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Le mouvement en cours contre le pass sanitaire divise fortement les courants progressistes et de gauche en France, en particulier à propos du positionnement à adopter vis-à-vis de la mobilisation estivale importante, qui s’exprime dans la rue depuis l’allocution présidentielle du 13 juillet dernier. Dans la continuité des débats sur la gestion sanitaire depuis plus d’un an déjà, en particulier sur le rapport aux confinements, les clivages sont souvent transversaux, trans-organisationnels. Nous sommes face à une situation complexe où les réflexes idéologiques et politiques habituels, délimitant les frontières du camp social qu’on qualifiera ici de progressiste, semblent partiellement inopérants. Certains diront qu’il s’agit d’une crise de direction, mais sans nécessairement aller jusque-là, les derniers événements ajoutent effectivement de la confusion à la période de bouleversements majeurs que l’on vit actuellement, en France comme ailleurs.

 

Tactiques discordantes

En schématisant, une partie des militant.e.s et des organisations défend la nécessité de participer d’une manière ou d’une autre au mouvement en cours, en particulier vis-à-vis de celles et ceux qui y expriment un ras le bol profond de la politique violente qui caractérise Macron. L’intervention souhaite généralement infléchir les motivations des manifestant.e.s vers une critique plus large de la dérive autoritaire et liberticide qui dépasse une défense abstraite de la « liberté » ; recentrer les mots d’ordre vers les questions sociales et s’opposer frontalement aux dangers que constituent les dispositions introduites par le pass dans la sphère du travail ; et ne surtout pas laisser le champ libre à l’extrême-droite et à toute la sphère complotiste qui surfent dangereusement sur la vague actuelle. Arguant à juste titre de la composition très hétérogène des cortèges, le parti pris tactique est donc de mettre au second plan le besoin de se positionner sur l’obligation de la vaccination, estimée contre-productive, en privilégiant une apparition publique centrée sur le pass sanitaire/pass licenciement. C’est le cas de la FI, du POI et de LO, NPA et de l’UCL – portant toutes deux plus clairement un mot d’ordre favorable à la vaccination dans une moindre mesure, de structures syndicales professionnelles et territoriales, mais aussi de diverses tendances de l’autonomie et de l’antifascisme. Ces derniers se distinguent en outre par la volonté d’intervenir physiquement pour chasser la présence réelle de néo-fascistes lors des manifestations.

Néanmoins, face à l’absence de consensus dans leur rang vis-à-vis de cette appréciation la participation réelle se fait en demi-teinte. Cela est laissé à l’appréciation des organes locaux en fonction des contextes (FI, UCL et le NPA), ciblé sur la propagande dans les collectifs de travail sans formaliser une participation aux manifs (LO, syndicats d’entreprise), ou à la forme d’un regroupement en bloc solidaire/anticapitaliste au sein ou en parallèle des cortèges des maigres forces militant.e.s présentes (militant.e.s d’orgas de la gauche politique, divers syndicats notamment de Solidaires et de la CGT, des groupes GJs, des autonomes et des antifascistes). Des appels à la grève existent aussi dans les secteurs les plus concernés, sans qu’on ait pu constater pour l’instant un taux de participation significatif parmi ces travailleuses et travailleurs.

Une autre partie du camp progressiste considère au contraire que le mouvement contre le pass n’ouvre pas de perspectives revendicatives claires ou porteuses, ou bien même qu’il est infréquentable. On retrouve ici le PCF, Ensemble!, l’UCL, et la plupart des directions syndicales, l’exprimant en des termes plus ou moins tranchés. Parmi les principaux arguments qui sont retenus contre ce mouvement, soulignons : la nécessité de défendre fermement, et au premier plan, la vaccination comme mesure d’intérêt général et à fortiori pour les catégories les plus précaires de la population, principales victimes du covid ; le caractère fondamentalement individualiste et anti-science des thématiques portées par le mouvement, ainsi que la mainmise des réseaux réactionnaires (extrême-droite, néo-fascistes, conspirationnistes et anti-vacs) ; et le danger de s’enfermer dans une mobilisation minoritaire, au risque de donner le point à Macron, alors que d’autres enjeux plus importants sont à venir.

