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Rashid Khalidi est un historien palestinien-américain, spécialiste de l’histoire moderne de l’Orient arabe. Il est depuis plus de vingt ans rédacteur en chef du Journal of Palestine Studies. Il a été conseiller auprès des négociateurs palestiniens lors des pourparlers de paix dans les années 1990. Il est titulaire de la chaire Edward Said d’études arabes modernes à l’université de Columbia (New York) et auteur de huit ouvrages, dont le plus récent est The Hundred Years’ War on Palestine. A History of Settler Colonialism and Resistance 1917-2017 (Picador/ Metropolitan Books, 2020). 

Dans cet entretien mené par Rebecca Panovka et Kiara Barrow, il analyse la nouvelle séquence du conflit israélo-palestinien et les réactions aux États-Unis, dans le monde arabe et ailleurs, en revenant sur l’histoire du projet sioniste, le bilan des processus de paix passés et les termes du débat actuel au sein de la gauche solidaire de la lutte palestinienne. 

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Le 7 octobre, conséquence d’un nettoyage ethnique à bas bruit

Les événements récents ont été décrits dans le discours dominant comme une rupture avec le passé. Dans quelle mesure est-ce le cas ? Comme vous l’avez écrit dans le Journal of Palestine Studies en septembre dernier, 2023 a déjà été l’année la plus sanglante pour les Palestinien.nes de Cisjordanie depuis près de vingt ans. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est-il une conflagration inévitable ?

Je ne pense pas que quiconque aurait pu prédire ce que nous venons de voir au cours des deux dernières semaines. Je veux dire que le fait que l’armée israélienne, l’une des plus grandes du monde, dotée de l’un des meilleurs services de renseignement de l’histoire, n’avait absolument aucune idée de ce qui se préparait – et il y aura des commissions d’enquête et des études sur cette défaillance des services de renseignement dans les universités de guerre pendant de nombreuses années – montre que personne n’aurait pu le prédire. Les seules personnes qui savaient étaient celles qui ont lancé cette attaque. Dans le même temps, toute personne un tant soit peu sensible aux détails de ce qui se passait dans les territoires occupés et en Israël aurait pu supposer qu’une explosion était inévitable tôt ou tard.

Le Hamas n’opère pas seulement à Gaza, c’est une organisation qui agit à l’échelle de la Palestine. Il était  extrêmement sensible au fait que, surtout depuis l’entrée en fonction de ce nouveau gouvernement en Israël, mais aussi au cours de l’année précédente, le nombre de Palestinien.nes tué.es en Cisjordanie, le nombre d’incursions de colons, le nombre de tentatives d’organiser le culte juif dans le Haram al-Sharif et autour de la mosquée d’Aqsa, ne cessait d’augmenter. Le nombre de terres volées par les colons augmente également. Plus récemment, trois petits villages de Cisjordanie, peuplés en grande partie de nomades, ont été chassés de leurs terres.

Le nettoyage ethnique s’est déroulé à bas bruit, trop bas pour que le monde y prête attention. Enterrer la question palestinienne, enterrer un horizon politique pour les Palestinien.nes, semblait être l’objectif principal des pays occidentaux et d’Israël, ainsi que de certains alliés arabes d’Israël. Pour les Israéliens, c’était le meilleur des mondes possibles : des lignes de chemin de fer allant de La Mecque à Haïfa ; des raves-party israéliennes dans le désert saoudien ; des accords d’amour, d’amitié, de paix et de sécurité pour toujours et à jamais, nous aurions tout cela. Et tout cela allait se faire avec les Palestinien.nes et sous une occupation israélienne qui se poursuivrait indéfiniment. Les Palestinien.nes, tous les Palestinien.nes, l’ont vu. Tou.tes n’ont pas réagi comme le Hamas l’a fait, évidemment. Mais tou.tes ont vu que la situation était de plus en plus désespérée et que leurs intérêts et leurs droits étaient complètement ignorés par tout le monde – pas seulement par Israël, les États-Unis ou leurs alliés occidentaux, maisaussi par les pays arabes.

Si vous regardez CNN, vous verrez des généraux israéliens affirmer, sans aucune gêne, qu’Israël évite la mort de civils. On donne soi-disant aux Palestinien.nes la « possibilité d’évacuer », par souci humanitaire, et, immédiatement après, on voit des scènes d’immeubles d’habitation, de campus universitaires et d’itinéraires d’évacuation détruits sous les bombes. De même, on peut lire que, selon la rédaction du New York Times, « ce qu’Israël se bat pour défendre, c’est une société qui valorise la vie humaine et l’État de droit », dans les mêmes pages où sont publiées des informations démontrant qu’Israël a ordonné le meurtre de milliers de personnes, en violation du droit international. Ces comptes-rendus sont déroutants à première vue, et profondément aliénants en tant que signes de la capacité des médias à rendre compte d’Israël de manière honnête. Comment avez-vous interprété la couverture de ces attaques israéliennes par les médias grand public ?

