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Les sociologues Solène Brun et Claire Cosquer viennent de publier La Domination blanche, aux éditions Textuel. Nous vous proposons de lire un extrait du troisième chapitre, dans lequel – après avoir questionné la blanchité comme identité et comme privilège (dans les deux chapitres précédents) – elles l’analysent comme rapport social, et plus précisément en tant que rapport de domination.

Chapitre 3. Au-delà de l’identité ou du privilège, penser la domination

En ébranlant profondément le débat public français, la notion de privilège blanc a permis de faire émerger des conversations politiques importantes autour du racisme et des inégalités qu’il façonne, tout en déstabilisant le silence public qui entoure la condition blanche. Pour autant, les limites de la notion de privilège blanc doivent être prises au sérieux : est-elle la meilleure façon d’engager la discussion sur la responsabilité blanche et les inégalités raciales ? Que dit la réticence à penser la condition blanche de la pertinence de la notion de privilège elle-même ? Ces processus de dénégation sont-ils adéquatement décrits par la notion de privilège ?

Si la notion de privilège blanc a fait l’objet d’une importante appropriation dans les espaces militants, ces mêmes espaces ont aussi vu naître un ensemble de critiques. Acerbe, la militante afro-féministe et chercheuse Fania Noël moque cette obsession pour l’énumération qui conduit à dresser une liste toujours plus fournie, « plus longue que les mentions légales de Apple[1] », sans pour autant entraîner d’effet politique significatif. La notion de privilège pourrait-elle même nuire aux pratiques politiques[2] ?

L’écrivaine et chercheuse Kaoutar Harchi craint qu’elle ne signe « l’avancement sinueux du néolibéralisme[3] » dans les répertoires militants eux-mêmes : elle estime notamment que cette notion « individualise la question politique raciale et, de là, la dépolitise ». Si le recentrement de la critique vers les positions dominantes constitue un geste nécessaire, ne fait-il pas aussi courir le risque d’un certain nombrilisme ? Ne conditionne-t-il pas, comme le craint encore Kaoutar Harchi, « les possibilités d’émancipation des groupes dominés (…) au bon vouloir autocritique des groupes dominants » ? Quels sont par ailleurs les ressorts de ce bon vouloir autocritique ? Faut-il y voir une façon de prévenir les critiques extérieures, donc de les neutraliser, ou encore une façon de se distinguer et se valoriser en se présentant comme une personne blanche éclairée et progressiste ?

Le blogueur, militant panafricaniste et doctorant en histoire Joao Gabriel qualifie ces discours politiques de « forme politisée de développement personnel » et craint qu’ils se condamnent eux-mêmes à « un militantisme-performance et déclaratif[4] ». La militante féministe et antiraciste connue sous le pseudonyme de Mélusine est tout aussi sévère au sujet de l’« affliction » dont font preuve les personnes s’engageant dans une énumération de leurs privilèges : « Indignation, honte et dégoût ne pourraient rien y faire : la poursuite d’une rédemption morale personnelle est vouée à l’échec. J’oserais même dire qu’elle témoigne d’une préoccupation nombriliste — un nouveau privilège, peut-être, à inscrire à la liste[5]. »

 Ces craintes font écho à celles qu’exprimait Richard Dyer dans les premières pages de son ouvrage White, en 1997, face à la perspective de l’institutionnalisation d’un champ d’études de la blanchité. L’historien et spécialiste des études cinématographiques craignait ainsi que la production d’un discours critique sur la blanchité soit accaparée par les universitaires blanc·hes et ne leur bénéficie qu’à elles et eux seul·es, comme si « le fait d’écrire sur la blanchité constituait un blanc-seing pour que les blanc·hes continuent à disserter sur leur sujet favori : nous-mêmes[6] ».

Une partie des discours militants se saisissant de la notion de privilège semblent en effet avoir pour principal horizon la renonciation à cet ensemble d’avantages. Si tant est qu’elle soit possible, celle-ci est vouée à être un acte individuel. La possibilité de s’extraire de la condition blanche et des privilèges constitue une question importante des études de la blanchité, soulevant notamment un débat sur l’articulation entre le niveau structurel (ou systémique) et le niveau individuel. En d’autres termes, est-il possible de penser les structures sociales de la domination blanche tout en pensant la façon dont cette dernière s’incarne dans les individus et leurs pratiques ? Comment penser conjointement le macro-politique et le micro-politique ?