La principale initiative en ce sens se matérialise dans une pétition regroupant largement la gauche radicale, favorable à la vaccination mais appelant à une gestion sanitaire alternative à celle calamiteuse actuelle, socle d’un consensus large. Des actions juridiques, notamment la saisine du conseil constitutionnel, et une politique syndicale de conseils aux salarié.es, font aussi partie de la démarche engagée dans l’opposition au pass sanitaire. Pour autant, les prises de position se font à bas-bruit : là aussi on évite de faire trop de remous sur un sujet qui divise en interne.

Si la nécessité de faire campagne pour une autre politique sanitaire – et une alternative politique tout court – ainsi que le rejet de l’utilisation d’une logique de sanctions (licenciement, suspensions, renforcement de l’arbitraire patronal) semblent mettre à peu près tout le monde d’accord, une ligne commune cohérente et lisible est rendue caduque par les différends autour de la place de la vaccination obligatoire et du fait de considérer, ou non, la mobilisation actuelle comme un point d’appui dans la construction du rapport de force. Les points d’accord continuent pourtant de délimiter un espace politique progressiste avec, par exemple, le Parti socialiste – explicitement favorable à l’obligation vaccinale pour qui la lutte contre le libéralisme et l’autoritarisme n’est pas une priorité.

Évidemment, ses hésitations ne sont pas le simple reflet d’un cadre idéologique et d’une pratique politique commune qui nous font défaut. Elles sont aussi, et avant tout, le produit d’un corps social profondément déboussolé, précarisé, et dont les réseaux de sociabilité et de solidarité ont été malmenés par une crise inédite et par la réponse criminelle, infantilisante, autoritaire, néolibérale, apportée par la classe dominante et ses fondés de pouvoir. De ce point de vue, les appels à la mobilisation contre l’obligation vaccinale et l’atteinte au droit du travail qui en découle (parmi d’autres revendications de longue date) des deux fédérations du secteur de la santé Cgt et Sud, et de sections FO – dans une profession pourtant déjà soumise aux vaccins obligatoires pour d’autres maladies -, doivent nous interpeller sur l’état d’esprit que peut susciter cette insupportable politique du bâton chez celles et ceux qui triment non-stop pour la collectivité depuis plus d’un an.

Le statu-quo ne peut donc en aucun cas être satisfaisant. Malgré l’inefficacité, les mensonges et les morts associés à sa gestion sanitaire, Macron a orchestré un brouillage de piste qui a visiblement fait mouche. Pour la gauche, ne pas avoir l’initiative quand des personnages tels que Philippot occupent le devant de la scène jusque dans la rue est pour le moins particulièrement inquiétant. Sans prétendre trancher des considérations tactiques qui sont interdépendantes des développements ultérieurs du mouvement en cours autant que des conditions réelles de la mise en place du tristement officiel pass sanitaire, il y a des questions stratégiques qui débordent au-delà du strict cadre de l’événement. Elles me semblent propres à la séquence politique plus large que nous vivons.

 

Perspectives stratégiques sous hégémonie du capital

Le moment que nous traversons s’inscrit dans la forte accélération des crises et catastrophes engendrées par le mode de production capitaliste, qui les génère et les exacerbe à la fois, et dont la pandémie de Covid-19 n’est que l’une des facettes. Et si la dégradation généralisée des conditions de vie l’accompagnant suscite à travers le monde un regain de mobilisations, leur prise en charge se fait sous l’hégémonie du capital. En d’autres termes, et en l’absence d’une alternative crédible et globale telle qu’on a pu en connaître dans le siècle passé, les réponses apportées sont principalement, et presque unilatéralement, à l’initiative des classes dominantes qui disposent d’une foule de leviers de pouvoir pour réaffirmer leur légitimité à assurer la reproduction de l’ordre social existant. Tout mouvement réel qui cherche à contester l’état des choses, y compris sous une forme négative, sera nécessairement confronté à la permanence et à la proéminence du fonctionnement capitaliste, et donc exposé au large arc de contradictions qui en découlent. Les réponses du gouvernement français actuel, qui sont celles d’un État impérialiste, un des centres du capitalisme contemporain, disposant d’une bourgeoisie solidement enracinée dans ses institutions nationales, sont pleinement insérées dans cette dynamique globale. Le pass sanitaire en est l’une des émanations et la mobilisation qui s’y oppose se situe au cœur de ses contradictions. Je tenterais ici d’en discuter quelques aspects, notamment ceux divisant le camp progressiste :

