Lire hors-ligne :

« Nous n’avons aucun doute quant au fait que certains blancs sont aussi dégoutés du système que nous. Mais cela n’a pas de sens de parler de coalition s’il n’y a personne avec qui s’allier du fait de l’absence d’organisation des blancs. (…) La question est de savoir si les blancs auront le courage d’investir les quartiers blancs pour les organiser. (…) Comment vont-ils mobiliser les gens autour d’un concept de blanchité reposant sur une véritable fraternité et visant à mettre fin à l’exploitation économique, afin que les noirs aient un groupe avec lequel s’allier ? Si une coalition est nécessaire pour faire advenir un réel changement social dans ce pays, les blancs doivent commencer à construire de telles organisations dans leur communauté. C’est la question impérieuse à laquelle doivent faire face les activistes blancs aujourd’hui[1]. »

L’organisation d’un camp d’été décolonial a défrayé la chronique en 2016, étant attaqué par des députés et des ministres comme incarnation d’un « racisme anti-blanc »[2]. Si les réactions de soutien ont été maigres, y compris à l’extrême-gauche, une tribune de militants et d’universitaires blancs avait néanmoins pris position pour défendre les vertus politiques des espaces non-mixtes temporaires[3]. Cette séquence révélait toutes les difficultés qu’il y a à penser, en France, la place des groupes sociaux majoritaires et privilégiés dans les luttes d’émancipation des minorités racisé.e.s. Sans qu’il faille nécessairement suivre le chemin tracé par l’Amérique du Nord, des militants états-uniens réfléchissent depuis plusieurs décennies à la place que peuvent jouer les blancs dans les luttes d’émancipation des minorités. Depuis le début des années 2000 en particulier, des groupes de blancs s’organisent de façon non-mixte afin de mettre à mal la « suprématie blanche » et se constituer en alliés des mouvements de groupes minorisés, ainsi que l’appelait déjà de ses vœux Stokely Carmichael plusieurs décennies auparavant. Ces mobilisations anti-racistes connaissent un dynamisme important depuis l’émergence du mouvement Black Lives Matter en 2013 et plus encore avec l’avènement de Donald Trump qui pose de façon centrale la question de la déconstruction des privilèges blancs. Ces groupes ont joué un rôle clé ces dernières semaines pour organiser la riposte aux manifestations de l’alt-right et au meurtre perpétré par un militant suprématiste blanc à Charlottesville. Après avoir présenté la philosophie et les modes d’action de ces groupes auxquels j’ai participé pendant plusieurs mois, j’esquisserai quelques pistes sur la façon dont ces expériences peuvent nourrir les réflexions en France.

 

Premiers pas au sein d’un mouvement anti-raciste blanc

J’ai découvert le groupe AWARE (the Alliance of White Anti-Racists Everywhere) via ma participation au mouvement Black Lives Matter (BLM) à Los Angeles. Certaines séquences des réunions mensuelles de BLM sont non-mixtes, les noirs se retrouvant entre eux, les « alliés » (non-noirs) de leur côté[4]. Devant l’afflux de personnes blanches lié au succès de BLM, les leaders de l’organisation noire ont demandé à AWARE de les aider à organiser les blancs, qui commençaient à prendre beaucoup de place. C’est ainsi que j’ai découvert le groupe auquel j’ai participé pendant plusieurs mois, entre l’automne 2015 et le printemps 2017. Les nouveaux venus à AWARE doivent, lors de leur première réunion, prendre part à une session d’introduction au mouvement. Il s’agit de faire connaissance avec les organisateurs plus expérimentés, mais surtout de découvrir les préceptes sur lesquels repose le groupe. Une question importante – abordée d’emblée – est celle de la justification de la non-mixité. En effet, même aux États-Unis où la prégnance des enjeux raciaux est plus forte qu’en France, parler de « blancs » et organiser des groupes non-mixtes ne va pas de soit, le collectif étant parfois taxé de « racisme anti-blanc ». D’autres voient d’un mauvais œil une organisation non-mixte blanche qui, quand bien même elle s’attaque au privilège blanc, peut rappeler les modes d’action des suprématistes blancs. Afin de déconstruire d’éventuelles représentations de ce genre – peu probables néanmoins chez des participants qui souhaitent entrer en solidarité avec les mouvements menés par des racisé.e.s – chacun reçoit un court document où figurent les principes de base d’AWARE. On peut notamment y lire :

Pourquoi organiser les blancs ?