Pour tenir ensemble ces deux fils, il faut revenir aux deux limites identifiées au chapitre précédent à la notion de privilège blanc. La première de ces limites concernait la capacité de la notion de privilège à rendre compte de la dimension structurelle du racisme – ou, plus exactement, à en rendre compte au-delà de la simple description des avantages individuels que produit cette structure. La deuxième de ces limites concerne le caractère statique du privilège, qui désigne un bénéfice reçu : le privilège définit des attributs que l’on possède davantage que des pratiques que l’on exerce, volontairement ou non. Cette approche laisse sans réponse la question de la reproduction des inégalités : si celles-ci se perpétuent alors même qu’elles sont dénoncées par les mobilisations antiracistes et que les opinions racistes semblent être en constant recul[7], qu’est-ce qui explique leur maintien ? 

L’approche en termes de domination amène à explorer un niveau beaucoup plus fin des hiérarchies sociales que l’approche en termes de privilèges : la notion devenue célèbre d’habitus, popularisée par Pierre Bourdieu, permet par exemple de mettre en évidence que les inégalités de classe se reproduisent aussi au travers de la genèse sociale de pratiques, de goûts ou encore de comportements différenciés et inégalement valorisés, c’est-à-dire par des logiques de distinction. Les sciences sociales investissent aujourd’hui ce concept d’habitus, parmi d’autres outils analytiques, pour comprendre comment les inégalités raciales perdurent au travers de normes, pratiques et conduites collectives bien après leur abolition en droit. L’expression de « privilège blanc », qui n’est d’ailleurs pas l’outil analytique le plus employé par les sciences sociales, se révèle moins fécond que les concepts de domination blanche ou d’habitus blanc, qui cristallisent certaines des pistes de recherche les plus dynamiques. 

Penser les structures de la domination raciale : C.W. Mills et le « contrat racial »

Si de nombreux travaux ont mis en évidence de façon empirique le caractère avantageux de la position sociale blanche, reste donc à décrire les processus qui construisent cette position. L’analogie avec la classe permet là encore de mieux saisir l’intérêt de ce glissement : il est sans nul doute important de décrire les innombrables avantages qui caractérisent l’appartenance aux classes supérieures, mais que vaut cette description sans une analyse des processus qui divisent la société en plusieurs classes sociales ? Autrement dit, en termes hérités du marxisme, que vaut une description de la classe bourgeoise sans analyse du capitalisme ? De la même façon, il est sans nul doute important de décrire les innombrables avantages qui caractérisent la masculinité, mais que vaut cette description sans une analyse des processus qui divisent la société en rôles de genre ? Autrement dit, en termes hérités du féminisme matérialiste, que vaut une description de la masculinité sans analyse du patriarcat ?

Cette analogie avec la classe et le genre est au cœur du travail de Charles W. Mills. Quoique peu connu en France (son ouvrage le plus célèbre, n’a été traduit en français – par Aly Ndiaye pour une maison d’édition québécoise – qu’en 2023[8]), celui-ci constitue l’une des plus grandes contributions philosophiques à la pensée de la domination raciale, un régime de pouvoir qu’il nomme suprématie blanche. Né en 1951 à Londres de parents jamaïcains, C. W. Mills a grandi à Kingston en Jamaïque. D’abord formé en physique, il étudie la philosophie au Canada puis enseigne cette discipline aux États-Unis. Il est décédé en septembre 2021 des suites d’un cancer, à l’âge de soixante-dix ans. Puisant son inspiration dans l’analyse matérialiste de la classe et du genre, C. W. Mills oppose explicitement le concept de suprématie blanche à celui de privilège blanc : il estime que le concept de privilège est profondément néolibéral[9] et regrette qu’il soit devenu la façon la plus populaire de penser la domination raciale, empêchant de décrire adéquatement d’une part le caractère systématique de celle-ci et d’autre part la participation collective du groupe blanc à son maintien et à sa reproduction. « Contrairement au concept plus à la mode en ce moment de “privilège blanc”, écrit-il, la suprématie blanche implique l’existence d’un système qui ne fait pas que privilégier les blanc·hes, mais qui est géré par les blanc·hes, pour le bénéfice des blanc·hes[10]. »

L’expression de « suprématie blanche » vise à mettre l’accent sur cette dimension systémique ou structurelle. C. W. Mills utilise cette expression en raison de sa place centrale dans l’histoire intellectuelle de la critique de la domination raciale, tout en la faisant cohabiter avec les termes d’ordre racial et de domination blanche[11]. Sous sa plume, le terme de suprématie ne renvoie pas uniquement aux formes les plus radicales, les plus explicites, les plus extrémistes ou encore les plus exceptionnelles de racisme. À ce titre, la suprématie blanche ne doit pas être confondue avec le suprémacisme blanc en tant qu’idéologie explicitement raciste, qu’on abordera au chapitre suivant. C. W. Mills utilise plutôt le concept de suprématie blanche pour penser le caractère normal, institutionnalisé et routinier de la domination raciale.

