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En resituant l’actuel assaut génocidaire contre Gaza dans le temps long de l’histoire, Hanna Daoud montre dans cet article les lignes de continuité entre les différentes séquences d’un conflit colonial qui dure depuis près d’un siècle en Palestine. Elle offre en outre une compréhension sensible de l’expérience de la lutte palestinienne, notamment en rappelant que cette dernière est fondamentalement liée à la question de la terre et de la libération.

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« Le conflit en Palestine est la lutte pour arracher aux autochtones le contrôle de la terre », 

Edward Said, 1992

Depuis plus d’un mois, la bande de Gaza est pilonnée par l’unique puissance nucléaire du Moyen-Orient. Le feu et le fer s’y déversent sans pause, ils éventrent les immeubles, fracassent hôpitaux, écoles, boulangeries, églises, mosquées et infrastructures de l’ONU. Des camps de réfugiés sont réduits en poussière, des quartiers entiers sont rasés, desquels jaillit l’odeur de la mort. Plus de 11 200 victimes dont 4 630 enfants sont recensées par le ministère de la Santé de Gaza [au 14 novembre]. 1,5 millions de personnes sont déplacées. La famine, la déshydratation et les maladies provoquées par le siège complet de l’enclave guettent 2,3 millions de Palestinien.nes. 

Le monde assiste à un probable génocide-en-cours. Un génocide, le mot est lourd mais il est pesé. 800 universitaires et juristes spécialistes de l’étude des génocides s’alarment de sa répétition à Gaza. Sur un territoire de 360 km2, plus petit que le tiers de Londres, 25 000 tonnes d’explosifs ont été larguées en un mois, l’équivalent de deux bombes atomiques. Hiroshima retentit sur Gaza, sans possibilité pour quiconque de fuir. Les technologies militaires de pointe s’associent à un projet génocidaire. À cette expérimentation macabre, l’Occident a donné son blanc-seing.

Sur une plage à Gaza, flotte un drapeau israélien. 

« La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser »,

Jean-Paul Sartre, 1961.

Si les informations et les images manquent délibérément en Occident, elles inondent le monde arabe et ses diasporas, ainsi que toutes les consciences libres soucieuses de s’informer. Bien sûr, la diffusion de l’horreur pose question. Est-elle nécessaire pour se construire un point de vue informé ? Dans ce contexte, la réponse tend vers l’affirmative. Quand les bombardements sont perçus comme une modalité « propre » de la guerre, l’occultation organisée de leur réalité installe une forme de relativisme et, d’une certaine manière, autorise l’agresseur à les poursuivre. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Israël s’en prend particulièrement aux journalistes et à leurs familles : couper Gaza du monde, empêcher la circulation de toute information et image est un enjeu essentiel de l’offensive israélienne. 

Al-Jazeera est la fenêtre sur Gaza ; les réseaux sociaux également. Ce que l’on voit : le spectacle effroyable de la grande tuerie universelle. 

Sols des hôpitaux couverts de sang, corps agonisants, charniers où sont entassés des cadavres carbonisés. Dans les entrailles d’un immeuble écroulé, le corps d’un enfant qui pend, la tête coincée dans les débris. Une petite fille étendue, entièrement couverte de cendres d’où se distingue uniquement le châtain clair d’une boucle de cheveux. Les yeux creusés, un homme hagard porte son enfant enveloppé dans un linceul blanc. Deux garçons s’agrippent au corps démembré de leur maman, l’aîné embrasse son visage figé. À l’hôpital al-Awda, des soignants se rassemblent, impuissants, autour d’un corps dénudé, avec pour seule source de lumière, leurs téléphones portables. Des nouveau-nés de l’hôpital al-Shifa sont allongés les uns à la suite des autres, leurs couveuses ne fonctionnent plus.

« Fi ḥada sama‘ni ?! »

« Est-ce que quelqu’un m’entend ?! »

Chaque jour, la phrase résonne en plusieurs endroits à Gaza. Des centaines de Palestiniens croupissent encore, morts ou vivants sous les décombres. Parfois avec des fourches, souvent avec leurs seules mains, celles et ceux venus porter secours tentent de dégager tant bien que mal les gravats des édifices engloutis. De nouveau, une énorme explosion. Le nuage d’une épaisse fumée noire s’élève dans le ciel, des cascades de cris épouvantés et des supplications affluent de toutes parts. Angoisse, peur, terreur. Gaza n’est plus une prison à ciel ouvert mais « un cimetière », selon les mots du porte-parole de l’UNICEF. Des bombes s’abattent au quotidien et de manière répétée sur les hôpitaux al-Shifa, al-Rantisi, al-Wafa, al-Nasr, l’Indonésien, al-Quds, al-Awda… quelques jours à peine après la polémique mondiale sur l’origine du raid contre l’hôpital al-Ahly. Maternités, services de soin intensifs et consultations ambulatoires sont bombardés sans relâche. 

