Plan ou marché : la troisième voie
Tant que nous ne vivons pas dans une société communiste pleinement développée, caractérisée par l’abondance, c’est-à-dire la satisfaction des besoins courants de biens matériels et de services (élasticité de la demande nulle ou négative), les problèmes économiques restent fondamentalement des problèmes d’allocation des ressources rares.
A différents modes de production, à différentes formes de sociétés, à différents modèles économiques correspondent, en dernière analyse, différents mécanismes d’allocation. Dès qu’on a compris cela, on comprend le contenu réel du débat qui fait rage, tant dans les sociétés capitalistes que dans les sociétés post-capitalistes, autour de la question: une économie de marché est-elle la seule alternative à « l’économie commandée » despotique, qui a régné en URSS depuis 1928 et qui fut transplantée après 1945 en Europe de l’Est, après 1949 en Chine et dans les années soixante à Cuba ?
Ce débat ne porte pas sur la question de savoir si, durant la longue période de transition entre capitalisme et socialisme, des mécanismes de marché peuvent encore être utilisés, ainsi que Lénine, Trotsky, Boukharine, Rosa Luxemburg, Gramsci, et pratiquement tous les marxistes, l’ont cru (les différences entre eux portaient sur l’étendue et la dynamique de ces mécanismes).
Le débat porte sur la question: le marché doit-il déterminer les choix fondamentaux dans l’allocation des ressources rares, ce qui implique qu’il détermine la répartition du revenu national entre les principaux secteurs ainsi que l’évolution de celle-ci à moyen et long terme ?
En d’autres termes, le débat ne tourne pas principalement autour de la question: comment une usine fonctionne-t-elle de la façon la plus efficace possible ? il traite de la question: comment les ressources disponibles sont-elles allouées entre, d’une part, la production de biens de consommation, avec leurs diverses variétés, la production de services et de moyens de production tels que les machines, les matières premières, l’énergie… et, d’autre part, les biens qui ne sont pas utilisés dans la reproduction comme les biens de consommation de luxe, les armements, etc. ? Est-ce le marché, c’est-à-dire la demande effective, autrement dit la répartition inégale du revenu monétaire et de la richesse financière accumulée, qui, en dernière analyse, décide cette allocation ? A l’aide de quels mécanismes ? En faveur de quelles classes ou couches sociales ? Toute tentative de réduire ce débat à celui de l’efficacité d’une usine ou d’une entreprise est une tentative d’obscurcir la réponse de fond et les véritables choix sociaux qu’elle implique.
Deux formes parallèles de despotisme
Pourquoi » l’économie commandée » stalinienne et poststalinienne est-elle une économie despotique ? Parce que les principales décisions relatives aux priorités de l’allocation des ressources rares sont prises par un petit nombre de gens (les dirigeants politiques de la bureaucratie, la nomenklatura, assistés de quelques technocrates de haut niveau) et non par l’ensemble de la population concernée, producteurs et consommateurs.
Ces technocrates en chef peuvent prendre ces décisions car ils disposent du monopole du pouvoir politique, ce qui, dans un système de propriété d’état des moyens de production, leur assure un contrôle absolu sur le surplus social produit.
Mais une économie de marché généralisée est aussi une économie despotique. Ceci est déjà vrai pour toutes les variétés de sociétés capitalistes. C’est particulièrement vrai pour le capitalisme monopoliste, le stade du capitalisme sous lequel nous vivons depuis un siècle et dont le « capitalisme du troisième âge », celui qui existe depuis la Seconde Guerre mondiale, est une sous-variété.
Dans un tel système économique, les priorités dans l’allocation des ressources sont imposées par les décisions d’investissement des propriétaires des grandes entreprises d’une part, la pression de l’inégale répartition du revenu monétaire et de la richesse financière accumulée d’autre part.
Sur le marché, le simple ouvrier, employé ou technicien a une voix. Le gros bourgeois moyen a 1.000 voix. Les très gros banquiers, industriels, milliardaires (à peine une poignée dans chaque pays) ont 100.000 voix. On en conclut aisément que, dans un pays par exemple de 60 millions d’habitants et 20 millions de ménages, 19 millions de ménages ont 19 millions de voix, 500.000 à 1 million de ménages ont 500 millions voire 1 000 millions de voix. A l’évidence, ce sont ces derniers qui décident des priorités par leurs « voix ».