Pour beaucoup, cela semble contradictoire: « N’est-il pas raciste de ne se retrouver qu’entre blancs ? N’est-ce pas une autre forme de ségrégation ? » Voilà les raisons pour lesquelles il nous semble important de créer une communauté anti-raciste blanche :

-Les personnes ne couleur ne doivent pas être les seules à éduquer les blancs sur le racisme et leur oppression.

-Pour dépasser le racisme et remettre en cause la suprématie blanche, les blancs doivent désapprendre le racisme et découvrir la façon dont nous reproduisons le privilège blanc. C’est un chemin long, difficile et parfois douloureux.

-L’engagement à construire une identité et une pratique anti-raciste en tant que blanc implique souvent des conflits dans nos vies, en particulier avec nos amis et les membres de nos familles qui sont en désaccord avec nous. AWARE est un espace où l’on peut obtenir le soutien d’autres personnes qui sont confrontées aux mêmes difficultés en tant qu’anti-racistes blancs.

-C’est un espace où les blancs peuvent découvrir ce que cela signifie d’être une personne blanche anti-raciste et de remettre en cause le racisme dans toutes les sphères de leurs vies.

-C’est un endroit où les blancs peuvent apprendre à construire une nouvelle culture de l’anti-racisme et apprendre les compétences nécessaires pour transformer la société blanche.

-AWARE complémente mais ne remplace pas les espaces militants et de dialogues interraciaux entre blancs et personnes de couleur.

 

Une tradition militante ancienne qui connait une nouvelle vigueur

Les mouvements anti-racistes blancs ne sont pas nés avec BLM et l’élection de Donald Trump. Si des mouvements jalonnent l’histoire de la lutte anti-esclavagiste et anti-ségrégationniste, la question se pose avec vigueur avec l’émergence du mouvement des droits civiques quand une de ses organisations phares, le SNCC, décide d’exclure les blancs afin que le combat soit réellement mené par les premiers concernés, les noirs[5]. Cette exclusion se traduit par la création de quelques organisations anti-racistes et anti-impérialistes blanches, qui déclinent au début des années 1970[6]. Ce n’est que plusieurs décennies plus tard, dans la foulée des manifestations contre l’OMC à Seattle et la naissance du mouvement altermondialiste que cette question ressurgit aux États-Unis. Certain.e.s activistes de couleur critiquent notamment les pratiques paternalistes voire l’aveuglement aux enjeux raciaux associés à la lutte contre le néo-libéralisme des militants blancs[7]. C’est ainsi que des groupes commencent à se former localement, à l’image de Catalyst à San Francisco ou AWARE à Los Angeles, créé en 2003.

Suivant les préceptes établis dès les années 1960 par les tenants du « black power », il apparait aux fondateurs de ces organisations qu’ils seront plus utiles à déconstruire et remettre en cause le privilège et la suprématie blanche qu’à chercher à mobiliser les minorités racisé.e.s, qui doivent pouvoir s’auto-organiser. Comme le rappelle le groupe Catalyst :

« Nous cherchons à répondre à l’appel fait par des militants de couleur qui, génération après génération, invitent les blancs voulant lutter pour la justice sociale à travailler ensemble et à l’intérieur des communautés blanches afin de déconstruire le racisme dans le cadre d’une stratégie plus large visant à construire de puissants mouvements de transformation sociale. Nous sommes convaincus que la seule façon de promouvoir l’équité, la justice, la santé dans ce pays est de mettre à mal le système raciste du ‘diviser pour mieux régner’ qui permet aux 1% d’asseoir leur domination. (…) A un niveau très profond, les blancs sont conditionnés pour dévaloriser les vies des personnes de couleur. Cette supériorité raciale intériorisée s’exprime y compris au sein des mouvements pour la justice sociale, y compris parmi ceux d’entre-nous qui se disent anti-racistes. Nous nous concentrons sur l’anti-racisme car nous pensons qu’il s’agit d’une contribution essentielle à l’organisation des blancs au sein de mouvements multiraciaux visant le changement social[8]. »