Vous savez, j’avais l’habitude d’écrire sur la politique soviétique au Moyen-Orient et, à l’époque, les seules sources dont nous disposions étaient la Pravda, les Izvestia, Krasnaya Zvezda, etc. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être de retour à la guerre froide et que le Pravda Times de New York et l’Izvestia Post de Washington sont les porte-paroles de l’administration Biden et de son allié intangible, Israël. Je trouve, dans la plupart des grands médias, une propagande de guerre qui recouvre tout.

La sphère médiatique est sans mémoire, sans histoire, sans faits. On n’y remarque pas, par exemple,  qu’un chef d’état-major de l’armée à la retraite qui a récemment rejoint le cabinet israélien, Gadi Eizenkot, était le chef des opérations de l’armée israélienne lorsqu’elle a rasé le Liban. Il a déclaré à l’époque qu’il avait mis au point ce qu’il appelait la « doctrine Dahiya ». L’armée de l’air israélienne a rasé tout le quartier de Dahiya [en arabe : banlieue – ici en référence à la banlieue sud de Beyrouth], et il a dit : « Nous allons y appliquer une force disproportionnée et y causer d’importants dégâts et destructions. De notre point de vue, il ne s’agit pas de villages civils, mais de bases militaires ». Il a également promis que « ce qui s’est passé dans le quartier de Dahiya à Beyrouth en 2006 se produira dans tous les villages d’où Israël est la cible de tirs ». Eizenkot est désormais ministre. Il fait partie des personnes qui planifient cette guerre. Il a clairement dit ce qu’il fait : il ne respecte pas le droit humanitaire international. 

J’ai écrit un article dans le Journal of Palestine Studies à ce sujet. Est-ce que je m’attends à ce que le journaliste moyen lise le Journal of Palestine Studies ? Malheureusement, ce n’est pas le cas. Le fait est que même celles et ceux qui sont au courant de ces choses ne sont pas en mesure de faire ce genre d’articles. Je parle tout le temps à des journalistes et je sais quel genre d’articles leurs patrons leur demandent d’écrire. Parfois, occasionnellement, les journalistes se rebiffent.

Nous le constatons également au sein du gouvernement, où les fonctionnaires, au Département d’État et ailleurs, sont en colère contre la position du gouvernement étatsunien. Nous le constatons dans les universités, où les autorités universitaires imposent des diktats. Nous le voyons dans les entreprises qui prennent des positions publiques. C’est comme si les États-Unis étaient en guerre et que nous devions tous suivre la ligne et être en phase avec Israël, derrière lequel marche le président [Biden].

Les forces au sein du mouvement national palestinien et du monde arabe

Parlez-nous des principales organisations palestiniennes (l’Autorité palestinienne, l’OLP, le Hamas) et de leurs origines. Que signifie le fait de qualifier le Hamas d’ « organisation terroriste » et de l’assimiler à Daech, comme l’ont fait les discours dominants israéliens ?

Le président étatsunien – la voix la plus haute du pays, bien qu’il n’ait pas beaucoup de voix – a spécifiquement comparé le Hamas à Daech. Nous avons donc affaire au « mal absolu », « pire que Daech » et à des comparaisons avec le 11 septembre. On ne peut pas aller plus haut sur l’échelle de l’apocalypse. Cela correspond à un discours israélien standard, selon lequel le Hamas est une organisation terroriste et rien d’autre. Le Hamas était un gouvernement à Gaza, une organisation politique, sociale, culturelle et religieuse.

La politique palestinienne est particulièrement mal en point en ce moment. Ce qui était autrefois le plus grand rival du Hamas, le Fatah, est en déclin en raison de son association avec une Autorité palestinienne (AP) corrompue et inepte basée à Ramallah. L’AP a essentiellement pris le relais de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), ce qu’Arafat avait commencé à faire lorsqu’il avait déplacé ses opérations en Palestine après les accords d’Oslo de 1993. Aujourd’hui, l’OLP est moribonde et le Fatah l’est presque aussi. L’OLP n’a pas de stratégie. Elle s’est soi-disant engagée à adopter une approche diplomatique et à prôner la non-violence, mais elle n’a pratiquement aucun soutien parmi les Palestinien.nes, qui ont vu cette approche rester lettre morte pendant des décennies, tandis que les colonies s’étendaient et que les Palestinien.nes se trouvaient confiné.es dans un espace de plus en plus restreint.

