« Penser l’écologie ». À propos d’un hors-série de l’Obs
Nous nous sommes entretenus avec Eric Aeschimann, responsable des « Hors-Série » à l’Obs et corédacteur en chef du dernier numéro : « Penser l’écologie » (numéro 111, en vente jusqu’au 15 septembre).
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Pourquoi faire aujourd’hui un numéro sur l’histoire de la pensée écologique ?
La pensée écologique n’a commencé à être perçue dans sa profondeur historique que depuis une dizaine d’années. Plusieurs ouvrages importants ont permis d’amorcer cette mise en perspective : je pense à « L’Evénement Anthropocène » (2013) de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz ; « La nature est un champ de bataille » (2014) de Razmig Keucheyan, « Penser et agir avec la nature » (2015), de Catherine et Raphaël Larrère, « Culture écologique », de Pierre Charbonnier (2022) ou encore à la trilogie en trois volumes de Serge Audier : « La Société écologique et ses ennemis » (2017), « l’Age productiviste » (2019) et « la Cité écologique » (2020). Là où le récit courant fait remonter le point de départ de l’écologie aux années 1970, avec les grandes mobilisations aux Etats-Unis et la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle de 1974 en France, ces ouvrages ont montré que les luttes écologiques et les enjeux de pensée qui les accompagnent ont émergé de façon bien antérieure. La critique de la prédation de la nature par l’homme apparaît dès la fin du XVIIIè siècle, avec l’avènement de la révolution industrielle et ses premiers ravages environnementaux. Et l’on peut remonter encore plus avant dans le temps, puisque, comme l’ont montré Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher dans « Les Révoltés du Ciel », les interventions humaines dans les forêts et leur effet sur les cycles naturels sont l’objet de débats intenses dès le XVIè.
Grâce à ces travaux, des noms oubliés ou relégués dans les marges ont réémergés : Thoreau, John Muir, Aldo Leopold, Kropotkine, Rachel Carson. Et un paradoxe a été mis à jour : ces auteurs n’étaient nullement des marginaux, des visionnaires maudits que leurs contemporains auraient refusé d’écouter ; le plus souvent, ils ont joui de leur vivant d’une large considération et leurs propos étaient entendus dans l’espace public. Le cas de Rachel Carson est significatif : la biologiste américaine publie en 1962 un ouvrage, « le Printemps silencieux », qui dénonce l’agriculture industrielle et son usage massif des pesticides et annonce la diminution du nombre d’oiseaux – un phénomène dont le grand public a pris conscience récemment à travers deux études retentissantes sur la chute de la population en France et en Allemagne. Or, au moment de sa publication, « le Printemps silencieux » est loin d’être passé inaperçu : avec deux millions d’exemplaires vendus, le livre a été un immense best-seller et Kennedy lui-même s’était senti tenu de lui répondre… Pour le dire autrement : en matière de pesticide, il est faux de dire qu’on découvre le problème. « On savait », et si l’alerte lancée par Rachel Carson n’a pas été suivi d’effets, c’est que, comme le raconte Catherine Larrère dans notre numéro, l’industrie chimique s’est livrée contre la chercheuse à des attaques d’une violence inouïe, allant bien évidemment jusqu’aux accusations sexistes et lesbophobes : c’est ainsi qu’un ancien secrétaire de l’Agriculture a pu affirmer que Rachel Carson n’étant pas mariée, elle était probablement « une communiste »… Il nous a semblé utile de mettre à disposition du plus grand nombre ces vies et ces pensées assez extraordinaires.
D’autant que, même dans une approche synchronique, la pensée écologique est perçu comme un agrégat des isolats plus que comme une famille de pensée. Pourtant, il est intéressant de mettre en parallèle la naissance de l’écologie politique des années 70 autour d’Ivan Illich et André Gorz et le courant de pensée du « vivant » qui s’est cristallisé depuis une dizaine d’années autour de Bruno Latour. Ou de montrer comment, ces trente dernières décennies, l’écologie s’est enrichie de nouveaux champs, comme l’écoféminisme, la question animale, la réflexion sur les communs, l’articulation aux questions sociales… Aujourd’hui que, sortant enfin du seul espace militant, la pensée écologique se diffuse progressivement dans les médias généralistes, nous avons voulu proposer en somme une cartographie, un plan d’ensemble. Nous avons voulu rassembler ces divers fragments d’histoire sous une forme journalistique, sans prétendre à l’exhaustivité académique, mais avec les ressources propres à la grammaires des Hors-Série : articles d’analyse, longs portraits fouillés ou brefs encadrés, archives photographies, infographies, reproductions d’affiches…
Autre axe de ce numéro : les références culturelles. Car les questions écologiques imprègnent depuis longtemps nos imaginaires. Trois ans avant la publication du « Printemps silencieux », le motif de l’avion en train d’épandre des pesticides dans d’immenses champs de céréales n’était-il pas à l’affiche de « La Mort aux trousses », d’Hitchcock ? Nous consacrons des articles à la SF des années 60, qui annonçait la catastrophe actuelle, ou au réalisateur de dessins animés Miyazaki, fervent écolo dans ses films et dans sa vie. Nous avons même établi la play-list des 10 meilleurs chansons écolos, de « Comme un arbre dans la vile », de Maxime Le Forestier, à « Baise le monde », d’Orelsan…
Quels sont les contours des choix retenus ? Pourquoi ces choix ?