Il ne fait aucun doute que pour l’État israélien il ne s’agit pas d’annihiler le Hamas, mais d’anéantir les Palestinien.nes. En les assiégeant dans un enfer de brutalité, on aspire à les briser physiquement et psychiquement, à ôter en eux tout désir de liberté. L’armée coloniale de la « seule démocratie au Moyen-Orient » exécute sa sentence : « Qu’ils s’agenouillent et se taisent à jamais ! ». 

Vaine est cette furie. 

Sur une plage à Gaza, flotte un drapeau israélien. 

« Pour l’Europe, nous formerions là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie », 

Théodor Herzl, 1896. 

« Nous devons expulser les Arabes et prendre leur place »,

David Ben Gourion, Lettre à son fils, 1937.

Aujourd’hui comme hier, les droits humains de la Déclaration universelle ne concernent que la partie blanche de l’humanité. Perdure dans le monde occidental une matrice idéologique commune dans laquelle le Palestinien, l’Arabe, le Noir n’ont pas la même valeur ontologique que les peuples du Nord. Ce racisme trouve ses racines dans l’histoire du colonialisme européen dont Israël est le produit. À l’origine du sionisme, mouvement ethno-nationaliste né en Europe au 19ème siècle, une idée fondamentale : « un peuple sans terre, pour une terre sans peuple ». Dès le départ, les Palestiniens sont une présence sans existence, des « animaux humains » qu’il s’agit d’éliminer pour faire place en Orient à une extension de la civilisation européenne. En 1917, Lord Balfour, ministre britannique notoirement antisémite, promet dans une lettre adressée aux dirigeants sionistes l’établissement d’un foyer national juif en Palestine – un territoire que le Royaume-Uni n’occupe pas encore formellement. Les Palestinien.nes y sont évoqués par la négation, comme des « communautés non-juives », non-européennes, c’est-à-dire négligeables. 

Ainsi commence la lutte pour la terre. 

Plus les Palestinien.nes comprennent la finalité du sionisme – effacer et remplacer la Palestine –, plus leurs mobilisations contre le mandat britannique et la colonisation sioniste gagnent en puissance. En 1936, éclate la première insurrection palestinienne. Quelques mois auparavant, le dirigeant de la première brigade armée, Azzedine al-Qassam, est tué. Son nom est aujourd’hui celui de l’aile militaire du Hamas… rémanence d’un passé toujours présent. À la grève illimitée des travailleurs palestiniens qui dure 6 mois, s’ensuit le développement de la lutte armée palestinienne tout au long de l’année 1937. La répression britannique est féroce et ne vient à bout de la résistance anticoloniale que 2 ans plus tard. 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la « communauté internationale » dominée par les puissances occidentales vote aux Nations Unies le plan de partage de la Palestine. Ce dernier donne le feu vert à la Nakba de 1948, la conquête et le nettoyage ethnique de la Palestine au cours de laquelle 800 000 Palestinien.nes sont expulsé.es de leurs terres. À Haïfa par exemple, les Palestinien.nes sont arraché.es de leurs habitations par les milices sionistes et rassemblé.es au port de la ville d’où ils sont jetés dans de petites embarcations. La Palestine est ainsi vidée de plus de 80% de ses habitants. Aussitôt, le tout nouvel État israélien met sur pied un comité de nomination chargé de dénommer et renommer les localités palestiniennes. Sa mission : faire disparaître 14 siècles d’histoire arabe, désarabiser, détruire le présent et le passé. Entreprise de mémoricide dont l’efficace repose sur le fait que l’Occident tout entier y adhère. Au cœur de l’idéologie coloniale, au cœur du sionisme, se trouve un déni des autochtones, un déni potentiellement génocidaire. Leur présence contrariante appelle au nettoyage ethnique, leur résistance à leur élimination physique. 