De nombreu.x.ses Palestinien.nes détestent l’AP, parce qu’elle se soumet aux quatre volontés d’Israël et qu’elle est soutenue de l’extérieur. C’est une constante de la politique palestinienne, qui remonte aux années 1930 : l’ingérence des pays arabes et des puissances étrangères qui s’arrogent le droit de parler au nom des Palestinien.nes, de diviser les Palestinien.nes, de les affaiblir ou de les traiter comme des obligés. Les pays arabes et d’autres pays veulent utiliser les Palestinien.nes ou les organisations palestiniennes à leurs propres fins.

L’AP est soutenue par Israël, les Etats-Unis et l’Europe, ainsi que par un certain nombre de pays arabes, qui lui coupent en même temps l’herbe sous les pieds. Le Hamas est soutenu par des puissances régionales : l’Iran, évidemment, mais aussi la Turquie et le Qatar, et d’autres. Le régime iranien, le régime Assad, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte ont tous leurs propres objectifs et leurs propres intérêts nationaux. Les Palestinien.nes ont surmonté cela dans le passé, et elles et ils doivent le faire si elles et ils veulent arriver à quelque chose. Mais ce ne sera pas facile. Je ne sais pas d’où viendra la nouvelle génération de dirigeant.es, ni d’où viendra la stratégie qui permettra aux Palestinien.nes d’atteindre leurs objectifs.

Comment situer la dynamique actuelle en Palestine dans le contexte plus large de la région ? De nombreux experts étatsuniens ont émis l’hypothèse que le Hamas visait à perturber la normalisation israélo-saoudienne, alors que l’appellation « Opération Déluge Al- Aqsa » indique, par exemple, qu’il s’agissait d’une réponse aux incursions dans la mosquée d’Aqsa. Comment le fait que les États-Unis cultivent des relations de mise sous tutelle d’États arabes comme l’Arabie saoudite a-t-il modifié la relation entre la libération palestinienne et la politique panarabe ?

Il suffit de lire ou d’écouter la déclaration de la personne qui semble avoir conçu cette attaque, Mohammed Deif, le commandant militaire du Hamas. Il a indiqué quels étaient les objectifs du premier jour de cette attaque. Il a mentionné les tentatives de transformer le Haram al-Sharif, la zone autour de la mosquée Aqsa, en un site de prière juif. J’ai vu cela lorsque j’étais à Jérusalem en mars dernier : des groupes de colons israéliens, des colons religieux, escortés, je pense, par des gardes-frontières et des policiers, entraient par la porte Magharibah, la porte marocaine, et priaient ensuite dans le coin sud-est du Haram, à environ vingt ou trente mètres de la mosquée Aqsa. Chaque jour, ils expulsent les fidèles après les prières du matin, les fidèles musulmans, et surtout les jeunes. Ils chassent tout le monde et autorisent ces groupes de colons à venir prier. Ces groupes sont de plus en plus nombreux. Pendant Souccot, quelques jours avant l’attaque, des milliers de colons sont venus faire des prières publiques collectives dans l’enceinte de la mosquée.

Bien sûr, l’attaque était apparemment planifiée depuis deux ans, de sorte que la dernière escalade de ce processus n’a rien à voir avec cela, mais il s’agissait d’un cri de ralliement. Qu’ils le pensent vraiment ou qu’il s’agisse d’un stratagème pour gagner l’opinion publique palestinienne, arabe et musulmane n’a donc aucune importance. Il est clair qu’il s’agit là d’une motivation. Mohammed Deif en a énuméré d’autres, comme le siège de Gaza, la colonisation et l’annexion progressives de la Cisjordanie et le fait que le gouvernement israélien fonctionne comme si la question palestinienne n’existait pas. C’était une façon indirecte de dire que la normalisation est en cours dans le monde arabe depuis de nombreuses années, depuis qu’Anouar el-Sadate s’est rendu à Jérusalem en 1977. Le flirt entre Israël et l’Arabie saoudite a récemment atteint son paroxysme : des ministres israéliens sont allés prier en Arabie saoudite et le prince héritier a déclaré qu’il espérait que la normalisation israélo-saoudienne se produirait à un moment ou à un autre. Les Israéliens ont réagi de manière orgasmique à ces propos.