Ces réflexions sont inspirées par la « critical whiteness theory », et plus largement la montée en puissance des études sur la blanchité à partir des années 1990 dans les sciences sociales américaines[9]. Elles avancent en particulier que les inégalités raciales ne concernent pas que les groupes minorisés, mais également les dominants qui bénéficient de ces rapports sociaux inégalitaires. L’émancipation des racisé.e.s ne peut dès lors se penser sans prendre en compte le privilège blanc. Il en découle que les blancs eux-mêmes ont un travail à effectuer, tant pour mettre à jour ces privilèges que pour les remettre en cause à un niveau systémique. Le mouvement anti-raciste blanc américain s’est notamment construit dans les années 2000 via l’organisation de conférences et d’ateliers où les militants pouvaient prendre conscience de leurs privilèges, comprendre la construction historique de la notion de blanchité et travailler sur eux-mêmes afin de devenir de « bons alliés » des mobilisations de groupes minorisés. Sans ce travail sur soi la confiance mutuelle nécessaire à la coopération interraciale serait toujours entachée par les faux-pas et les erreurs que ne manqueraient pas de commettre les blancs, en prenant soit trop de place – par privilège – soit pas assez – par culpabilité. Une des idées centrales sur laquelle s’appuie AWARE et la plupart des groupes anti-racistes blancs est que s’ils veulent « dépasser les identités raciales, ils ne peuvent le faire sans redéfinir dans un premier temps le sens de la blanchité[10]. »

L’anti-racisme blanc repose sur perspective dialectique : ce n’est qu’en reconnaissant la réalité sociale de blanchité – et les avantages qui lui sont associés – que celle-ci pourra dans un second temps être dépassée, voire abolie. Cette position abolitionniste ne va néanmoins pas sans tensions, comme l’indique la volonté de construire « une identité blanche radicale », temporaire, réflexive et politique, car « la culpabilité et la honte ne sont pas suffisantes[11]. » Comme le dit Cameron, fondateur d’AWARE :

« Je ne me sens pas responsable de l’histoire de la suprématie blanche mais j’ai une responsabilité dans ses effets et la façon dont j’en bénéficie. Je reconnais la façon dont mes privilèges me protègent et m’empêchent de voir ces réalités [la domination raciale]. Je ne pense pas qu’on veuille arrêter de se sentir coupable ou honteux … ce n’est pas le but. Mais ce n’est pas quelque chose qui me tire et qui guide dans mes engagements. Je dois trouver cela à l’intérieur de moi-même en tant qu’anti-raciste blanc. L’essentiel pour moi c’est que j’ai également intérêt – comme tous les blancs – à l’abolition de la suprématie blanche[12]. »

Manifestation du groupe White People 4 Black Lives/AWARE, à Los Angeles, 16 octobre 2016.

 

Déconstruire le privilège blanc par la parole

AWARE est composé de deux branches principales : « les dialogues du samedi » et « White People for Black Lives » (WP4BL). Organisé une fois par mois, les dialogues du samedi consistent en des groupes de discussion portant par exemple sur « la dernière fois où votre privilège de blanc vous a frappé », les « difficultés d’être un anti-raciste blanc », « ce qui nous permet en tant que blanc de ne pas avoir à nous poser la question de notre identité raciale » ou « comment le racisme sert à diviser la classe ouvrière et permettre la reproduction du capitalisme », pour ne pendre que quelques exemples auxquels j’ai pu assister. L’enjeu est de déconstruire le racisme intériorisé par la discussion collective. Rappelant les groupes de parole féministes[13], AWARE se veut cependant davantage un « brave space » qu’un « safe space[14] », comme le dit Dahlia, une des organisatrices : « car en tant que blancs nous sommes habitués à mettre notre confort en premier, or ici nous voulons prendre des risques[15]. » Les risques dont il est question sont surtout personnels, dans la capacité des individus à se livrer, à partager leurs histoires, leurs souffrances et leurs doutes, et remettre en cause leurs préjugés afin de déraciner la suprématie blanche qui structure la société américaine. Les réunions n’en sont pas moins très inclusives, et ne peuvent que frapper par la qualité de l’écoute, le respect et la délicatesse dont font preuve les participants à l’égard de leurs interlocuteurs.