Nécessairement subjectifs, nos choix ont malgré tout suivi une certaine logique. En raison de l’histoire de notre journal, nous sommes partis d’André Gorz, qui fut à la fois une figure-clé de la pensée écologique des années 70 et un grand journaliste du « Nouvel Observateur ». Il a participé à sa fondation en 1964, c’est là qu’il a opéré sa conversion à l’écologie à partir de 1970, le transformant en l’un des tout premiers foyers de diffusion de la pensée écologique et écrivant lui-même de nombreux articles sur le nucléaire. Il a également parrainé la naissance du « Sauvage », mensuel écologique créé par « le Nouvel Obs » en 1974 et qui a été formidable aventure intellectuelle et militante. Gorz y a publié des textes majeurs, dont celui consacré à l’automobile (« L’idéologie sociale de la bagnole ») que nous reproduisons dans le numéro.
De ce point de départ, nous sommes allés dans deux directions. « En amont » des années 70, nous avons remonté jusqu’à Saint-François, véritable contre-modèle du christianisme « dominateur de la nature » qui, selon le fameux article du médiéviste Lynn White, serait à l’origine de la crise écologique. Et nous sommes arrêtés sur Rousseau, autre figure qui s’est opposé précocement à la conception d’une nature au service de l’homme. Et, en aval, nous avons tenté de proposer un aperçu des évolutions les plus récentes de la pensée écologique, comme l’écoféminisme (à travers un récit de la vie de Françoise d’Eaubonne et de sa postérité inattendue) ou l’écologie décoloniale, dont l’historien Guillaume Blanc apporte une brève présentation. Nous sommes allés jusqu’aux tendances les plus récentes, avec deux figures controversées : Pablo Servigne, l’inventeur de la « collapsologie » et Jean-Marc Jancovici, le décroissant pro-nucléaire. Cela ne signifie pas que nous approuvions leurs idées. Mais, chacune à leur façon et dans des milieux très différents, ces deux figures jouissent d’une audience très significative et ont mis en circulation des notions dont on ne peut nier l’effet de percussion. Pour bon nombre de gens, ils ont été une porte d’entrée très efficace à la pensée écologique. A ce titre, et sauf à réserver le label « pensée » aux chercheurs académiques, il nous a semblé qu’ils avaient leur place dans ce numéro. Tout comme y figure Greta Thunberg, qui n’est pas une théoricienne, mais qui, par son discours de la catastrophe (« I want you to panic »), s’inscrit dans une « heuristique » de la peur qu’Hans Jonas avait théorisée dès les années 80.
Par ailleurs, nous avons considéré que ce panorama de la « pensée écologique » devait inclure le monde scientifique. D’où la présence par exemple de deux chimistes – le suédois Svante Arrenhuis, qui a découvert dès 1896 le mécanisme lien combustion du pétrole et de charbon et réchauffement climatique et le néerlandais Paul Crutzen, qui a mis en circulation le mot « anthropocène » à partir de 2000. Dans « L’écologie décoloniale », Malcom Ferdinand a souligné que les sciences sociales feraient bien de s’intéresser un peu plus à la chimie et d’en mesurer la dimension politique… Voici, à notre modeste échelle, une contribution à ce programme.
Enfin, nous avons tenté de mettre en valeur les femmes, de George Sand, qui participa à la défense de la forêt de Fontainebleau sous le second empire, à Starhawk la sorcière, en passant par Rachel Carson, François d’Eaubonne, Elinor Ostrom, Vinciane Despret, Greta Thunberg et Donna Harraway.
Bien sûr, il manque de nombreux noms, c’est le principe même d’une sélection. Mais l’ensemble du numéro est organisé en quatre parties chronologiques qui s’ouvrent chacune par un « grand récit » permettant à la fois de donner la trame générale de l’histoire de la pensée écologique et d’évoquer quelques-unes des figures qui manquent à notre sélection.
Vous ne faîtes pas mention de l’écosocialisme, pourquoi ?
Comme dit Pierre Charbonnier, l’écologie est « le seul mouvement politique qui tire son nom d’une branches des sciences modernes ». La pensée écologique est à cheval entre biologie, agronomie, chimie, philosophie, politique, économie, anthropologie… De cette situation singulière découle l’incroyable variété des sensibilités intellectuelles qui la compose, et cette variété est précieuse. Dès lors, il ne s’agissait pas pour nous d’en défendre une contre les autres. Néanmoins, dès lors qu’il s’agit d’articuler écologie et politique, l’écosocialisme s’impose. André Gorz, qui venait du marxisme et n’a jamais cessé de s’en revendiquer, en a été l’un des premières grandes figures. L’écosocialisme est aujourd’hui la seule traduction véritablement politique de la pensée écologique dont nous disposons aujourd’hui. Comme l’atteste son étymologie, l’écosocialisme se donne pour programme d’imaginer ce que pourrait être une politique visant de façon inséparable et avec la même exigence justice écologique et justice sociale. En somme, fin du monde et fin du mois, comme on a dit au moment des Gilets jaunes
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Propos recueillis par Fanny Gallot.