Tous les experts ignorants et dépourvus de sens historique qui ont dit à quel point la question palestinienne était sans importance pour les Arabes ordinaires ou pour les pays arabes ne devraient plus jamais ouvrir la bouche. Car ce que nous avons vu, ce sont des manifestations en Égypte, en Jordanie, en Turquie, au Liban, au Maroc, au Bahreïn [en Tunisie, et en Irak]. Certains de ces pays sont des dictatures militaires, où les manifestations sont interdites et où personne n’est autorisé à s’exprimer. Et pourtant, l’opinion publique du monde arabe s’est mobilisée en faveur des Palestinien.nes. Des manifestations imposantes ont eu lieu. Le Yémen est un pays dévasté, un État en faillite. Il est en proie à une guerre civile, il est bombardé par les Saoudiens et les Émiratis depuis des années et des années, et pourtant il manifeste dans les rues en faveur de la Palestine.

J’ai trouvé quelque 400 articles de journaux publiés avant 1914 dans une douzaine de journaux arabes, du Caire à Damas en passant par Alep, qui parlent de la Palestine et du sionisme. Les habitant.es du monde arabe étaient préoccupés par cette question il y a 110 ans. Ils et elles s’en préoccupaient pendant la révolte arabe de 1936-1939, ils s’en préoccupaient pendant la Nakba, et ils s’en préoccupent depuis lors. Les gouvernements arabes ont-ils exprimé cette préoccupation ? Rarement. Jamais. Parfois. Mais là n’est pas la question. Ce sont des régimes non démocratiques, des monarchies absolues ou des dictatures militaires, et ils ne représentent rien ni personne, si ce n’est leurs propres kleptocraties, les personnes qui s’enrichissent grâce à elles et les étrangers qui les maintiennent au pouvoir par les armes ou le soutien diplomatique.

Il ne s’agit pas seulement du monde arabe, ni même du monde musulman. Les Américains, les Européens, la bulle coloniale blanche, qui produit une très grande partie du PIB mondial et qui dispose d’une portée médiatique énorme, d’un pouvoir énorme – porte-avions, bourses, conglomérats médiatiques – se considèrent toujours comme les maîtres de l’univers. Ils ne représentent qu’une infime minorité de la population mondiale. L’Inde, la Chine, l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh, le Brésil : voilà quelques-uns des plus grands pays du monde, et leurs habitant.es n’ont pas du tout la même vision des choses. Nous avons ici une vision du monde aseptisée, produite par des médias corrompus et dociles, ainsi que par les gouvernements étatsunien et britannique, qui ont décidé que le soutien à Israël représentait un intérêt national. Et puis il y a le monde – le monde réel – qui est sur une page complètement différente. Cela creuse le fossé entre l’Occident et le reste du monde. 

Je pense que c’est avec la guerre d’Ukraine que ce processus a commencé. Dans la plupart des pays du monde, personne ne considère la guerre d’Ukraine de la même manière que les États-Unis et leurs alliés européens, ce qui est visible dans la façon dont l’Assemblée générale de l’ONU a réagi. Ce n’est pas que ces gens soutiennent nécessairement la Russie : c’est qu’ils ne la voient pas de la même manière hystérique et hyperbolique que les États-Unis et leurs alliés les plus proches et pas – ce qui est parfaitement compréhensible – de la même manière que les Ukrainiens et les Européens de l’Est. Ce qui se passe actuellement en Palestine accentue ce phénomène et va diminuer le pouvoir, la position et la sécurité des États-Unis et de leurs alliés. Les Etatsuniens qui parlent de droits humains et de démocratie seront traités comme les plus grands hypocrites. Personne ne croit à cette rhétorique dans le reste du monde, et pour cause.

Le mot « occupation » n’existe pas dans le lexique américain lorsqu’il s’agit d’Israël. L’occupation n’est pas un « obstacle à la paix » – c’est une imposition agressive et violente qui vise à transformer la Palestine en terre d’Israël, comme les dirigeant.es sionistes essaient de le faire depuis Theodor Herzl. Ainsi, lorsque les États-Unis bêlent sur l’occupation de l’Ukraine, puis établissent un lien entre le Hamas et Poutine, comme Joe Biden a tenté de le faire lors de son discours dans le bureau ovale [de la Maison Blanche], personne n’y croit, à l’exception des membres de l’anglosphère qui sont soit ignorant.es, soit victimes d’un lavage de cerveau. Mais un sondage CBS a montré qu’une majorité d’élect.eur.rices classés comme « démocrates » et« indépendants » [selon le système étatsunien d’enregistrement sur les listes électorales] s’opposent à l’aide militaire à Israël ; la plupart des citoyen.nes étatsunien.nes sont beaucoup plus raisonnables que ceux qui nous gouvernent.

Le sionisme comme colonialisme de peuplement

Le sionisme est un projet de colonisation, mais Israël est devenu un État à l’ère postcoloniale. Comment pensez-vous à cette histoire et à la manière dont elle continue d’influer sur la situation actuelle ?