Quiconque étudie sérieusement la société capitaliste ne peut nier ce fait fondamental. De même, aucun défenseur sérieux de la généralisation du marché dans les économies de l’Est ne peut le nier. Le journaliste et sénateur polonais catholique Andrzej Szczpiorski déclare à propos des effets des réformes de marché : « Partout vous voyez apparaître des boutiques de chapeaux et de sous-vêtements en soie, pendant que des personnes âgées doivent faire des kilomètres pour trouver un magasin vendant du lait et des pommes de terre. J’ai dit au maire, « vous pouvez vendre les magasins , mais pourquoi diable, ne peuvent-ils pas continuer à vendre les mêmes choses? » « Trève de sornettes, a répondu le maire. La liberté et le bonheur, c’est quand les mieux offrants décident eux-mêmes ce qu’ils veulent vendre ou acheter. » (Vrij Nederland, hebdomadaire hollandais, 17 novembre 1990).
C’est véritablement le coeur du problème. Cela implique le despotisme de la richesse monétaire -du compte en banque prolongé par le crédit bancaire ou plus modestement du coffre-fort et du portefeuille -, ce qui signifie que les priorités sont décidées dans le dos de l’immense majorité du peuple.
L’alternative socialiste, le « troisième modèle » ou la troisième voie, apparaît clairement comme l’alternative fondamentale à ces deux despotismes. Dans la planification socialiste démocratique, fondée sur l’autogestion coordonnée, les priorités de l’allocation des ressources rares sont décidées démocratiquement par l’ensemble des producteurs/consommateurs/citoyens eux-mêmes qui choisissent consciemment entre plusieurs alternatives cohérentes, c’est-à-dire sur la base d’un système politique véritablement pluraliste et multipartiste, avec une utilisation pleine et entière de toutes les libertés démocratiques.
Le troisième modèle est souhaitable
Les arguments pour ou contre ce « troisième modèle » sont nombreux et complexes. Mais ils se ramènent au fond aux deux questions: ce modèle est-i1 souhaitable ? Est-il réalisable ?
Ce « troisième modèle » est souhaitable parce qu’il est, à la fois, plus démocratique, plus juste (plus égalitaire, impliquant plus de solidarité sociale, plus de justice sociale) et plus efficace d’un point de vue social général.
Il est plus démocratique, car la grande majorité de la population concernée prend elle-même les grandes décisions relatives à son existence. Sous le despotisme de l’État ou du marché, ces décisions sont prises par de petites minorités. Il implique un degré supérieur de justice sociale, car il assure que les besoins fondamentaux de la partie la plus pauvre, la plus faible de la société seront satisfaits en priorité, avant les besoins moins urgents de la partie la mieux lotie.
De la même façon qu’aujourd’hui, dans chaque pays du monde, le gouvernement propose, au début de l’année fiscale, de réserver disons 5 % du revenu national pour la défense nationale et pour la sécurité publique (la police…) considérées comme des priorités absolues, la masse des citoyens aurait le droit et le pouvoir de décider au même moment de la partie des ressources disponibles pour n’importe quel but qu’elle choisirait de considérer comme absolument prioritaire: par exemple la santé, l’éducation et la culture, la défense de l’environnement, les transports publics, les infrastructures de base, le logement et ses équipements ménagers et, s’il en était décidé ainsi, l’alimentation courante et une partie des vêtements (sous-vêtements, bas, chaussures).
Ces choix seraient effectués sans s’occuper du fait qu’ils représentent 20, 30, 40, 50 ou 60 % des ressources disponibles, réduisant de fait, par là, ce qui reste pour la satisfaction des besoins non essentiels. On peut objecter que cela entraîne une certaine injustice vis-à-vis des besoins des groupes minoritaires de consommateurs. Cette objection est fondée. Mais dans une situation de rareté relative des ressources, certains besoins resteront toujours insatisfaits. Il est plus juste de laisser insatisfaits certains besoins de minorités plutôt que les besoins fondamentaux de la majorité.
On ne peut nier que la construction systématique de résidences secondaires qui restent inoccupées une large partie de l’année, sans parler des logements de luxe, alors que des millions de gens restent sans logement, ou dans des logements manifestement déplorables, cela est plus injuste que de laisser insatisfaite une partie de la demande de logements de luxe, tout en assurant à chacun un abri adapté, avec un confort raisonnable.
On peut « moduler » la règle de la majorité et accorder aux minorités un accès aux ressources économiques, une fois satisfaits les besoins fondamentaux de tous. Si certains groupes de la population veulent consacrer leur revenu supplémentaire à une résidence secondaire, ou à une deuxième télévision en couleur, ils doivent avoir le droit de le faire, s’ils sont prêts à payer le prix pour cela, prix qui sera plutôt élevé.