1/ La réponse vaccinale à la pandémie  est un serpent de mer qui a fait son apparition dès les premiers mois de la pandémie. Elle constitue la voie royale pour le capital, le présentant dans son costume de formidable producteur d’innovation – invisibilisant au passage le travail de milliers d’ouvriers, ingénieurs et scientifiques à sa source -, détournant l’attention des mesures de réorganisation sociale indispensables à la suppression virale et faisant tourner à plein régime l’accumulation de profits. Ce tiercé gagnant suffit-il à invalider une technologie qui n’a plus à faire ses preuves tant elle a contribué à la diminution de la mortalité depuis plus d’un siècle ? Assurément pas. Outre le besoin de rappeler que l’usage capitaliste du vaccin est inefficace (production et distribution restreintes, accès empêtré dans les inégalités structurelles du capitalisme), les impérieuses mesures de réorganisation sociale pour la lutte contre le virus sont propices à avancer nos arguments. Et nous ne partons pas de rien. Dès mars 2020, des collectifs de travail ont assuré une réorganisation autogérée de leurs activités, la réquisition de locaux et l’embauche de personnels pour pallier aux besoins propres à la lutte contre le virus ont eu cours dans différents pays, l’imposition de protocoles sanitaires ou de fermetures d’établissements, par la grève si besoin, sont le fruit des habitudes de prises en charge des questions de santé et sécurité par le mouvement ouvrier ; les relances d’usines de masques en coopératives ou les entreprises récupérées qui ont changé en quelques semaines leur production ne sont pas des fantasmes, les appels syndicaux à réorienter la production de leurs entreprises vers les besoins sociaux ont été une réalité marginale mais significative – incluant une grève chez Sanofi dont l’une des revendications était la mise à disposition des lignes de production de vaccins. Ces quelques exemples non exhaustifs rappellent que les germes d’une stratégie sanitaire au bénéfice du plus grand nombre sont déjà présents dans les pratiques politiques présentes et non dans une chimère qui fixe des objectifs revendicatifs inatteignables en l’état actuel des rapports de force. Mais cela présuppose de constamment chercher à combler le fossé qui existe avec le capital et ses représentants, qui useront de leurs pleins pouvoirs sur le déploiement de la technologie pour donner l’illusion qu’ils en sont les détenteurs uniques et pour imposer les mesures néolibérales et autoritaires comme un adjuvant naturel et logique à cet état de fait. Notre incapacité collective à construire une cohérence autour de ces pratiques n’est pas sans rapport avec l’explosion hétérogène dans la foulée des annonces macroniennes, incluant un versant réactionnaire conséquent et bien encadré, qui réagit à des perceptions sociales réelles mais sans dynamique politique capable de canaliser positivement son énergie. Si Macron a habilement appuyé sur la plaie de nos faiblesses, tout en s’érigeant en rempart contre les courants technophobes réactionnaires, il n’en sera pas autrement dans le futur. Les catastrophes climatiques, et les réponses urgentes qui devront lui être apportées, ne peuvent pas s’enfermer dans un binarisme de posture. Les mesures d’atténuation immédiate face aux catastrophes telles que la Covid-19, absolument indispensables malgré toutes leurs insuffisances, ne peuvent être politiquement abandonnées aux dominants. Non seulement, cela nous expose au risque de renforcer leur hégémonie au yeux d’un grand nombre, du fait même de la temporalité courte dans laquelle s’inscrivent ces mesures, mais cela pourrait aussi légitimer l’une des tendances lourdes de la période, à savoir l’intervention technologique (autoritaire et technocratique) tout azimut pour réguler les grands équilibres du climat afin de maintenir en vie un mode de production mortifère.