Au début de chaque session on lit à tour de rôle les « règles de communication pour un espace brave », qui soulignent en neuf points et de façon très délibérative l’importance de l’écoute, de ne pas prendre trop de place et d’accepter le désaccord. Une des règles invite également à « utiliser cet espace pour reconnaître et investiguer ses propres privilèges (par exemple de classe, de genre, d’orientation sexuelle, de validité [ability]) et à honorer les différentes expériences que nous apportons chacun avec nous dans cet espace. » Comme souvent dans les groupes militants d’extrême-gauche aux États-Unis, le premier tour de table invite également chacun à énoncer son nom, mais aussi son « pronom genré préféré », « he, she or they », le groupe prenant en compte le caractère construit des identités de genre et la volonté de dépasser les oppositions binaires traditionnelles. Cette forte réflexivité quant à l’intersectionnalité des formes de domination est peut-être renforcée par la sociologie des participants, très majoritairement de classe moyenne et supérieure : la plupart disposent d’un diplôme universitaire et d’un emploi, les professions intellectuelles et artistiques sont surreprésentées, tout comme les jeunes de 25 à 40 ans[16]. A noter que certains groupes – ailleurs aux Etats-Unis – ont également mis en place des sous-groupes pour les classes populaires, la non-mixité temporaire pouvant aussi avoir des vertus pour lutter contre la domination de classe

Quelles stratégies de lutte ?

L’autre branche d’AWARE, White People for Black Lives, vise à organiser des actions directes de façon autonome ou en lien avec des mouvements de personnes de couleur. L’organisation participe ainsi aux manifestations hebdomadaires de Black Lives Matter contre la « commission de la police de Los Angeles »[17], comme à toute autre action directe organisée par BLM. Ainsi, à l’été 2016, alors que BLM « occupe » la mairie de Los Angeles – tenant un camp pendant plus d’un mois – les alliés blancs ont joué un rôle important, tant en pourvoyant une aide logistique au campement qu’en s’interposant entre les militants noirs et la police quand la violence était proche. La solidarité passe également par un soutien financier, AWARE levant des fonds – plusieurs dizaines de milliers de dollars en trois ans à Los Angeles – pour payer les éventuels frais d’avocats ou les coûts logistiques associés aux mobilisations de BLM. Ce soutien ne passe cependant quasiment jamais par une prise de parole publique des militants blancs, qui restent à l’arrière-plan des mobilisations. Lors des tours de parole de présentation aux meetings mensuels de BLM, les blancs se présentent – quand ils ont intégré les normes discursives qui régulent cet espace – comme cherchant à « apprendre à devenir un meilleur allié » ou « aider le mouvement, selon les modalités qui vous paraîtront les plus pertinentes. » Ces formes de collaboration ont été théorisées par AWARE comme faisant partie d’un modèle « d’alliance transformatrice »[18]. Il s’agit pour les mouvements anti-racistes blancs d’effectuer un travail de solidarité auprès des luttes menées par les racisé.e.s et, en parallèle, de travailler à la déconstruction du privilège blanc au sein de la communauté blanche.

WP4BL organise ainsi des manifestations propres qui visent à interpeller la population blanche devant son inaction face au racisme. Il s’agit non seulement d’actions symboliques donnant à voir la solidarité avec les luttes des racisé.e.s, mais également à démontrer que le combat contre le racisme ne concerne pas que ses victimes. En interpellant les blancs, ces actions directes visent également à pousser à l’action des sympathisants jusqu’alors passifs. Ces tactiques s’inscrivent dans la théorie du changement social défendue par l’organisation.