Ce qu’ils ne doivent pas avoir le droit de faire, c’est d’imposer une charge de travail supplémentaire à la masse des producteurs, dépassant celle que ceux-ci sont prêts à accepter. Sous le capitalisme, les fluctuations de l’emploi et la peur de perdre son travail et son revenu habituel, obèrent fortement le droit des producteurs à déterminer librement les limites de leur temps de travail, qui est toujours en grande partie pris sur le temps de loisir. Le modèle de planification socialiste que nous défendons implique que le droit de fixer ces limites doit appartenir à ceux qui en en supportent effectivement les inconvénients, c est-à-dire la masse des producteurs eux-mêmes. S’ils préfèrent travailler seulement trente ou vingt-quatre heures par semaine, reportant une partie de leurs consommations, ils doivent avoir le droit de faire ce choix. Si chacun a la garantie d’un niveau minimum de consommation, il faut proposer un haut salaire pour convaincre les gens de travailler plus longtemps. Mais ceci est plus juste socialement que de les forcer à le faire par des diminutions de salaires ou des menaces de suppression d’emplois et de revenus.
Le « troisième modèle » contient encore un autre aspect de justice sociale. Quand le trust multinational Philipps licencie quarante mille salariés, ce qui entraîne une baisse de niveau de vie de cent mille personnes, il agit ainsi à cause de mauvaises décisions prises par les dirigeants et les financiers, à propos de choix de production, de coûts de production, de recherche de marchés, de comportements des consommateurs, etc., les salariés n’ont été en rien responsables de ces mauvaises décisions. Mais ils en supportent les conséquences. Ne serait-il pas plus juste, socialement, que ceux qui prennent les décisions soient ceux qui auraient à en supporter les conséquences ?
L’optimum économique et social
La planification socialiste démocratique garantit aussi un niveau élevé d’efficacité économique et sociale. On affirme généralement que la règle de la maximisation du profit, qui est au coeur du comportement capitaliste, entraîne une efficacité économique maximum au niveau de l’entreprise, à condition d’être soumise aux contraintes d’un marché compétitif. Cela n’est pas assuré du tout. Mais, afin de ne pas nous écarter de la question principale, nous accorderons ce point aux défenseurs de l’économie de marché. Mais, insistons là-dessus, là n’est pas la vraie question. Leur hypothèse (souvent implicite) est que l’efficacité maximum de l’économie dans son ensemble est simplement la somme des optima obtenus au niveau des entreprises individuelles. En langage savant: les optima macro-économique et micro économique coïncident. Cette assertion est erronée.
A l’inverse d’un propos bien connu, aussi naïf que cynique, d’un ancien patron de Général Motors, M. Charles Wilson: ce qui est bon pour Général Motors n’est pas forcément (n’est même généralement pas) bon pour les États-Unis. Deux exemples montrent que l’assertion est en fait erronée. Ils montrent de plus quelles raisons principales il en est ainsi: les propriétaires et les dirigeants des entreprises, précisément parce qu’ils sont motivés par la maximisation du profit, ne prennent en compte que les coûts et les profits monétaires qui pèsent sur leurs bilans annuels. Ils ne sont pas concernés par ce que les autres doivent payer en conséquence de leurs décisions. Mais comme il y aura toujours quelqu’un pour payer pour ces conséquences, ces dépenses doivent être incluses dans un calcul global de la pertinence économique de ces décisions.
Si un million d’entreprises économisent vingt milliards de dollars en licenciant un million d’ouvriers, augmentant ainsi fortement leurs profits, elles ont agi avec efficacité de leur point de vue individuel d’entreprises. Mais si cela entraîne pour l’État le paiement supplémentaire de dix milliards de dollars d’indemnités de chômage ; pour le gouvernement la perte de cinq milliards d’impôts à cause de la baisse des revenus et des dépenses des chômeurs; pour la société la non- production de milliards de dollars de produits utiles que les chômeurs auraient pu produire; et si le total de ces pertes atteint trente milliards de dollars, alors ce qui a été profitable du point de vue individuel des entreprises apparaît clairement comme non profitable d’un point de vue macro-économiques. Et encore ces calculs ne comprennent-ils pas les coûts de l’angoisse morale et mentale que le chômage entraîne chez les licenciés, leurs familles, leurs amis et leurs camarades de travail.
Si le gouvernement diminue les dépenses d’entretien des infrastructures afin de diminuer les impôts des riches et des entreprises de dix milliards de dollars, cela leur est profitable. Supposons même qu’il soit vrai, comme le prétendent les défenseurs de la soi-disant « économie de l’offre », que ces dix milliards de dollars engendrent un accroissement supplémentaire du revenu national de dix milliards de dollars. Gain total: vingt milliards de dollars, estimation très probablement fausse.
