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Dans ce court texte, Khalid Saghieh revient sur l’argumentaire antiguerre développé par la gauche radicale au moment où la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis menaçaient d’intervenir en Syrie. Pour lui, beaucoup des représentants de la gauche internationale ont présenté leur refus d’une guerre non sur des bases anti-impérialistes conséquentes, mais à partir d’un rejet des forces qui composent la rébellion syrienne. Saghieh réaffirme avec force la nécessité de présenter des argumentaires internationalistes et anti-impérialistes conséquents et solidaires avec les peuples en lutte.

Khalid Saghieh est écrivain et journaliste libanais. Il a travaillé comme journaliste et éditeur dans plusieurs journaux libanais et arabes, et a été le rédacteur en chef du journal libanais Al-Akhbar de sa fondation jusqu’en août 2011. Il travaille actuellement dans la rédaction du journal télévisé de la chaîne libanaise LBCI. Il détient un magistère d’économie politique de l’Université de Massachusetts à Amherst, et un diplôme d’Ingénieur en informatique et communications de l’Université Américaine de Beyrouth.

Ce texte a initialement été publié en arabe dans Jadaliyya.

 

La menace de frappes militaires contre la Syrie n’a pas suscité un large enthousiasme. Cela a cependant permis de placer la révolution syrienne au premier plan des discussions. Jusqu’alors, la Syrie était remarquablement absente des priorités de l’agenda occidental, au niveau des gouvernements comme dans l’opinion publique, à gauche comme à droite.

En effet, la révolution syrienne n’est pas parvenue à inciter les gouvernements occidentaux à faire pression pour mettre fin aux événements tragiques qui s’y déroulent depuis deux ans et demi. Ce désintérêt durera aussi longtemps que les parties adverses du conflit syrien n’auront pas la capacité ou la volonté de garantir les intérêts de l’Occident dans la région. Tel était l’essentiel des indications exposées dans la note du général Martin Dempsey à propos de la situation syrienne deux jours avant les massacres de Ghouta. Une telle indifférence ne se limitait cependant pas aux seuls gouvernements de l’Occident. L’opinion publique occidentale a également fait preuve d’un véritable manque d’intérêt pour les dizaines de milliers de morts comme pour la destruction de villes entières et de villages. Le peuple syrien n’est devenu digne d’intérêt qu’à partir du moment où la mort en Syrie a dépassé une des lignes rouges tracées par l’Occident – l’usage établi d’armes chimiques. C’est à ce moment-là seulement que les navires de guerre se sont réveillés, et que se sont fait entendre les plaintes et les plumes opposées à l’intervention militaire occidentale.

Il ne s’agit pas pour moi ici de faire le tri entre ceux qui ont soutenu l’attaque militaire et ceux qui ont argumenté contre. Il ne s’agit pas non plus de s’intéresser aux arguments avancés par la droite pour l’occasion – qui combinent leur haine pour le Parti démocrate et leur islamophobie pour pratiquement en venir à une défense du régime syrien. Je suis, pour ma part, plutôt préoccupé par la débâcle mise en lumière par les positions prises et les discussions qui ont pu se tenir à gauche en réaction aux menaces d’une frappe en Syrie.

Les militants politiques qui ont participé à la mobilisation antiguerre ont été parmi les premiers à avoir fait état de cette débâcle, alors qu’ils recevaient un double choc. D’un côté, ils se sont retrouvés côte à côte avec des personnes qui brandissaient des portraits du président syrien Bachar al-Assad et, de l’autre côté, ils se sont vus entourés de slogans globalement anti-impérialistes mais sans relation directe avec le sort du peuple syrien. Cependant, la véritable tragédie ne se joue pas là. Il n’est pas nouveau de voir un regroupement de tendances, allant de l’extrême droite à l’extrême gauche, lors de manifestations s’opposant aux interventions militaires occidentales. La véritable tragédie se joue dans le discours qui a réussi, au bout du compte, à dominer au sein de la gauche qui s’oppose à l’intervention. C’est un discours qui a puisé son vocabulaire dans la prose de la droite dure et qui n’a pas tiré sur l’impérialisme autant qu’il a tiré sur les Syriens.

Un étrange renversement de rôles a eu lieu entre l’impérialisme et ses opposants. Le président des États-Unis d’Amérique, Barack Obama, ne s’est pas fatigué à trouver un masque idéologique pour sa prochaine guerre. Il ne s’agit pas d’une guerre pour la démocratie, ni au nom des femmes afghanes, ni même pour la liberté du peuple syrien. Il n’est question que de lignes rouges et de sûreté nationale américaine. L’impérialisme est ici complètement mis à nu sans le discours habituel qui le présente comme une délivrance pour les autres peuples.