2/ La notion de liberté fait partie des éléments structurants de la mobilisation actuelle contre le pass sanitaire, bien qu’elle puisse être invoquée par les participant.e.s dans un sens fort différent. Si l’usage qui en est fait par les néofascistes et les libéraux, et plus généralement derrière la rengaine de sauvegarder l’économie, a été largement commenté, ces débats n’ont pas non plus épargné les courants de la gauche française. Déjà lors de la succession des épisodes de confinement et de couvre-feu, ces restrictions collectives ont été contestées non seulement sur la forme mais aussi sur le fond. Doit-on fermer les écoles, n’est-ce pas une privation de la liberté des enfants à grandir, se socialiser, apprendre ? Le maintien des lieux ouverts, au contraire, n’est-il pas une privation de la liberté des plus vulnérables condamnées à l’isolement pour une durée indéterminée ? Inversement, n’est-ce pas la liberté de survivre qui est refusée aux plus opprimées d’entre nous en période de confinement ? Ne vaut-il pas mieux un confinement strict et court plutôt qu’un couvre-feu souple interminable qui ne concerne que ceux qui s’y conforment ou sont obligés de s’y conformer ? Et, donc, la vaccination doit-elle se faire par des mesures d’obligation ou nécessite-t-elle de laisser le temps d’un choix éclairé et consentant qui ne viendra peut-être pas ? Encore une fois, nous n’avions pas prise sur ce calendrier de restrictions, décidé dans un summum de présidentialisme en conseil de défense et annoncé en prime time au 20h. Faute d’une politique commune, aucun réel consensus ne s’est affirmé si ce n’est celui d’un abandon de la recherche d’une perspective associant libertés collectives et individuelles. Cela renvoie à des déterminants plus larges de la période, les catastrophes et ses conséquences vont se faire sous le signe de la privation, dont les conditions seront, en l’absence d’un rapport de force progressiste à leur mesure, essentiellement fixées par les dominants. Il nous oblige à mettre le terme de coercition dans notre horizon et notre langage collectif, et d’y incorporer un contenu commun, capable d’opposer une perspective intelligible et praticable dans des conditions que nous n’avons pas choisies. Au risque de laisser les libéraux et les néo-fascistes, répondant aux besoins d’ordres de la société, dans un tête-à-tête fallacieux.