Tony Judt a écrit qu’Israël était « arrivé trop tard » et constituait un anachronisme. Le fait est que s’il avait été lancé au dix-huitième siècle, il aurait pu réussir. Il aurait été conforme à l’esprit de l’époque, qui voulait que les Européen.nes blanc.he.s aient des droits que les non-Blanc.hes non-Européen.ne.s n’avaient pas, et qu’ils puissent s’arroger n’importe quel territoire et en faire ce qu’ils voulaient, ainsi que de la population autochtone. C’était la règle de la jungle depuis Christophe Colomb jusqu’au vingtième siècle, en fait jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Le sionisme n’a jamais eu honte, dans ses premières décennies, de se décrire comme un projet colonial. C’était et c’est toujours un projet national. Il était et est toujours l’enfant gâté de l’impérialisme. Pourquoi Herzl allait-il voir le Kaiser. Pourquoi le premier président d’Israël, Chaim Weizmann, allait-il voir les Britanniques ? Il ne s’agissait pas de puissances désintéressées, neutres, semblables à la Suisse, mais des grandes puissances impériales de l’époque, qui allaient faire le sale boulot pour le compte du projet sioniste.

Ces gens étaient-ils des colons et des colonisateurs ? Ils s’appelaient eux-mêmes colonisateurs et colons. L’« Association de colonisation juive » n’est pas une insulte antisémite, c’est le nom que s’est donné cet organisme important. Bien entendu, tout cela a été occulté. Dire « colonialisme de peuplement » est une chose terrible, terrible aujourd’hui, même lorsqu’il s’agit de décrire ce qui se passe en Cisjordanie, qui est la forme de dépossession la plus proche de celle mise en œuvre lors de l’expansion étatsunienne vers l’ouest imaginable au XXIe siècle.

Cela m’amène à ce que les États-Unis viennent de faire, ou d’essayer de faire. Le gouvernement américain s’est apparemment rendu complice d’un plan israélien visant à déplacer une partie ou la totalité de la population de la bande de Gaza vers l’Égypte, voire vers d’autres lieux. Il ne fait aucun doute qu’Antony Blinken a agi de la sorte, collaborant avec Israël pour expulser les Palestinien.nes afin d’achever le nettoyage ethnique entamé en 1948.

Il s’agit d’une guerre démographique. Tout le monde dans le mouvement sioniste, en Palestine et dans le monde arabe, depuis les années 1920 et 1930, a compris que si l’on remplace les Arabes par des Juif.ve.s, on obtient une majorité juive ; si l’on ne le fait pas, on obtient une majorité arabe. La réduction de ce nombre [de la population Arabe Palestinienne] était et reste un objectif sioniste primordial. Le fait que les États-Unis se prêtent à cet exercice, outre qu’il pourrait s’agir d’un crime de guerre, est monstrueux et absolument immoral.

Aucune personne expulsée n’est jamais autorisée à revenir. Tous les Arabes, tous les Palestinien.nes le savent. Aucune personne chassée en Égypte ne reviendra jamais à Gaza ou dans une autre partie de la Palestine. La plupart de ces personnes, bien sûr, ont déjà été déplacées. Il s’agit de la population du sud de la Palestine qui a été chassée en 1948 et qui est enfermée dans la bande de Gaza depuis 75 ans. Les déplacer à nouveau serait criminel. Et notre gouvernement a participé à cette tentative.

Aujourd’hui, pour diverses raisons – certaines défendables, d’autres peu recommandables – le gouvernement égyptien, avec le soutien des Saoudiens et de tous les autres pays du monde arabe, a refusé le diktat : « Nous devrions nous rendre complices de votre nettoyage ethnique des Palestinien.nes. Êtes-vous fous ? Vous voulez vraiment que nous perdions nos trônes et nos fortunes ? Vous voulez vraiment que nous soyons renversés par notre propre peuple parce que nous sommes des agents d’Israël et des États-Unis ? » Je ne pense pas que ce soit ce que le président égyptien Abd al-Fattah al-Sissi a réellement dit à Blinken, ni ce que le prince héritier saoudien a réellement dit à Blinken. Ils ont même refusé de rencontrer Joe Biden. Ce sont des régimes auxquels je suis totalement opposé, mais je dois dire qu’ils ont bien fait de refuser de rencontrer le président des Etats-Unis. Et ils ont fait ce qu’il fallait en donnant à Blinken deux gifles bien méritées. Le prince héritier l’a fait attendre pendant dix heures, Sissi l’a réprimandé lors d’une conférence de presse publique. C’est un signe de ce qui est en train de changer dans la région.

Le bilan des accords d’Oslo et le « droit à l’existence » d’Israël

Quel regard devons-nous porter sur les accords d’Oslo et les efforts qui en découlent ? Y a-t-il jamais eu une tentative légitime de faire la paix ?