AWARE est membre depuis 2007 d’une organisation anti-raciste blanche nationale, Showing Up for Racial Justice (SURJ), qui défend la théorie du « fruit le plus proche » [« lowest hanging fruit »]. L’objectif de l’organisation est de grossir, de parvenir à convaincre toujours plus de blancs de la nécessité du combat contre le racisme systémique et ce travail de conviction ne peut se faire que de proche en proche. Plutôt que de chercher à convaincre des gens très éloignés socialement – probablement plus difficiles à influencer – il est préférable de cibler d’abord des sympathisants, des proches, sensibles à la thématique mais jusqu’alors inactifs. C’est donc en travaillant sur soi et en convainquant ses proches qu’un changement social, par le bas, sera possible. Si la façon d’élargir le cercle n’est pas méthodiquement théorisée, AWARE organise néanmoins des actions visant à toucher davantage de monde. Ainsi, chaque week-end, des militants se rendent sur des marchés dans des quartiers jugés majoritairement blancs et progressistes (et donc également souvent de classe moyenne supérieure), pour y tenir un stand, faire connaitre l’organisation, avoir des conversations avec les personnes intéressées et éventuellement les convaincre de participer à une première réunion.

L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a néanmoins fortement affecté l’organisation, tant localement que nationalement. Non seulement le nombre de participants aux réunions mensuelles a triplé, mais de nouvelles méthodes ont également été élaborées. Convaincues que l’élection de Trump tenait, pour partie, au vote de la population blanche (et pas que la « white working class » fréquemment pointée du doigt[19]) et incarnait une forme de ressentiment racial, certaines organisations membres de SURJ ont décidé de se lancer dans la pratique du « deep canvassing » ou « porte-à-porte profond[20] » dans le but de discuter avec des électeurs de Trump, et éventuellement les convaincre. Il semblait en effet à certains que la théorie du fruit le plus proche ne serait jamais suffisante pour atteindre les électeurs les plus éloignés socialement des militants. Si la branche de Los Angeles ne s’est pas, à ce jour, lancé dans de telles pratiques, celle de New York, à laquelle j’ai participé au printemps 2017, effectue depuis janvier un travail intensif de labourage du terrain. Ils choisissent alors un quartier ayant majoritairement voté pour Trump (il y en a, y compris à New York), et majoritairement blanc, et passent plusieurs heures à frapper aux portes pour entrer en conversation avec les habitants. Si la plupart déclinent l’invitation, des discussions s’enclenchent parfois. Il n’est pas certain cependant que des conversations « profondes » de quelques dizaines de minutes sur leur choix électoral ou leur rapport aux violences subies par les noir.e.s soient suffisantes pour modifier des opinions parfois profondément enracinées. Mais des études expérimentales ont d’ores et déjà démontré, sur d’autres sujets, que la méthode portait ses fruits, et qu’une conversation sur dix se traduisait par une conversion[21]. Ainsi, aux yeux de ces militants, quelques dizaines de milliers de discussions en porte-à-porte auraient pu empêcher Donald Trump de remporter les États clés (où le résultat était très serré) et donc l’élection …

Une réflexion nécessaire en France

Le propos de cet article n’est pas tant de plaider pour la reproduction à l’identique de ces expériences américaines dans le contexte français, que de contribuer à une réflexion qui a du mal à se structurer dans l’hexagone concernant la place des blancs dans ou aux côtés des mouvements anti-racistes[22].

Si la plupart des acteurs de l’anti-racisme s’accordent sur le fait qu’il est légitime que les premiers concernés par ces questions mènent les luttes, quelle place reste-t-il pour les blancs ? Pour certains, défendant une forme d’autonomie radicale, aucune, ce n’est pas le problème des blancs et on est mieux sans eux. Pour d’autres, une majorité, la place des blancs est celle d’alliés. A l’image des alliés blancs de BLM aux États-Unis, les luttes doivent être menées par les premiers concernés, mais soutenues (à l’arrière des cortèges, logistiquement, symboliquement, etc.) par des organisations ou des groupes qui ne comptent pas majoritairement des premiers concernés. Ces mobilisations visent notamment à infléchir les lois et les politiques publiques par le rapport de force et le nombre, toutes les bonnes volontés semblent donc les bienvenues. Cette position d’auxiliaire est-elle cependant suffisante [23]? Si, comme l’avancent les militants américains, le dépassement du racisme est une condition de la libération des blancs eux-mêmes, ne peut-on envisager un rôle plus actif ?