3/ Les désaccords entre militant.e.s progressistes ont souvent eu pour terrain de confrontation la composition sociale des manifestations et les convictions politiques qui les sous-tendent. Pour les uns, il s’agit d’un mouvement avec une dominante petite-bourgeoise, teinté de fascisme, poussé dans la rue pour la défense d’un individualisme opposé aux principes de solidarité et le rejet vaccinal ; d’autres y voient une composition plus populaire exaspérée par la politique autoritaire de Macron et prête à en découdre face aux sanctions au travail. Paradoxalement, les sondages semblent donner raison à ces deux interprétations qui se rejoignent sur le caractère interclassiste des soutiens à la mobilisation et couvrant des pôles radicalement opposés du spectre politique. Ainsi sur les personnes interrogées (sondage Ifop du 27 juillet et Elabe du 4 août), 35 à 40% soutiennent le mouvement contre le pass, une large majorité d’entre eux “n’ayant pas l’intention de se vacciner” (79% contre 17% chez les vaccinés) ; parmi ces soutiens, les ouvriers et les employés sont surreprésentés (environ 45%) tout comme les électeurs du RN et de la France Insoumise (environ 50%, voire plus), accréditant l’idée d’une hostilité aux vaccins et d’un rejet populaire du pass sur des bases politiquement variées. Néanmoins d’autres catégories de la population se montraient encore plus franchement opposées au pass, chose beaucoup moins commentée dans les journaux. Il s’agit des artisans-commerçants (50%-54%) et des dirigeants d’entreprises (61%). Si l’extension des possibilités de sanctions par le patronat et le renforcement du rapport de subordination constituent un risque en soi et doivent être combattus sans condition préalable, rappelons tout de même que l’objectif de cette loi n’est pas l’augmentation directe du taux de profit. La logique de licenciement répond à des prérogatives discrétionnaires des employeurs – disposant par ailleurs déjà d’une large gamme de possibilités – et non pas au hasard de l’opposition au vaccin parmi leurs salarié.es. Par ailleurs, l’enchaînement de crises et de catastrophes ne laissera pas indemne la classe des petits et moyens entrepreneurs, et plus généralement la petite bourgeoisie. Il faut ici rappeler la spécificité du grand capital, dont les modalités d’accumulation du profit ne répondent pas aux mêmes déterminants que les plus petits poissons. L’augmentation phénoménale du niveau des plus grandes richesses depuis le début de la pandémie, en pleine récession globale et arrêt de l’activité pour de nombreux secteurs, en est une preuve suffisante. La présence petite-bourgeoise de plus en plus visible sur le terrain de la contestation nous rappelle avant tout le danger qu’ont pu constituer des dynamiques interclassistes dans l’histoire, mais leur simple présence ou soutien n’invalide pas non plus de facto ledit mouvement, des exemples historiques contraires existent aussi. La gauche étant incapable de se départager clairement sur la caractérisation du mouvement, les références aux gilets jaunes ont souvent servi d’étalon. Certains y voient une claire continuité, d’autres y opposent une différence sur le contenu et la forme. Il me paraît essentiel de préciser des éléments sur ce point. La présence relative de GJ dans les cortèges et le soutien fort parmi ceux “se sentant des Gilets jaunes” (69%) ne suffit pas à tracer un pont entre les deux mouvements. Les formes prises par la contestation divergent au contraire fortement. Les Gilets jaunes, en particulier dans le premier mois de leur mobilisation, ont pratiqué une occupation massive de l’espace public, toute la semaine sur les ronds-points, créant ou recréant des espaces de solidarité, d’entraide, d’échanges, exigeant une intervention directe dans la vie politique, voire dans ses pointes avancées ont engagé un contrôle des structures économiques et politiques locales. La surprenante et enthousiasmante combativité enivrant les manifestations dérivait de cette force matérielle là. Rien de tel, me semble-t-il, dans la mobilisation actuelle, ni dans les perspectives qu’elle trace (les terrasses sauvages pourraient être un pas en ce sens, mais ne concernent à priori qu’un public attaché à cette pratique sociale), celles-ci se limitant aux marches du samedi, ne débordant qu’à la marge d’un rapport de séduction avec l’appareil répressif et pas vraiment préoccupé par la présence aux avant-postes de courants d’extrême droite et négationnistes de la pandémie. La pratique politique des gilets jaunes se dirigeait vers la transformation sociale de leur environnement de vie autant que d’eux-mêmes, engageant très vite un rapport conflictuel avec le pouvoir et son appareil répressif qui a quant à lui cherché, violemment et dans les plus brefs délais, à limiter ses possibilités d’expansion. Ce sont d’ailleurs les mêmes raisons qui font que la pratique de la grève continue d’occuper une place si singulière et fondamentale pour de nombreux courants du mouvement ouvrier et de la gauche radicale. Face une contestation sociale incluant des secteurs de plus en plus larges et variés de la population et portant des intérêts contradictions, il me semble important d’aller au-delà des mots d’ordre et d’accorder une attention particulière aux modalités d’action et aux pratiques politiques qui s’en dégagent, tant pour en évaluer les potentialités subversives que pour entretenir un rapport à l’émancipation collective et individuelle en mouvement et tourné vers son propre dépassement.