Mais, à la suite de la baisse des dépenses d’entretien des infrastructures, des ponts s’écroulent, des routes se dégradent, le trafic décroît, les accidents se multiplient, et si les coûts de transport et les dépenses de santé résultant des accidents augmentent en conséquence de trente milliards de dollars, alors le bilan macro-économique global est négatif et non positif.
De plus, à un moment où les préoccupations écologiques et pacifistes vont croissant, nous avons appris que même la distinction entre une efficacité macro-économique et une efficacité micro-économique est encore insuffisante pour porter un jugement sur la rationalité globale des décisions économiques.
S’il est macro-économiquement « moins coûteux » de produire des armes nucléaires et biologiques que des armes « classiques », devons-nous alors choisir de stocker de plus en plus de ces armes qui risquent de supprimer toute vie sur la Terre? S’il est macro-économiqueement meilleur d’augmenter la production alimentaire en accroissant l’utilisation de produits chimiques dangereux, en détruisant les forêts tropicales, en condamnant des millions d’hectares à la désertification, devons-nous alors continuer à utiliser des méthodes de développement agricole qui polluent l’atmosphère, les rivières et les océans, et qui menacent la survie de l’humanité de désastres écologiques?
Insistons à nouveau: il s’agit de reconnaître que certains choix sont des priorités sociales absolues qui doivent être mises en application sans tenir compte des « coûts », c’est-à-dire sans se préoccuper de la quantité de ressources rares qui restent disponibles pour les autres besoins. Une économie de marché ne peut, ni ne veut imposer de telles priorités. Un système d’auto-gestion coordonnée par une planification démocratique pourrait mettre en oeuvre plus facilement de telles priorités.
Le « troisième modèle » est possible
Ceux qui prétendent que le « troisième modèle » est irréalisable utilisent deux types principaux d’arguments. L’autogestion coordonnée serait impossible à l’échelle macro-économique. Il lui serait également impossible de fonctionner avec un minimum d’efficacité au niveau de l’unité élémentaire de production et de service.
Dans le débat, le premier type d’argument est particulièrement bien représenté par le professeur Alec Nove. Dans son livre « Économie du socialisme réalisable » (traduit en français sous le titre « Le Socialisme sans Marx », éditions Economica, 1983), le principal argument d’Alec Nove se rapporte au grand nombre de décisions économiques dont dépend le fonctionnement d’un système industriel complexe contemporain et qui touche des millions de produits différents. Il est impossible pour la masse des producteurs/consommateurs de prendre à priori des décisions réfléchies sur l’allocation de tant de produits, sans parler plus simplement de décisions correctes. Seul le marché peut le faire.
Il y a plusieurs incorrections dans ce raisonnement. En premier lieu, la plupart des millions de produits dont parle Alec Nove ne sont pas distribués par le marché, même sous le capitalisme. Ce sont les pièces détachées, les machines, les matières premières, les biens intermédiaires, dont le niveau de production est déterminé par des coefficients techniques soit à l’intérieur même des grandes entreprises, soit par des commandes directes entre utilisateurs et producteurs uniques. Ceci ne devrait pas changer dans un système de planification démocratique.
Deuxièmement, la planification démocratique implique une large décentralisation. Les décisions de planification doivent être prises après délibérations au niveau où elles peuvent être prises avec efficacité. Tous les producteurs/citoyens n’ont pas besoin de discuter et de décider sur des millions de problèmes. Les habitants de Boston n’ont pas besoin de décider des arrêts d’autobus dans les banlieues de Sâo Paulo. Les employés d’une fabrique de puces électroniques n’ont pas besoin de discuter sur l’organisation de la production dans l’industrie de la chaussure. Les enseignants n’ont pas à être responsables du fonctionnement des hôpitaux.
Un système d’autogestion coordonnée est capable de faire participer des millions de gens à la responsabilité de la conduite de l’économie, justement parce qu’ainsi chacun a la responsabilité de certaines décisions, mais que tout le monde n’a pas à décider de tout.
Cela implique que, dans le « troisième modèle » l’autogestion directe est combinée avec certaines formes de démocratie économique représentative indirecte, à travers des organismes élus. Les décisions sur les priorités d’allocation des ressources rares ne seraient pas prises seulement par les niveaux élémentaires. Elles seraient aussi prises aux niveaux local, régional, de la branche industrielle, national, et aussi rapidement que possible au niveau international. A tous ces niveaux, elles ne pourraient être prises que par des instances élues. Si les élections sont réellement libres, si les débats dans ces instances sont vraiment publics, si les électeurs ont le droit de révoquer les élus, et si la population a le droit de décider certaines questions fondamentales par référendum, alors il n’y a rien de fondamentalement impraticable ou bureaucratique dans la procédure de prise de décision.