Le racisme étant largement issu et légitimé par les élites, un champ de lutte important est celui de la bataille des idées et la déconstruction du racisme d’en haut qui légitime le « racisme édenté » [24]. Si le racisme est structurel et institutionnel, un des enjeux est de s’attaquer à ses racines symboliques et idéologiques via une lutte pour l’hégémonie. Ce combat est ici aussi d’abord mené par les premiers concernés, le Parti des Indigènes de la République comme d’autres groupes militants assurant ce travail politique depuis plusieurs années. Ils s’associent parfois à un certain nombre d’intellectuels blancs, qui apparaissent comme autant de compagnons de route. On peut néanmoins se demander s’il ne serait pas souhaitable de dépasser le caractère très individualisé de ces prises de parole afin de les structurer plus collectivement. L’été dernier, des intellectuels et militants blancs avaient ainsi pris position pour défendre les espaces de non-mixité temporaire. Au-delà, un des enjeux centraux dans la lutte pour l’hégémonie concerne la reconnaissance du privilège blanc. Très peu de travaux ou de mobilisations intellectuelles ont cependant été consacrés, en France, à cette question, qui constitue pourtant le pendant logique des discriminations racistes[25]. Or on peut penser que la mise sur la place publique de cet enjeu aurait probablement davantage de poids s’il ne relevait pas que des racisé.e.s, mais aussi des premiers concernés, les blancs.

Enfin, si le racisme est systémique et élitaire, cela ne signifie pas qu’il ne faille chercher à construire des organisations de masse pour le remettre en cause. Le risque de l’analyse systémique est en effet de laisser penser que des mobilisations intellectuelles par en haut pourraient être suffisantes. Or le changement social se produit bien souvent à la confluence des mouvements de masse et des luttes pour l’hégémonie idéologique. Si, une fois de plus, les premiers concernés doivent être en première ligne, peut-on entièrement faire l’économie des blancs, y compris de ceux a priori les plus éloignés de ces enjeux ?

Il me semble qu’en France, comme aux États-Unis, un travail politique est à effectuer auprès des blancs désaffiliés politiquement dont la souffrance sociale prend parfois la forme d’une colère raciste. Pour que ce travail ait des chances de porter ses fruits il faut partir des colères, des problèmes exprimés par les gens, pour ensuite les verticaliser et les déconstruire. Ce travail ne pourra cependant laisser de traces à long terme que s’il s’empare aussi de la question raciale[26], plutôt que de l’esquiver comme le font de nombreuses organisations progressistes, qui préfèrent mettre un voile pudique sur ces questions. La montée du Front National indique pourtant que l’évitement de l’enjeu des discriminations par une bonne partie de la gauche n’a pas empêché la progression des idées racistes ces dernières décennies. Il ne suffit pas de parler de classe – en ignorant la domination raciale – pour contribuer à l’unification des classes populaires. Cette stratégie a toujours conduit à la marginalisation des groupes minorisés et des enjeux raciaux des mobilisations « progressistes ».

La voie est donc étroite entre des mouvements anti-racistes qui soit parlent à la place des premiers concernés, soit esquivent les enjeux de classe, et des mouvements de gauche qui refusent de reconnaître l’intersectionnalité des formes de domination. Il n’est pas dit pourtant que l’histoire soit vouée à se reproduire. Les convergences qui se construisent aujourd’hui autour de l’anti-racisme politique, notamment sur la question des violences policières, indiquent des formes de coalition qui, à défaut d’être des mouvements de masse, rassemblent des fractions de l’extrême-gauche qui se sont pendant longtemps ignorées[27].

Il n’y a probablement pas de solution simple à ces questions, et ce n’est que par l’expérimentation et le tâtonnement que des avancées seront possibles. Les blancs doivent néanmoins jouer un rôle plus actif dans la lutte contre les discriminations racistes qui gangrènent la société française, sans prendre la place des premiers concernés comme cela a souvent été le cas par le passé. A ce titre, un premier enjeu de lutte est aussi de rappeler les vertus qu’ont pu représenter dans l’histoire des mouvements sociaux les espaces non-mixtes choisis et temporaires dans l’émancipation des groupes subalternes[28]. L’idéologie républicaine française et sa crainte des communautés et du « communautarisme » en est venue à faire oublier que l’entre-soi, les espaces cachés, constituent une arme essentielle des dominés[29], quand bien même ils doivent demeurer temporaires.