4/ La revendication de levée des brevets sur les vaccins, si elle dispose d’un large consensus dans les rangs progressistes, a elle aussi été mobilisée pour des besoins rhétoriques contradictoires. Tantôt on en use pour démontrer la faiblesse de l’argumentaire pro-vaccinal : si on vaccine seulement dans les pays riches cela se révélera inutile dans le temps ; militons pour elle au lieu de nous enfermer dans des débats sur la vaccination obligatoire en France. Tantôt en soutien d’une défense de la priorité vaccinale : les mobilisations de nos camarades dans le Sud global pour la levée des brevets et pour l’accès aux vaccins témoignent de l’inconscient bourgeois et colonial des manifestations françaises ; on ne peut pas militer pour la levée des brevets si l’on n’est pas clair sur l’utilité vaccinale dans la lutte pandémique. Toutes ces positions détiennent à mon sens une part de vérité, c’est le propre d’une technologie fondamentalement utile mais mal utilisée et instrumentalisée que d’entretenir ce type de polarisation. Mais ici n’est pas le plus important ; la séquence politique dans laquelle nous sommes entretient et renforce la distance politique selon notre position dans les rapports sociaux de classe, de genre et de race, qu’on se trouve dans un pays périphérique ou central du capitalisme, une zone plus ou moins exposée au changement climatique. Les ressorts entre la situation en Guadeloupe et en Martinique – sous-vaccinées et en proie aux politiques néocoloniales de l’État français – et en métropole ne peuvent être analysés de la même manière. Face aux bouleversements en cours et à venir, nos intérêts peuvent, et vont, à la fois diverger et converger. On a tous besoin de se protéger du virus, mais dans un cas c’est le besoin d’une autonomie industrielle vaccinale qui prévaut, dans un autre celui d’une égalité de traitement face à un accès inégal, dans d’autres ce même besoin se noie dans des urgences alimentaires plus fortes. Cette distance, que les dominants ne se privent pas d’utiliser à d’autres fins politiques, n’efface pas pour autant les intérêts qui nous lient à un devenir politique commun. La levée des brevets en fait partie, c’est une condition sine qua non, même si non suffisante, à une lutte globale et égalitaire contre ce virus et plus largement à la construction d’une alternative politique globale. Des éléments existent en ce sens : l’initiative citoyenne portée par les gauches et une partie du mouvement social européen, l’appel syndical pour la levée des brevets rassemblant les principales centrales syndicales progressistes du globe, le manifeste pour la socialisation de l’appareil pharmaceutique soutenu par de nombreux acteurs proches de l’altermondialisme, ou encore la campagne menée par les grandes ONG humanitaires pour un vaccin pour tous. Leur faiblesse est constituée par leur invisibilité dans le débat public, l’absence de mobilisation physique d’envergure qui les accompagne, leur éparpillement politique. C’est sur cela qu’il faut agir, car cette revendication est un socle pour d’autres luttes, productrice d’une conscience commune. La mettre au service de désaccords politiques ponctuels et polémiques, dont l’efficacité peut d’ailleurs être mise en doute, n’améliore en rien le rapport de force nécessaire à l’imposition de cette revendication, ni d’ailleurs l’urgence d’un internationalisme effectif.

5/ Enfin, un autre aspect particulièrement clivant de nos débats, porte sur l’utilité (ou non) d’une intervention à l’intérieur de la mobilisation actuelle. Juger de l’efficacité d’une intervention collective dans une conjoncture où des vents contraires soufflent intensément est en effet une ligne de crête difficile, instable, et les informations contradictoires tirées des compte-rendu qui circulent ne font qu’empirer la chose. Il me semble intéressant d’évoquer certaines discussions parmi les intenses échanges que j’ai pu lire. Premièrement, les mots d’ordre internes à une mobilisation ont une autonomie propre qui est le moteur de sa dynamique politique. Les personnes présentes savent pourquoi elles le sont, et ont leurs propres réseaux de sociabilité et d’informations, leur expérience de vie particulière, qui façonnent leur convictions politiques en dehors de ces manifestations. De fait cela ne s’oppose pas à l’interprétation insistant sur la diversité des manifestant.e.s, mais n’autorise pas non plus à considérer les facettes réactionnaires comme des éléments qu’on pourrait simplement corriger de l’extérieur, ou aplanir cette diversité dans « une masse » en mouvement et avec comme objectif prioritaire la destitution de Macron. Le propos n’est pas de dire que l’action collective visant à influer sur ces mots d’ordres est inutile mais plutôt qu’elle est relative, ou qu’elle vient en second. L’exemple des gilets jaunes étant souvent de sortie, notamment quant au rôle « décisif » des militant.es dans l’évolution des mots d’ordre et l’exclusion de l’extrême-droite, il me semble que c’est une manière très avant-gardiste et fausse de refaire le film. Les gilets jaunes n’ont attendu personne pour s’orienter vers des revendications sociales et politiques de plus en plus radicales, ou pour éjecter des composantes fascistes de leur rang. Cela a beaucoup plus à voir avec les formes d’organisation et de luttes qu’ils ont adoptées et leur volonté de répondre positivement à la stigmatisation médiatique qui s’abattait sur eux, excluant de fait les éléments aux conceptions les plus réactionnaires. Bien-sûr ici ou là le rôle des organisations et des militants progressistes a été très certainement utile pour appuyer cette évolution, apporter un corpus revendicatif  plus robuste, rendre visibles des mots d’ordre ou même virer physiquement les fachos organisés. Mais ils n’ont pas constitué le centre de gravité de ce déplacement. Ce qui m’amène à un second point souvent évoqué, selon lequel il y aurait d’une part ceux qui font et mettent les mains dans le cambouis, et les autres, passifs et inutiles. Chacun comprendra les implications de ce qui précède sur ce binarisme à géométrie variable, mais précisons. Il n’y a pas tout d’un coup la mobilisation formant une totalité, et tout ce qui y est extérieur qui disparaît, notamment car l’immense majorité de la population n’est pas dans la rue le samedi. Cela ne veut pas dire que les gens n’ont pas un avis et des perceptions mouvantes sur ce qui est en train de se passer, c’est même souvent le contraire. Parmi eux, nombreuses sont les personnes qui ne comprennent pas le mouvement en cours, et sont convaincues du bienfait du vaccin et de sa dimension solidaire réelle. Quand on se positionne, en faveur ou contre, on agit en direction de la société dans son ensemble et non pas seulement des actifs d’un jour qui ne sont pas nécessairement ceux de demain. Parvenir à influer sur le cours d’un événement ne peut pas se séparer d’une analyse globale des possibilités de la situation, du niveau du rapport de force qu’on est en mesure de mettre en mouvement, de l’impact présent et à plus long terme d’une intervention, etc. Nous payons l’absence d’outils collectifs, à commencer par des espaces de discussion conduisant à des prises de décision communes et se traduisant dans des actions coordonnées à l’échelle la plus large possible. Cela a eu un nom dans l’histoire : les organisations politiques de masse. En leur absence actuelle, il nous faut bien trouver des moyens d’y parvenir, en inventant des nouvelles voies organisationnelles si besoin.