En fait, l’idée que la planification implique automatiquement une énorme bureaucratie est véritablement une pétition de principe. Si l’on suppose que la plupart de gens ne sont pas capables de (ou ne veulent pas) s’occuper de leurs propres affaires, alors évidemment d’autres doivent le faire à leur place. Mais cette supposition reste à démontrer. Ce n’est qu’un préjugé, un retour du mythe du péché originel. Si l’on rejette cette supposition, alors la thèse inverse se renforce. Ce n’est qu’en impliquant effectivement la majorité de la population dans l’administration de ses propres affaires, que celle-ci acquiert progressivement les compétences pour le faire de plus en plus efficacement. On ne peut pas apprendre à nager sans se mettre à l’eau.
Souvent ceux qui rejettent la possibilité d’une planification socialiste démocratique invoquent le précédent de l’URSS et de sociétés similaires. La planification soviétique n’a-t-elle pas conduit à une bureaucratisation massive, voire monstrueuse ? En fait, cet argument renverse l’ordre chronologique et l’ordre logique. Ce n’est pas parce que l’économie soviétique est devenue une économie planifiée, après 1927, qu’elle est devenue bureaucratisée. C’est parce que la bureaucratie avait déjà pris le pouvoir en URSS et introduit la planification afin de stabiliser et d’étendre son pouvoir et ses privilèges, que la planification a été, dès le début, une planification centralisée bureaucratiquement (et ajoutons: plutôt partiellement planifiée, pseudo-planifiée et caractérisée par d’énormes disproportions institutionnalisées).
Troisièmement, un système complexe comme celui que nous connaissons aujourd’hui a en effet besoin de nombreux mécanismes d’arbitrage, de compromis, de conciliation et de résolution des contradictions. Aucun marxiste sérieux n’a jamais prétendu que, sous le socialisme, sans parler de la période de transition entre capitalisme et socialisme, toutes les contradictions sociales devraient disparaître, qu’il y aurait une harmonie totale entre l’individu et la société, entre l’humanité et la nature. De même, aucun socialiste sérieux ne pense qu’on peut se passer de tous les experts et de toutes les compétences scientifiques dans la conduite de l’économie.
Mais il ne s’ensuit pas que la prise de décision doit être aux mains des experts. Et d’ailleurs, les patrons des grandes multinationales, les ministres de tous les gouvernements existants, sans parler des chefs de la nomenklatura -c’est-à-dire tous ceux qui prennent les décisions fondamentales dans le monde d’aujourd’hui -sont-ils vraiment des experts scientifiques ?
Ceux qui pensent que l’autogestion est impossible à l’échelle macro-économique (macro-sociale) confondent l’exercice du pouvoir social avec les cadres (les articulations) techniques, scientifiques, idéologico-morales du pouvoir. Ce n’est pas parce que la plupart des gens ont des connaissances insuffisantes en biochimie ou en agronomie qu’ils ne peuvent pas décider que chaque habitant de la planète doit disposer de la quantité de calories/protéines/vitamines qui lui assure une vie en bonne santé! Pourquoi un petit nombre de scientifiques, sans parler du marché, aurait-il le droit de décider de la vie et de la mort de millions d’enfants chaque année ?
L’argument de la motivation personnelle des entrepreneurs
Le professeur Ota Sik peut être cité comme un représentant type de l’école de pensée qui estime que le » troisième modèle » fondé sur l’autogestion des producteurs ne peut pas fonctionner au niveau de l’entreprise. Sa position fait d’autant plus impression qu’il fut lui-même pendant longtemps un défenseur du » troisième modèle « . Voici comment il défend l’opinion inverse aujourd’hui: « A cette époque (1963) et ensuite pendant une longue période -lorsque j’étais en exil après l’intervention du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie -j’affirmais que de telles (grandes) entreprises devaient avoir une gestion collective par des représentants des employés, représentant la propriété populaire, c’est-à-dire socialiste.