 

Notes

[1] Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC), “Excerpts from Paper on Which the ‘Black Power’ Philosophy is Based,” New York Times, 5 aout 1966. Le SNCC était une des principales organisations du mouvement des droits civiques américains dans les années 1960. Son leader, Stokely Carmichael est à l’origine de l’expression « black power », qu’il forge au moment où le SNCC décide d’exclure les blancs de l’organisation.

[2] Cf. Le Figaro, « Un camp d’été ‘décolonial’ interdit aux Blancs », 21 avril 2016.

[3] J’emploie tout au long de cet article le terme « blanc », qu’il ne faut évidemment pas entendre comme une catégorie biologique et naturelle, mais comme une construction sociale. Comme l’écrit Pierre Tévanian : « Être blanc, c’est avant tout ne pas subir la discrimination comme les non-blancs la subissent. Ce n’est pas avoir une certaine couleur mais occuper une certaine place – un certain rang social. », in Pierre Tévanian, « La question blanche », Les mots sont importants, 2 janvier 2008.

[4] Cela suscite parfois la surprise des nouveaux participants, y compris chez certains noirs, qui peuvent y voir « une forme de ségrégation », pour reprendre les termes d’une militante noire occasionnelle, qui s’est par la suite désinvestie. Précisons qu’étant moi-même blanc, je participais au groupe des alliés. Cette séparation est justifiée, par les militants noirs de Black Lives Matter, par le fait que le mouvement de lutte contre les violences policières et pour les vies noires doit être « mené par des noirs », c’est-à-dire les premiers concernés, et que l’entre-soi constitue parfois un moyen de libération de la parole chez les dominés.

[5] Avec pour idée également que les blancs seraient plus utiles à éduquer et organiser les blancs, plutôt que seulement aux côtés des noirs. Cf. C. Rolland-Diamond, Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice, Paris, La Découverte, 2016.

[6] Comme les White Panthers par exemple. Voir C. Fost, Subversive Southerner. Anne Braden and the Struggle for Racial Justice in the Cold War South, Lexington, Kentucky, 2006.

[7] https://www.colorlines.com/articles/where-was-color-seattlelooking-reasons-why-great-battle-was-so-white Ce qui n’est pas sans rappeler les réactions à la composition raciale des manifestations contre la loi travail en France au printemps 2016 qui a conduit un certain nombre de militants à organiser à l’université Paris 8 une conférence non-mixte intitulée « Paroles non-blanches », qui a là aussi suscité de nombreuses réactions.

[8] Catalyst project, « What we mean by white anti-racist organizing » in C. Crass (Dir.), Towards Collective Liberation: Anti-Racist Organizing, Feminist Praxis, and Movement Building Strategy, PM Press, Okland, 2013, p. 173.

[9] Voir D. Roediger, Towards the Abolition of Whiteness. Essays on Race, Politics and Working Class History, New York, Verso, 1994; N. Ignatiev, How the Irish Became White, Londres, Routledge, 1995; En français, voir  M. Cervule, Dans le blanc des yeux. Diversité, raciste, medias, Paris, Editions Amsterdam, 2013; S. Laurent, T. (dir.) De quelle couleur sont les blancs? Des petits blancs des colonies au racisme anti-blanc, Paris, La Découverte, 2013.

[10] AWARE, “One step forward on the path to collective liberation: White anti-racist Organizing and its role in the struggle against the White Supremacist System”

[11] Ibid.

[12] Entretien cité in S. Tochluk, C. Levin, AWARE-LA, « Powerful partnership : Transformative alliance building ».

[13] Voir. J. Mansbridge, A. Morris (dir.) Oppositional Consciousness: The Subjective Roots of Social Protest, Chicago, The University of Chicago Press, 2001.

[14] Faisant implicitement référence aux espaces de dialogue non-mixtes d’entre-soi du mouvement féministe des années 1970.

[15] Cf. D. Delgado, « Whites only : SURJ and the Caucasian Invasion of Racial Justices Spaces », The Huffington Post, 4 avril 2017.