En 1965, réémerge la guérilla palestinienne avec la brigade al-‘Asifa (la Tempête) du Fatah. Après la défaite arabe de 1967, la lutte armée s’étend à toutes les formations politiques de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Depuis la Jordanie, puis le Liban, les actions de guérilla se multiplient et l’OLP dominée par le Fatah incarne pour les peuples arabes les espoirs de libération de la Palestine et d’unité nationale arabe. Pour les autorités israéliennes en revanche, l’OLP est considérée comme une organisation terroriste et combattue comme telle. En 1982, Beyrouth est assiégée, bombardée et défigurée. L’armée israélienne foudroie la capitale libanaise, et pourchasse celui qui incarne à ses yeux le mal absolu, Yasser Arafat (1929-2004). Pour le Premier ministre d’alors, Menahem Begin, les « Palestiniens ne sont pas des hommes, tout juste des animaux à deux pattes ». Écoles, hôpitaux, sièges de la presse, centres de recherche, hôtels, épiceries implosent à Beyrouth, de nombreux civils souffrent et périssent de brûlures persistantes causées par les raids au phosphore blanc. Cet épisode de l’histoire palestinienne et arabe s’achève avec la sortie de Beyrouth des 15 000 combattants de l’OLP, à la fin de l’été 1982. Dans un contexte de recul de la gauche à l’échelle internationale et d’isolement de l’OLP, un nouveau chapitre s’ouvre, celui du processus dit de « paix » sous le giron des États-Unis, durant lequel la colonisation israélienne n’a cessé de continuer à engloutir la Palestine, et ce dès la présidence de Yitzhak Rabin (1922-1995). 

Ce à quoi nous assistons aujourd’hui à Gaza est une nouvelle séquence d’une longue histoire de lutte pour la terre qui oppose les Palestiniens à l’État d’Israël. Dans cette lutte, les Palestiniens font l’objet d’une déshumanisation continue qui s’enracine dans l’idéologie coloniale européenne. Aussi, il s’agit d’un conflit colonial, et uniquement d’un conflit colonial. Toute autre grille interprétative, qu’elle convoque la guerre des religions ou la guerre contre le terrorisme, est une manipulation source de confusion qui vise à escamoter la réalité coloniale du conflit et in fine à empêcher (voire à criminaliser) la solidarité avec les colonisés. 

Sur une plage à Gaza, flotte un drapeau israélien. 

« Il palpa sa clé comme s’il palpait ses membres et s’apaisa », 

Mahmoud Darwich, 1995. 

Aujourd’hui associée au chaos et à la désolation, Gaza est une des plus anciennes villes du monde. Fondée par les Cananéens en 3200 av. J.C, elle fut des millénaires durant un point de continuité entre l’Égypte et la Syrie, pleinement intégrée à ces deux pôles d’une région qui ne connait ni État-nation ni frontière nationale avant l’effondrement de l’Empire ottoman. Ville marchande, sa position faisait d’elle un point commercial stratégique et convoité, un centre de récolte et d’exportation des agrumes, du blé et de l’orge cultivés dans ses alentours. 

Avant 1948, le district de Gaza de la Palestine mandataire comprenait 90 villes et villages. La moitié d’entre eux sont détruits et vidés de leurs habitants pendant la Nakba de 1948. Des kibboutz et autres localités israéliennes sont construits sur les anciens villages palestiniens. Sderot par exemple est fondé sur le village de Najd, Ashkelon est construit sur les villages al-Majdal, al-Jura, al-Khisas et Na‘aliya. Sous Israël, la Palestine, ainsi que le formule Ilan Halévi dans l’un de ses ouvrages. 

Au lendemain de la Nakba, le tissu social et économique de Gaza est sévèrement détérioré. La bande de Gaza qui constitue une partie seulement de l’ancien district est coupée de son environnement régional et, en 1949, sa population est multipliée par 4. Environ 250 000 réfugié.es palestinien.nes échouent à Gaza entre 1948 et 1949. 56% d’entre elleux viennent des villes et des villages de l’ancien district de Gaza, et 42% viennent du district de Lydda, qui comprenait les sous-districts de Yaffa et Ramlé, et dont le nettoyage ethnique en 1948 fut codirigé par Yitzhak Rabin. Dès le début des années 1950, les Palestinien.nes de Gaza organisent la résistance contre l’occupation coloniale. Aux incursions armées en Israël visant les bases militaires, répondent les attaques de camps de réfugiés par l’armée israélienne. En 1971, une vaste opération est menée à Gaza par Ariel Sharon contre la guérilla palestinienne, au cours de laquelle des dizaines d’habitations sont détruites, 16 000 Palestinien.nes sont déplacé.es et 12 000 sont faits prisonniers dans un camp de détention dans le Sinaï occupé. Les affrontements entre Gaza et l’armée israélienne continuent par intermittence tout au long des décennies 1980, 1990, 2000 et 2010. Si le paysage politique gazaoui évolue dans le temps – le Hamas est une force politique ascendante dans les années 1990 du fait de son rejet des accords d’Oslo –, la logique de la lutte est identique. Elle est circonscrite dans un territoire, Israël/ Palestine, et dans une configuration politique précise, la guerre coloniale.  