Mais un scientifique doit être capable de, et être assez audacieux pour, confronter ses idées à la réalité toujours mouvante. En conséquence, après examen des résultats obtenus par des entreprises gérées de cette façon en Yougoslavie et en Chine, j’en vins à la conclusion que le rôle dirigeant ne peut être joué que par un individu vraiment motivé et compétent, une personne représentant un mode de propriété différent de celui du passé. Ce type de gestion collective n’est capable de donner des résultats satisfaisants que dans des entreprises petites ou moyennes -et seulement s’il y a une forme de propriété coopérative. Il faut aussi que la main-d’oeuvre ait des liens étroits avec l’entreprise, afin d’être pleinement impliquée dans son fonctionnement là où elle passe une grande partie de la journée. Les travailleurs doivent se connaître, avoir des vues claires sur la marche de l’ensemble de l’entreprise, etc.
Ainsi, à partir de mes nouvelles connaissances, j’ai dû réviser mes vues précédentes. Je sais maintenant que les grandes entreprises impliquent nécessairement la propriété individuelle, mais, et c’est sur quoi je veux insister, avec un élément important de propriété collective, j’entends par là propriété du collectif de travail. Cependant, comme je l’ai déjà dit, prenant une forme individualisée. En d’autres termes, des sociétés par actions détenues collectivement sont la forme de propriété la plus adéquate. Les entreprises d’État en Tchécoslovaquie doivent être transformées en de telles sociétés par actions détenues collectivement, assurant une forte participation des employés parmi les actionnaires dans le montant du capital. » (Czechoslovak life, n° II,1990).
Malheureusement, il y a bien peu de science, beaucoup de dogmatisme et pas qu’un peu d’idéologie apologétique sommaire dans cette analyse. La propriété signifie le pouvoir de s’approprier et d’affecter. Dire que les actionnaires sont les propriétaires des entreprises est tout simplement faux. Même des tribunaux occidentaux l’ont formellement nié. L’un quelconque des millions d’actionnaires de General Motors ne peut pas se présenter à l’usine et exiger qu’on lui remette un millionième des actifs. Les actionnaires sont seulement possesseurs de parts dans le revenu net de la société, et même ceci dans certaines limites. En fait, bien loin d’être un moyen de diffuser la propriété dans une économie de marché, les sociétés par actions sont un moyen de concentrer la propriété entre les mains des familles des milliardaires – les groupes financiers -qui contrôlent les grands monopoles, et auxquelles les petits et moyens actionnaires abandonnent de facto la propriété de leur épargne.
Dans le cas de l’actionnariat ouvrier, c’est encore plus clair. Les actions forment un bloc de contrôle et ne peuvent pas être vendues. En plus, il y a interdiction de licencier. Dans ce cas, nous sommes non pas devant une véritable société par actions détenues collectivement mais devant une sorte de coopérative ouvrière. De fait, c’est une forme authentique de propriété ouvrière. Soit ces actions peuvent être vendues en bourse, et les travailleurs n’ont pas, ou perdent rapidement le contrôle de l’entreprise et il n’y a pas d’interdiction de licenciement.
Dans ce cas, on ne peut pas parler de co-propriété des travailleurs. Quel genre de co-propriétaire est-ce là celui qui peut être licencié d’un jour à l’autre indépendamment de sa propre décision ? Les difficultés, pour ne pas dire la tragédie, de l’autogestion ouvrière en Yougoslavie pendant sa meilleure période de fonctionnement, résidaient précisément dans son imbrication trop étroite avec l’économie de marché. Une fois que le marché a fixé les grandes lignes du développement économique, des entreprises peuvent être obligées de fermer à cause d’un manque de profitabilité. Comment un ouvrier pourrait-il être réellement le co-maître de l’usine, si le co-maître est obligé de se licencier lui-même à cause de forces sur lesquelles il n’a aucun contrôle ?
L’idée selon laquelle, dans les grandes entreprises, l’autogestion ne peut pas marcher parce que les travailleurs ne se connaissent pas entre eux et n’ont pas une vision claire des activités de l’ensemble, n’est qu’un vulgaire préjugé. Une grande entreprise est un ensemble de petites unités, de la même façon qu’un grand hôpital ou que le service des postes. Dans ces petites unités, tout le monde se connaît. Bien plus, tout le monde dépend de chacun. Ces unités fonctionnent dans une large mesure grâce à une coopération élémentaire, corrigeant les défauts et l’inefficacité propres aux grandes unités.
Croire que des propriétaires individuels connaissent personnellement mieux des milliers d’ouvriers est tout simplement ridicule. De même que les bureaucrates en chef, leurs méthodes de direction accroissent simplement le poids des sous-systèmes bureaucratiques de sommet, l’arbitraire, le gâchis et l’inefficacité.