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Pour conclure, je voudrais clarifier ma position sur les considérations tactiques les plus immédiates, n’étant évidemment pas extérieur à ces débats clivants. Je pense qu’il est fondamental de se positionner sur une orientation pro-vaccinale ferme, principalement car le vaccin sauve des vies et d’autant plus au regard d’une vaccination qui a priorisé les classes et les territoires les plus riches. Nous paierons politiquement toutes hésitations sur ce point, qui touche primairement les classes travailleuses les plus exposées aux contact sociaux, dont les fameux boulots dit de “premières lignes”, en plus de perdre le peu de cohérence sur notre orientation sanitaire construite depuis un an. Quant à l’intervention dans la mobilisation, et sans jeter la pierre aux camarades qui s’y investissent, ne serait-ce que parce que sans leur action les discussions et l’évaluation du mouvement auraient été beaucoup plus obscures, je crois qu’il est illusoire en l’état actuel de penser y avoir un impact interne significatif. Je me range à l’idée qu’il faut construire une mobilisation parallèle, sur nos propres mots d’ordre, à savoir : une politique sanitaire alternative exigeant, en lieu et place de l’inutile pass sanitaire et sa logique punitive, la levée des brevets ainsi qu’une campagne de vaccination aux pieds des établissements scolaires, des entreprises et des quartiers les plus éloignés des circuits de vaccination. Et, surtout, trouver la manière la plus efficace d’y associer la lutte contre la réforme de l’assurance chômage et des retraites, pour l’augmentation du SMIC et des bas salaires et le partage du temps de travail. Le plus pertinent pour y parvenir serait probablement de poser une date dans le paysage, relativement proche mais nous laissant le temps de la préparer dans les entreprises, dans les quartiers, dans les établissements scolaires et universitaires (oui, oui, ça prend du temps aux équipes syndicales et encore plus en période de congés). Elle se distinguera des samedis par son appel à la grève, en semaine, une modalité incompatible avec la présence de Philippot et consorts. Sur ces bases, il me semble que nous serions plus nombreuses et nombreux à accepter d’intervenir dès maintenant dans le mouvement actuel, pour y distribuer un tract commun appelant à cette journée et en y portant clairement nos propres mots d’ordres.

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Photographie : La République des Pyrénées. 

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