Il y a eu des tentatives, mais je dirais qu’aucune d’entre elles n’a jamais vraiment pris le taureau par les cornes. Et ce problème, c’est de savoir comment créer un État juif majoritaire et souverain dans un pays majoritairement arabe. Il n’y a jamais eu de solution – à Madrid, à Washington, à Oslo ou à Camp David – qui respecte le fait qu’il s’agissait d’un processus colonial, ou le fait qu’il y a maintenant deux peuples, dont l’un a tous les droits et l’autre presque aucun. Il y a eu des tentatives pour s’en rapprocher, mais je pense que l’on peut revenir à ce que l’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin a déclaré à la Knesset en octobre 1995, avant d’être tué pour être allé trop loin, à savoir que toute entité palestinienne créée dans le cadre d’Oslo serait « moins qu’un État ». 

Les États-Unis ont toujours supposé qu’Israël continuerait à exercer un contrôle sur la sécurité d’Israël et de la Palestine. Il a toujours été admis que l’État palestinien ne serait pas souverain et qu’il ne serait que le fragment d’un fragment de la Palestine historique – en d’autres termes, pas même les 22 % qui restaient à la fin de la guerre de 1948, mais encore moins que cela. Depuis l’arrivée au pouvoir de Rabin en 1992 jusqu’à son assassinat en 1995, puis pendant le reste de la décennie dite d’Oslo, Israël a étendu les colonies à un rythme effréné, s’emparant de plus en plus de terres palestiniennes et se moquant des accords d’Oslo, et il a enfermé les Palestinien.nes dans de petits bantoustans, qui ont tous été encerclés aujourd’hui.

Quiconque dit « oh, les Palestinien.nes ont rejeté un plan de paix généreux » ne voit pas ce qui s’est réellement passé sur le terrain. Israël avaient d’autres objectifs, dont l’un était la colonisation permanente de la plupart des territoires occupés et l’autre le contrôle permanent de l’ensemble de la Palestine, aucun de ces objectifs n’étant compatible avec la souveraineté ou le statut d’État – même réduit. Là encore, il suffit de lire le dernier discours de Rabin à la Knesset pour s’en convaincre.

Les sionistes ont l’habitude de dire que l’activisme ou le plaidoyer pro-palestinien nie le droit de l’État d’Israël à exister et que des slogans tels que « de la rivière à la mer » sont eux-mêmes génocidaires. Comment lisez-vous cela ?

Beaucoup de Palestinien.nes ne croient pas qu’Israël a le droit d’exister. Beaucoup de Palestinien.nes ne croient pas qu’il existe un peuple israélien, ce qui est manifestement le cas. Les Israélien.nes sont un peuple. Beaucoup de Palestinien.nes ne réalisent pas que de nombreux projets de colonisation ont créé des peuples. Aux États-Unis, nous vivons dans un projet de colonisation de peuplement. Quiconque ne fait pas partie de la population indigène d’origine est un colon. Mais comme le demande Mahmood Mamdani dans son livre Neither Settler nor Native, à partir de quand les colons deviennent-ils des autochtones ? C’est une question épineuse sur le plan politique, car même si l’on admet qu’il existe un peuple israélien, et si l’on dit que les peuples ont le droit à l’autodétermination, cela vient s’ajouter à un processus de déni de l’identité palestinienne et des droits nationaux, de dépossession, d’expulsion et d’épuration ethnique.

Tous ces éléments doivent être compris et pris en compte avant de pouvoir déterminer comment ces deux peuples peuvent se réconcilier.

Ce que je viens de dire n’est pas quelque chose que l’on peut faire entrer dans un slogan ou dans le genre d’affirmations propagandistes enflammées que vous venez de mentionner. Personnellement, je n’ai aucun problème à ce que les gens considèrent que la Terre d’Israël s’étend de la rivière à la mer ou à tout autre endroit où ils et elles pensent qu’elle peut s’étendre. La question est de savoir quelles sont les conséquences politiques et autres qui en découlent. Si cela signifie des droits absolus et exclusifs pour un peuple et l’oppression d’un autre peuple, il est évident que ce n’est pas acceptable.

Il en va de même pour la Palestine. « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre » [From the river to the sea, Palestine will be free » : mot d’ordre courant dans les manifestations de solidarité avec la Palestine dans le monde anglophone]. Qu’est-ce que cela signifie ? Si cela signifie que les Palestinien.nes ne sont plus opprimés, mais qu’ils n’oppriment pas les Israélien.nes, j’espère que cela ne posera pas de problème. Mais, encore une fois, les Palestinien.nes n’ont pas tous le même point de vue sur la question. Je pense que la répression accrue et les actions offensives menées par les gouvernements israéliens depuis de nombreuses années ont conduit les Palestinien.nes de l’état d’esprit de la période d’Oslo, où ils étaient prêts à accepter une solution à deux États manifestement injuste, à condition qu’elle aboutisse à une véritable souveraineté palestinienne et à la création d’un État, jusqu’à leur position actuelle.