D’autre part, une informatisation étendue de la gestion fournit une vision claire de l’activité l’ensemble à tous les travailleurs – sauf si les intérêts propres d’une minorité spécifique l’interdit délibérément (intérêts des capitalistes ou intérêts des nomenklaturistes en chef) . On peut donc tout à fait retourner l’argument d’Ota Sik en faveur de l’autogestion. Seul un système d’autogestion peut permettre d’exploiter pleinement l’énorme potentiel productif de la troisième révolution technologique, puisqu’il permettra que la masse des travailleurs soient motivés par la recherche d’une meilleure efficacité de leur entreprise.
Avec la planification bureaucratique partielle, l’expérience a montré que cette motivation est largement absente. L’irresponsabilité devient générale. Mais dans une économie de marché, en dépit de la menace du chômage, l’irresponsabilité et le manque de motivation sont également répandus. Les travailleurs ont appris, par leur expérience pratique, que leurs efforts profitent principalement à d’autres et très peu à eux-mêmes. Souvent ces efforts sont nuisibles à leur santé, à leurs revenus, à leur sécurité d’emploi.
Alors pourquoi se fatiguer pour le roi de Prusse?
Dans un système de planification socialiste démocratique fondé sur l’autogestion coordonnée, les producteurs disposeraient de deux stimulants matériels puissants à une plus grande efficacité. Le premier serait leur attente d’un « dividende sociale » (revenu complémentaire) dont ils fixeraient eux-mêmes les formes: suppléments en monnaie, ou en biens de consommation, ou en services sociaux (locaux d’accueil de vacances, écoles, transports publics, logements) assurés par eux-mêmes en coopération avec d’autres travailleurs au niveau local, régional ou national. Un autre stimulant pourrait être une réduction de la charge de travail, c’est-à-dire la possibilité de rentrer chez soi après quatre ou cinq heures de travail, si le travail en question est accompli dans des conditions de contrôle strict de qualité par des représentants des consommateurs.
Quant à l’argument d’Ota Sik, toujours dans le même entretien, selon lequel la théorie marxiste de la plus-value et de l’exploitation est fausse car elle ne reconnaît pas la nécessité d’accorder une prime à l’activité de l’entrepreneur, le » courage ( sic) de ces hommes et de ces femmes qui prennent les risques (resic) inhérents à l’entreprise, leur capacité à organiser, leur énergie créative et ainsi de suite », il est indigne d’un scientifique du niveau de Sik.
Dans quelle grande entreprise capitaliste, les grands financiers qui contrôlent ces entreprises ont-ils ces qualités ? Lorsque vous possédez une fortune d’un milliard de dollars, sans parler de dix milliards de dollars, votre capital ne s’accroît-il pas automatiquement de centaines de millions de dollars par an, en fait il s’accroît à chaque heure, à chaque minute, sans que vous ayez à lever le petit doigt ? Et sous le régime capitaliste, toutes les grandes entreprises ne sont-elles pas contrôlées par ce genre d’individus ? Qui produit l’accroissement des richesses ? Est-ce que cela ne relève pas, en dernière analyse, d’un problème d’appropriation du travail d’autrui ? L’évêque à la bouche d’or (Jean Chrysostomos) n’avait-il pas raison lorsqu’il écrivait, mille six cents ans avant Proudhon: « la propriété c’est le vol »?
Si en Tchécoslovaquie, en Pologne et en URSS, des » individus dotés » (en général mafiosi) ont la possibilité d’acheter à bon marché des entreprises créées dans le passé par le labeur infini et les sacrifices des travailleurs, n’est-ce pas un cas très clair d’appropriation illégitime ? Et les travailleurs concernés ne sont-ils par moralement justifiés de se révolter contre ces appropriations ?
A un niveau plus élevé, le professeur E. Furubotn a affirmé catégoriquement: « A propos des entreprises autogérées, la conclusion ultime est clairement que, quelle que soit leur contribution à la démocratie industrielle, elles ne constituent pas une organisation économique naturellement efficace. On peut démontrer que l’autogestion entraîne un chômage chronique et une mauvaise allocation du capital. On ne peut atteindre ni une allocation efficace, ni des buts réformistes quand les travailleurs-investisseurs décident du taux d’accumulation du capital (3). »
L’économiste autrichien Ernst Fehr, utilisant les mêmes hypothèses et les mêmes méthodes néoclassiques que le professeur Furubotn a cependant démontré que ces conclusions ne sont vraies que s’il y a une large décentralisation des décisions d’investissement, que si les travailleurs au niveau des entreprises ne participent pas vraiment à la distribution d’un revenu complémentaire, s’ils n’ont pas d’intérêts matériels à maintenir ou accroître le » stock de capital « , ou s’ils viennent à perdre le droit à recevoir leur quote-part des actifs physiques vendus: en d’autres termes, s’il y a un environnement essentiellement capitaliste.