Cette analyse des structures de la domination blanche engage une démarche proche de celle qui est menée, entre autres, avec la notion de racisme structurel, proposée par le militant des droits civiques Kwame Ture (alors connu sous le nom de Stokely Carmichael) et le politiste Charles V. Hamilton[12]. Tout comme ces deux auteurs, C. W. Mills délaisse la question des attitudes racistes individuelles des personnes blanches pour s’intéresser au fonctionnement plus large de structures sociales racialisées, c’est-à-dire à l’institutionnalisation de l’injustice raciale.

Premièrement, ces approches font donc un pas de côté par rapport à la question de l’intentionnalité du racisme et des sentiments racistes : alors que le sens commun porte souvent à définir le racisme comme relevant d’une intention mauvaise ou méchante, l’intentionnalité n’est pas ici considérée comme une condition nécessaire de la domination raciale. Deuxièmement, dans le cas de C. W. Mills, le modèle emprunté est celui de l’analyse marxiste du capitalisme. Il s’attache ainsi à montrer que les idées d’exploitation et d’extraction de plus-value des travailleurs·euses vers les capitalistes peuvent aussi permettre de penser l’impérialisme occidental et la domination raciale. Il montre que l’exploitation prend des formes spécifiquement racialisées, donc qu’elle dégage des bénéfices au profit de la majorité blanche. La colonisation a ainsi permis des bénéfices économiques accaparés par les métropoles blanches, notamment fondées sur l’esclavage et l’exploitation des ressources naturelles[13].

L’importation de main d’œuvre noire, d’abord réduite en esclavage puis rémunérée à des salaires inférieurs à la main d’œuvre blanche, fait des colonies de peuplement outre-Atlantique le théâtre privilégié de cette exploitation raciale – mais les métropoles européennes importent elles aussi une main d’œuvre originaire des colonies. Ces inégalités économiques entre nations et au sein des nations elles-mêmes se reconfigurent sans disparaître avec les décolonisations. C. W. Mills réinvestit et approfondit ce que W.E.B. Du Bois identifiait comme le « salaire » de la blanchité, et voit déjà dans les travaux de ce dernier une reconnaissance de la blanchité comme un système d’exploitation en soi.

En se penchant sur le fonctionnement du système social au travers de ses grandes régularités collectives, c’est-à-dire des processus qui façonnent des groupes sociaux, C. W. Mills affirme que la suprématie blanche façonne des intérêts objectifs au groupe blanc, qui l’unissent et contrebalancent notamment les antagonismes de classe qui le traversent[14]. Pour autant, ce groupe blanc n’est pas complètement homogène et C. W. Mills observe que toutes les personnes blanches n’occupent pas la même place – et ne tirent pas les mêmes bénéfices – dans les structures de la domination raciale.

Afin de penser les structures politiques de cette exploitation, C. W. Mills revisite un élément central de la philosophie politique : le contrat. Critique des théories contemporaines du contrat social – notamment du travail de John Rawls et de son aveuglement aux inégalités raciales –, il remonte jusqu’aux origines théoriques du contrat social, formulées par les philosophes des Lumières tels que Locke, Hobbes ou encore Rousseau[15]. Il pourfend en particulier leur universalisme auto-proclamé : dans Le Contrat racial, il montre que la race et le racisme sont implicitement au cœur de ces travaux fondateurs de la modernité occidentale. 

Ce « contrat racial » consiste en un accord plus ou moins tacite passé entre blanc·hes pour l’exploitation et la domination des non-blanc·hes. Il se déploie au niveau mondial : en excluant certaines populations des vœux d’égalité et d’universalité, il est un rouage majeur de l’impérialisme occidental et permet la domination économique des (anciennes) métropoles coloniales par l’extraction de profit et l’accumulation de capital. Comme l’écrit la philosophe canadienne Naïma Hamrouni, le principe de ce contrat racial est résumé par l’aphorisme populaire noir américain placé par Mills en exergue de son livre : « When white people say “Justice”, they mean “Just Us” » (« Quand les blancs disent “Justice”, ils veulent dire “Juste nous” »). Selon Mills, le contrat racial se décline en fait en deux périodes.