Un ou deux États pour la Palestine ?

Ces dernières années, les progressistes étatsuniens se sont concentrés sur la possibilité d’une solution à un État, par opposition à une solution à deux États. À la lumière de la situation actuelle, devrions-nous changer notre fusil d’épaule ? Dans un moment de désespoir total, y a-t-il une raison d’espérer en l’une ou l’autre solution ?

Je suis pessimiste quant à la possibilité de l’une ou l’autre de ces deux solutions à l’heure actuelle. Dans la pratique, Israël et les États-Unis ont travaillé fébrilement depuis 1967 pour assurer un contrôle israélien permanent sur la Cisjordanie et Gaza, pour les coloniser de plus en plus et pour s’assurer qu’en aucun cas un État palestinien indépendant ou toute autre souveraineté non israélienne ne puisse opérer dans les territoires dont Israël s’est emparé en 1967. Et ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour cimenter la Cisjordanie et la transformer en extension d’Israël. Ils ont vraiment tout fait. Ils ont également essayé de coloniser Gaza, mais ils y ont renoncé en 2005.

Le gouvernement des États-Unis finance et arme ce processus. Il parle d’un côté d’une solution à deux États, mais il permet aux groupes de colons israéliens d’être des organisations de type 501(c)(3) [associations reconnues comme à but non-lucratif selon le droit étatsunien] et d’acheminer des centaines de millions de dollars exonérés d’impôts vers le projet de colonisation. Il arme Israël, qui empêche les Palestinien.nes de faire quoi que ce soit à ce sujet, et renforce l’occupation en apportant un soutien diplomatique etoppose veto après veto au Conseil de sécurité de l’ONU à cette poursuite de la politique du bulldozer, de l’absorption, del’annexion et de la destruction de la Palestine. La plupart de celles et ceux qui parlent d’une « solution à deux États » ne le pensent pas vraiment. Ils et elles ne parlent pas d’un État palestinien indépendant et souverain sur les territoires occupés en 1967. Ils et elles parlent d’un simulacre, d’un État Potemkine. C’est ce qu’ils et elles veulent dire. Et ils et elles font tout ce qui est en leur pouvoir pour empêcher cela.

Alors, comment faire pour que ces deux peuples vivent ensemble dans un même État après le sang qui a été versé ? Et je crains qu’il ne continue à couler. Je n’en sais rien. Je ne pense pas qu’à court terme, il y ait des raisons particulières d’être optimiste quant à une quelconque solution.

D’autre part, tout le monde pensait, jusqu’au 7 octobre, que le monde arabe était moribond et ne se souciait pas de la Palestine. Les choses ont changé très, très rapidement. Le public israélien est déterminé à se venger, à cause de sa rage, de son chagrin et de sa colère – en particulier à cause des victimes civiles, mais aussi à cause de l’effondrement de toutes les doctrines que l’armée israélienne avait tout le temps promulguées en matière de sécurité. Il est clair que le peuple israélien n’est pas en sécurité. Il est clair que tout ce que tout le monde pensait était faux, non seulement à propos du Hamas, mais aussi à propos des capacités militaires israéliennes.

Pour l’instant, il n’y aura donc pas d’évolution vers la paix parmi les Israélien.nes. Le deuil va durer très longtemps. Et si les Israélien.nes sont en deuil et en colère, les Palestinien.nes le sont aussi. Le nombre de victimes civiles palestiniennes est énorme [plus de 8 000 au 29 octobre], et nous ne connaissons pas encore le décompte final. Il faudra beaucoup de temps pour s’en remettre. Mais cela aussi pourrait changer à l’avenir.

Mais on espère que quelqu’un, quelque part, commencera à dire que l’approche politique d’Israël est complètement en faillite. On ne peut pas continuer à frapper les Palestinien.nes avec violence sans s’attendre à une réponse violente. Il ne s’agit pas de justifier quoi que ce soit, mais simplement d’expliquer que si l’on exerce ce type de pression sur une population opprimée, celle-ci se soulèvera d’une manière qui peut être horrible, qui peut être politiquement ou moralement erronée. Si vous exercez une pression intense et incessante, il y aura des explosions.