80% des actuels Gazaoui.es sont des réfugié.es, c’est-à-dire des hommes, des femmes et des enfants dont la mémoire individuelle, familiale et collective de l’expulsion de 1948 est intacte. Si l’Occident a vite refoulé la réalité palestinienne, les Palestinien.nes et les Arabes n’ont évidemment pas subitement été frappé.es d’amnésie. Le souvenir de la terre usurpée est ineffaçable et l’oppression coloniale est vécue au quotidien et dans la chair. À Gaza, les familles transmettent aux générations suivantes les clés de leurs anciennes maisons qu’elles gardent comme leur objet le plus précieux. Leur vie est rivée vers un horizon : la libération et le retour. Al-‘awda, le retour, est une obsession. 

Ce bref détour historique met en relief plusieurs réalités : 1) L’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023 ; 2) La lutte armée palestinienne n’a pas commencé avec le Hamas ; 3) La lutte du peuple palestinien est une lutte de libération nationale ; 4) L’État d’Israël est un système colonial qui maintient les autochtones dans un état de sous-humanité ; 5) « La violence de l’oppresseur suscite une contre-violence » (Jean-Paul Sartre, Situations V) ; 6) La force torrentielle qui se déchaîne sur Gaza est guidée par une logique coloniale de destruction de la société palestinienne, à l’œuvre depuis 1948.

Dans ce contexte, un rappel utile s’impose : le colonialisme ne peut invoquer la légitime défense contre les populations qu’il occupe. En ce sens, le « droit d’Israël à se défendre » prôné par le concert des dirigeants et des médias occidentaux n’a aucune espèce de fondement légal, et encore moins éthique. En revanche, en situation d’oppression coloniale, les colonisés ont le droit de résister, y compris par la voie des armes, tant que cela respecte les règles de la guerre et le droit international humanitaire

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Sur une plage à Gaza, flotte un drapeau israélien. Le projet colonial d’absorption de la Palestine se poursuit inexorablement, avec l’assentiment toujours aussi constant d’un Occident encore modelé par son système de vision colonial. Un drapeau israélien est planté à Gaza, un autre à Jérusalem, et un autre encore à Hébron. Que mille drapeaux israéliens flottent en Palestine, ils ne peuvent effacer l’histoire palestinienne et arabe, ni l’aspiration à la dignité. Rien ne peut étancher la soif de liberté. Terre-mère ou terre-patrie, le territoire de la Palestine historique se fond dans la mémoire de ses habitants. La Palestine est une réalité vivante, la quête continue d’un avenir débarrassé du colonialisme, portée par les Palestinien.nes et par tous les partisans de la liberté dans le monde. La Palestine est au 21ème siècle le signifiant de l’anticolonialisme, et en cela elle est une cause universelle.

Face à l’assaut génocidaire sur Gaza, l’humanité a la responsabilité historique d’œuvrer à mettre fin à l’enfer du colonialisme qui aliène les Palestinien.nes comme les Israélien.nes depuis 1948. Le système colonial est une machine à déshumaniser les colonisé.es, à les subordonner par la terreur et à générer une violence illimitée de type génocidaire. Craig Mokhiber, l’ancien directeur du Bureau de New York du Haut-Commissariat aux droits humains, a proposé une feuille de route qui doit être la base commune des revendications de tous les solidaires de la cause palestinienne. Elle plaide pour la libération de la Palestine, c’est-à-dire l’établissement d’un « État unique, démocratique et laïc dans toute la Palestine historique, avec des droits égaux pour les chrétiens, les musulmans et les juifs, et, par conséquent, le démantèlement du projet colonialiste profondément raciste et la fin de l’apartheid sur tout le territoire ». Arabes, Juif.ves, militant.es de gauche, anticolonialistes, associons nos voix et redoublons d’effort pour exiger un cessez-le-feu immédiat et pour porter les dix points de Craig Mokhiber dans nos espaces politiques, associatifs, syndicaux, intellectuels et jusqu’à nos gouvernements.

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Illustration : « Camel of Hardship », 1973. Tableau de Sliman Mansour, peintre palestinien.

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