La première est celle de l’ère coloniale, esclavagiste et/ou ségrégrationniste, pendant laquelle l’inégalité raciale est inscrite dans la loi : le contrat racial est alors explicite (de jure)inscrit dans le Code noir pour ce qui est du contexte français par exemple. La seconde période, celle de l’époque contemporaine ouverte après l’abolition de ces inégalités de droits, est celle du contrat racial tacite (de facto)pendant laquelle les inégalités raciales se reproduisent de fait. La thèse du contrat ouvre une perspective intéressante : le domaine de l’exploitation raciale dépasse largement la sphère productive et excède même la sphère économique.

Sous la plume de C. W. Mills, la suprématie blanche « est une conception globale, qui n’inclut pas seulement la dimension socio-économique, mais aussi les aspects juridiques, politiques, culturels et idéationnels[16]. »Penser en termes de système permet à C. W. Mills non seulement de penser de manière plus englobante, sans se limiter à la nature socio-économique des avantages (ou à leur seule nature symbolique), mais également de mieux penser les possibilités de son maintien et les conditions de sa reproduction.

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Illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Fania Noël, « What’s the F* #5 : En finir avec les privilèges », 24 mars 2019, en ligne : https://vudelabas.com/whats-the-f-5-en-finir-avec-les-privileges/

[2] Noémie Marignier, « Les “énonciations de privilèges” dans le militantisme féministe en ligne : description et critique », Argumentation et Analyse du Discours, n° 18, avril 2017.

[3] Kaoutar Harchi, « “Checker les privilèges” ou renverser l’ordre ? », Revue Ballast, 15 juin 2020, en ligne : https://www.revue-ballast.fr/checker-les-privileges-ou-renverser-lordre/

[4] Joao Gabriel, publication Instagram (https://www.instagram.com/stories/highlights/18058485616234140/

[5] Mélusine, « L’horizon sans les hommes », Panthère Première, n° 2, 2018, en ligne : https://pantherepremiere.org/texte/lhorizon-sans-les-hommes/

[6] Cité et traduit par Maxime Cervulle, Dans le blanc des yeux, op. cit., p. 75

[7] Voir les différents rapports de la CNCDH sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Celui de 2022 notait que l’enquête du CNCDH enregistrait une progression globale de « l’acceptation des minorités » depuis 1990. Voir Commission nationale consultative des droits de l’Homme, « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2022 », Rapport, Paris, La Documentation française, 2023.

[8] Charles W. Mills, Le Contrat racial (1997), Québec, Mémoire d’encrier, 2022.

[9] C. W. Mills s’inspire de la pensée féministe : il reconnaît que le concept de patriarcat et de société de classe, élaborés par les féministes et les marxistes, leur ont permis d’intervenir dans le débat mainstream. De la même manière, propose d’élaborer le concept de suprématie blanche afin de « contester la manière “anormale” dont la pensée libérale dominante a conceptualisé la race », C. W. Mills, « Racial Exploitation and the Wages of Whiteness », art. cit., p. 31.

[10] Ibid, p. 31

[11] Cf. par exemple George Fredrickson, White Supremacy: A Comparative Study in American and South African History, New York, Oxford University Press, 1981.

[12] Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Le Black Power : Pour une politique de libération aux Etats-Unis, Paris, Payot, 2009 (1967). 

[13] Au sujet des imbrications entre race et développement du capitalisme, voir Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, Paris, Seuil, 2024. L’autrice y développe l’idée que si la race n’est pas directement le produit du capitalisme, elle en est toutefois devenue « l’une des infrastructures essentielles » (p. 16). 

[14] On peut exprimer certains doutes quant à la façon dont ces antagonismes sont effectivement atténués. On peut d’ailleurs remarquer que l’œuvre de C. W. Mills peine parfois à articuler la pensée de la classe et celle de la race (mais aussi du genre) aussi bien qu’à les différencier.

[15] Pour ces philosophes, la métaphore du contrat social permet de penser l’origine des sociétés humaines (et des États) comme étant fondée sur un contrat tacite passé entre tous ses membres : en échange d’un renoncement à une part de leur liberté, ils et elles se voient garantir la protection et la perpétuation du fonctionnement en société. 

[16] Ibid, p. 31. 

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