Le débat au sein de la gauche étatsunienne

Que pensez-vous du débat au sein de la gauche étatsunienne – au sein des représentant.es élu.es de gauche, de la gauche militante et de la gauche médiatique ? Y a-t-il une histoire que la gauche omet ou laisse de côté ?

Il m’est difficile de répondre à cette question, car je ne suis en contact direct qu’avec des activistes étudiant.es. Je pense que les jeunes sont en train de s’éduquer et qu’ils ne sont pas encore totalement éduqués ou politiquement mûrs dans leurs opinions.

Par exemple, un argument que je vois chez certains activistes étudiant.es est que tou.tes les Israélien.nes sont des colons et qu’il n’y a donc pas de civils. On ne peut pas dire cela si l’on a le moindre respect pour le droit humanitaire international. Le fait qu’Israël soit le résultat d’un processus de colonisation ne signifie pas que chaque grand-mère israélienne et chaque bébé israélien sont des colons et ne sont donc pas des civils. Techniquement, dans un certain sens, nous, citoyen.nes étatsunien.nes, sommes tous des colons, mais cela ne signifie pas qu’un mouvement de libération des Amérindiens serait justifié de tuer des bébés ou des grands-mères de colons étatsuniens blanc.hes. Oui, les habitant.e.s des colonies des territoires occupés qui sont armé.es doivent être considérés comme des combattant.e.s. Celles et ceux qui ne sont pas armés ne sont pas des combattants. C’est un exemple du type de distinction que les gens doivent établir.

On m’a reproché d’avoir dit que, dans l’histoire, les mouvements de libération n’avaient pas pris soin d’éviter de cibler les civils. Lors de la bataille d’Alger, Zohra Drif et Djamila Bouhired ont posé des bombes dans des cafés et des bars. Elles ont été jugées et condamnées, ont passé des années en prison et ont finalement été libérées. Elles sont devenues des héroïnes nationales en Algérie et toutes deux soutiennent vigoureusement la démocratie contre la junte militaire qui dirige toujours l’Algérie. On peut parler de ce que l’IRA a fait contre les civils et de ce que l’ANC a fait. Il y a un débat très important à mener sur cette question parmi les personnes impliquées dans la libération nationale. Je suis de près la situation en Irlande et les gens remettent ces choses en question aujourd’hui. Ils peuvent le faire parce que, depuis 1998, les gens ne s’entretuent plus au même rythme, Dieu merci. C’est difficile à faire au milieu d’une situation comme celle que vivent les Palestinien.nes en ce moment, mais les militants doivent réfléchir soigneusement à ces questions.

L’autre chose que je dirais aux activistes étudiant.es, c’est qu’ils et elles doivent comprendre quels sont leurs objectifs politiques. Si vous pensez qu’il s’agit d’un projet colonial, alors vous êtes dans la métropole de cette colonie, ici aux États-Unis ou en Europe occidentale, et les mouvements de libération nationale n’ont pas gagné seulement – ni même parfois principalement – sur le champ de bataille de la colonie. Les Vietnamiens étaient dans une impasse face aux Etats-Unis. Les Algériens étaient en fait en train de perdre sur le champ de bataille. L’IRA était presque au bout du rouleau, militairement parlant, en 1921. Elle a gagné, en partie, parce qu’elle a conquis la métropole. Les Britanniques ont fini par dire : « Nous ne voulons pas faire cette guerre. Nous ne pouvons pas mener cette guerre ». La même chose s’est produite avec les Français en Algérie. Ce ne sont pas seulement les combattants des montagnes qui ont gagné la guerre. Je ne dis pas que cela n’a pas été un élément crucial dans la libération de l’Algérie, voire la condition sine qua non, mais si les Français avaient continué à vouloir tuer les Algériens, la guerre aurait pu durer éternellement. Les Français n’ont pas voulu continuer, parce qu’ils ne voulaient pas subir plus de pertes. C’est la même chose pour l’Afrique du Sud. Ils n’ont pas gagné seulement dans les townships ; l’ANC a gagné parce qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne, l’opinion publique est passée de son côté.

Si vous croyez à cette construction théorique – la colonie et la métropole – alors ce que les activistes font ici dans la métropole compte. Il faut convaincre les gens. Vous ne pouvez pas simplement montrer que vous êtes le plus pur ou le plus révolutionnaire ou que vous pouvez dire les choses les plus extrêmes et démontrer vos références révolutionnaires. Il faut faire quelque chose pour atteindre un objectif politique clair.

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Cet entretien a été initialement publié en ligne dans la revue The Drift le 24 octobre 2023. La traduction, les intertitres et les ajouts entre crochets sont de Contretemps.

Illustration : « Jérusalem », 2018. Tableau de Hosni Radwan, peintre irakien.

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