qu’occupe l’idée de dépendance aux aides sociales dans le discours néolibéral, voir notamment Nancy Fraser « Clintonism, Welfare, and the Antisocial Wage: The Emergence of a Neoliberal Political Imaginary », Rethinking Marxism: A Journal of Economics, Culture & Society 6, 1, 1993.

[45] Lawrence Mead, “The New Politics of the New Poverty”, p. 3.

[46] David Harvey, « Le “Nouvel Impérialisme” : accumulation par expropriation » Actuel Marx 1(35), 2004.

[47] John Steinbeck, Les raisins de la colère (Paris: Folio, 1972), p. 49.

[48] Alfredo Saad-Filho, “Social Policy for Neoliberalism: The Bolsa Família Programme in Brazil”, Development and Change 46, 6, 2015.

[49] Michel Nischan, “The Economic Case for Food Stamps”, The Atlantic, July 18, 2012: https://www.theatlantic.com/health/archive/2012/07/the-economic-case-for-food-stamps/260015/

[50] Connue pour ses recherches critiques sur les transformations des politiques sociales à l’ère du capitalisme financier, elle définit les TCE comme « un atout majeur pour résoudre les défaillances du marché ».

[51] Lena Lavinas, The Takeover
of Social Policy
by Financialization: The Brazilian Paradox (New York: Palgrave Macmillan, 2017).

[52] Ibid., p. 9.

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