Pour trouver un tel discours, il fallait chercher sur l’autre rive : là où des intellectuels et militants de gauche et des opposants de la guerre ont entrepris la tâche de promouvoir l’idéologie de « l’homme blanc », empruntant le discours impérialiste au nom du combat anti-impérialiste. Ils n’ont pas protesté par principe contre l’emploi de la guerre pour émanciper le peuple syrien. Ils se sont plutôt opposés à la guerre parce qu’ils considèrent que le peuple syrien révolté ne mérite pas cette liberté – n’ayant pas présenté de pedigree « progressiste » – et n’a pas donné l’assurance de son appartenance au sécularisme démocrate1. Il ne mérite donc pas qu’on intervienne en sa faveur. Ainsi, le discours antiguerre est tombé dans le piège de l’impérialisme culturel alors qu’il croyait s’opposer à l’impérialisme militaire.

Le plus inquiétant, peut-être, est que certains ont essayé de calquer les principes de l’invasion de l’Iraq en 2003 sur la réalité de la Syrie d’aujourd’hui. Quelque chose a dû leur échapper : le discours qui a constitué la base idéologique de la guerre menée par George W. Bush a été adopté presque à l’identique par le régime syrien et ses alliés. À tel point qu’on pourrait trouver des phrases entières des discours antiterroristes de Bush dans les discours du secrétaire général du Hezbollah, récemment devenu obsédé par les takfiri, ou dans les discours de certaines figures politiques de la gauche arabe sécularisante. Ainsi, et sous prétexte de résister aux frappes impérialistes, un discours Bushien s’est glissé dans les rangs de mouvements de gauche qui avaient farouchement lutté contre l’invasion de l’Irak, comme si le démon néoconservateur avait enfin pu les posséder2.

Le même piège impérialiste a poussé d’autres militants de gauche à se transformer en prêcheurs pour la Paix. Ces incantations sont salutaires, mais surprenantes quand elles arrivent immédiatement après l’utilisation d’armes chimiques. Dans ce contexte, elles reviennent à demander aux victimes d’enlacer le gaz sarin après l’avoir respiré. Mais notre surprise initiale disparaît quand on comprend que ces appels à la paix sont l’expression d’un grand désespoir vis-à-vis de toutes les composantes actives sur le sol syrien3. C’est à croire que ceux qui poussent de tels appels ne voient aucune raison valable derrière ce conflit tant que les parties adverses ne remplissent pas les qualifications requises, d’après le système de critères impérialiste que nous avons évoqué auparavant.

Le danger de ce discours et de ses variations n’est pas simplement dans le fait qu’il enfile les habits de l’impérialisme en prétextant le combattre. Sa dangerosité réside dans son refus de tout type d’intervention, qu’elle soit impérialiste ou non, qu’elle émane ou non des Nations unies, qu’elle respecte ou non le droit international. L’intervention est refusée non pas à cause de l’identité de la puissance qui intervient, mais à cause de l’identité de ceux en faveur desquels on intervient. Elle est refusée non pas en raison des méthodes et des intentions de la première, mais en raison du manque de « légitimité » des seconds.

Évidemment, je ne cherche pas à faire le tri entre les « bons gauchistes » et les « mauvais gauchistes », puisque je ne crois pas qu’une telle classification soit possible de toute façon. Une question me hante cependant : comment se fait-il qu’un discours sincère de gauche ait glissé au point de devenir une copie restaurée des discours de la droite islamophobe ? Peut-être qu’il y a là un gros point aveugle, « gros comme un éléphant », qu’on ne voudrait pas voir. S’agirait-il du fantôme de l’URSS ? ou d’eurocentrisme ? ou de certaines priorités géostratégiques ?

Je ne sais rien de l’éléphant, mais je connais la fourmi. Je sais que, dès le début, les révolutions arabes ont éclaté sans promesses ou prétentions. Elles combattaient l’injustice plus qu’elles ne visaient à mettre en oeuvre des programmes et des philosophies politiques. Pour emprunter la formule de Walter Benjamin, elles sont des révolutions davantage nourries par les images de l’injustice infligée aux ancêtres que par les images des petits-enfants libérés. Parmi les révolutions arabes, la révolution syrienne est peut-être la plus forte incarnation de cette image. Cependant, dans ce jeu, les révolutionnaires syriens apparaissent comme des vrais « subalternes », à qui on empêche de porter leur propre voix et qui ne peuvent pas s’exprimer dans les cercles académiques occidentaux, même ceux de gauche. Seules les montagnes de Qasioun entendent leurs voix et attendent leur avènement, aussi longtemps qu’il le faudra.

 

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1 L’article “Syrie : une pseudo-lutte” du philosophe marxiste lacanien Slavoj Žižek dans le journal “The Guardian” est un exemple.
2 Le vieux militant Tariq Ali se demande : “Le but de ces frappes n’est il pas de renforcer le camp d’Al-Qaeda contre le régime dans cette guerre civile laide et déprimante ?”
3 Lire par exemple Vijay Prashad qui a publié une Lettre ouverte à un ami syrien qui a dit  »Votre opposition à la guerre américaine en Syrie signifie que vous soutenez le régime d’el-Assad » dans Jadaliyya.