[16] Je n’ai pas pu effectuer d’étude quantitative concernant la sociologie des participants, il s’agit donc d’observations assez impressionnistes. J’ai néanmoins été frappé par la sur-représentation des enseignants (du secondaire ou du supérieur), ce que certains associent au fait qu’il s’agit d’une profession où les salariés sont directement en contact avec l’altérité raciale (du moins dans les écoles publiques), ce qui est moins le cas dans d’autres secteurs, et conduit les enseignants à se poser certaines questions quant à leurs propres privilèges et aux difficultés que rencontrent leurs élèves. Pour des observations similaires, voir Mark R. Warren. Fire in the heart. How White Activists Embrace Racial Justice, Oxford, Oxford University Press, 2010.

[17] Un des enjeux de lutte important à Los Angeles ces derniers mois est la composition et la transparence des discussions au sein de cette commission chargée notamment d’apprécier les incidents entre policiers du LAPD et la population. Elle dispose notamment du pouvoir d’intenter une procédure judiciaire en cas d’incident grave, notamment suite au décès des personnes interpellées. Black Lives Matter lui reproche qu’aucun policier n’ait jamais été condamné suite au décès de noir.e.s tué.e.s par la police, preuve de la partialité d’une commission nommée par le maire où les associations ne sont pas représentées.

[18] Cf. S. Tochluk, C. Levin, AWARE-LA, « Powerful partnership : Transformative alliance building », op. cit.

[19] Cf. E. Fassin, Populisme. Le grand ressentiment, Paris, Textuel, 2017.

[20] Cette méthode a été élaborée au départ en Californie pour entrer en conversation et convaincre les électeurs sur des enjeux relatifs aux droits des minorités sexuelles. Cette pratique est qualifiée de « profonde » par opposition au porte-à-porte traditionnel, et notamment électoral, où à l’inverse il ne s’agit pas d’avoir des conversations longues, mais de rester le moins de temps possible à la porte et simplement de rappeler à un électeur a priori acquis à la cause de se rendre aux urnes. Cf. J. Talpin, R. Belkacem, « Frapper aux portes pour gagner les élections ? Ethnographie de la campagne socialiste dans une ville du Nord de la France », Politix, 105 (1), 2014, p. 185-211 ?

[21] Cf. The New York Times, « How do you change voters’ minds ? Have a conversation », 7 avril 2016.

[22] Voir néanmoins A. Crayneste, C. Volante, « Blanc.he et antiraciste : si on essayait ? Réflexions sur la place des blanc.he.s dans les luttes anti-racistes », Les mots sont importants, 13 février 2017. Voir également le numéro de la revue féministe Tumult, n°9, mars 2016, sur les controverses autour de la notion de « privilège blanc » dans le milieu libertaire.

[23] Certains distinguent les positions « d’allié » de celle « d’auxiliaire » et de « complice », les premiers se tenants à distance, les seconds venant en aide de façon subalterne, les troisièmes prenant des risques en confrontant les blancs et s’engageant pour la justice raciale. Quand bien même ils utilisent le terme « d’alliés », les groupes étudiés aux Etats-Unis cherchent bien à jouer ce rôle de complices actifs dans la remise en cause de la suprématie blanche. Voir à ce sujet, « Des complices, pas des alliés: abolir le complexe industriel de l’Allié.e. Une perspective indigène », Assiégées, n°1, 2015, p. 74-77.

[24] Pour reprendre l’expression d’A. Memmi. Cf. J. Rancière, « Racisme, une passion d’en haut », Mediapart, 14 septembre 2010 ; A. Hajjat, M. Mohammed, Islamophobie. Comment les élites construisent le « problème » musulman, Paris, La Découverte, 2011.

[25] Voir néanmoins A. Gay, « L’antiracisme commence par la déconstruction du privilège blanc », Slate, 14 décembre 2014 ; S. Roy, « L’autre versant du racisme, le privilège blanc », Mediapart, 5 mars 2014. Voir également « Pour l’émancipation, contre la calomnie. En soutien à Houria Bouteldja », Le Monde, 19 juin 2017.

[26] Comme le fait par exemple le collectif d’éducation populaire Phare pour l’ Egalité, qui travaille notamment sur les discriminations racistes, y compris auprès de groupes majoritairement blancs et populaires.

[27] Voir l’entretien d’O. Slaouti pour Contretemps.

[28] Cf. C. Delphy, « La non-mixité: une nécessité politique », Les mots sont importants, 21 avril 2016.

[29] J. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Editions d’Amsterdam, 2008.

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