A partir d’un projet de modèle de propriété des travailleurs (socialisation de la propriété) réellement coordonné au niveau des entreprises, combinant des formes de propriété individuelle, de groupe et collective, mais avec un réel pouvoir de décision et un contrôle ouvrier effectif, et avec une véritable garantie de plein emploi, l’argumentation du professeur Furubotn s’effondre complètement. D’ailleurs Fehr montre, après une longue analyse, que les entreprises autogérées peuvent être plus efficaces que les entreprises privées (4).
La dialectique de l’efficacité micro-économique et de la rationalité macro-économique
Il n’y a pas de raison à ce que le » troisième modèle » de planification socialiste démocratique ne prenne pas en compte les considérations d’efficacité au niveau de l’entreprise, comme nous venons de le voir. Il n’y a vraiment aucune raison qu’il rejette le libre choix du consommateur. Tout ceci devrait être élargi et non pas réduit, par comparaison avec ce qu’il en est réellement sous le » capitalisme du troisième âge » ( et non pas par comparaison avec ce que les libéraux dogmatiques prétendent qu’il en est, dans leurs manuels).
De même, il n’y a pas de raison de supposer que, dans la période de transition du capitalisme au socialisme, l’utilisation de l’argent (qui demande une monnaie stable) et des mécanismes de marché, essentiellement comme instruments pour assurer une plus grande satisfaction du consommateur, devraient être écartés ou même limités, à la condition que cela ne conduise pas à une détermination par le marché des priorités de choix en matière sociale et économique.
Il y a une logique fondamentale dans la dialectique entre efficacité micro économique et rationalité macro-économique (macro-sociale). Vous pouvez allouer seulement le total des ressources matérielles disponibles à la satisfaction des besoins, y compris la satisfaction des besoins macro-sociaux telle la protection de l’environnement. Ils ne pourraient pas être mieux satisfaits sans utiliser davantage de ressources, bien que beaucoup de pertes puissent être évitées et de nombreuses réductions soient possibles dans l’utilisation de certaines ressources, par exemple l’énergie. Cependant d’un point de vue général, un accroissement de la satisfaction des besoins demande effectivement un accroissement de la production, c’est-à-dire la croissance économique, surtout si les énormes soins fondamentaux non satisfaits du tiers monde doivent être pris en compte.
Comme la production est encore, dans une large mesure, assurée par l’activité au niveau des entreprises, il en résulte que l’efficacité micro-économique a une réelle importance dans le cadre de la planification socialiste démocratique.
II serait cependant faux de réduire la dialectique de l’efficacité micro économique et de la rationalité macro-économique à la dialectique du plan et du marché. L’usage de la monnaie comme unité de compte est très différent de son usage comme instrument d’échange et encore plus différent de son usage comme moyen d’accumulation de la richesse et de détermination des choix et des décisions d’investissement.
Le premier usage restera généralisé dans une planification socialiste. Le second a commencé à décliner déjà sous le capitalisme et continuera à décliner pendant la période de la transition, sauf dans le domaine de certains biens et services de consommation. La montée de la production de biens et services gratuits va certainement se produire. Le troisième usage devrait être sévèrement restreint et progressivement éliminé.
Nous avons déjà souligné que d’autres formes d’incitations matérielles que le simple accroissement du revenu monétaire pourraient être utilisées pour accroître la participation des producteurs à la lutte pour une utilisation optimale des ressources productives au niveau de l’entreprise. De même, d’autres mécanismes que les fluctuations sur les prix pour adapter l’offre à la demande pourraient accroître le niveau de satisfaction des consommateurs.
A cet égard, on peut mentionner le pouvoir des comités de consommateurs pour décider, en coopération avec les conseils de producteurs, le nombre et la variété de biens de consommation. Sous le « capitalisme du troisième âge », ceux-ci sont largement, si ce n’est exclusivement, déterminés par les entreprises productives, sur la base d’études de marché et de prévisions du comportement futur du consommateur, qui sont souvent gravement erronées. Des choix conscients des consommateurs et des extrapolations statistiques fondées sur ceux-ci sont moins sujets à s’écarter du but. Des mécanismes de correction, y compris des mécanismes de marché, peuvent être utilisés pour réaliser les ajustements nécessaires avec ce qui demeure essentiellement une manière non marchande pour les consommateurs de déterminer leurs préférences personnelles.
De même, des formes très strictes de contrôle de qualité par de nombreux organismes de consommateurs ou de représentants des consommateurs sont d’indispensables instruments non marchands pour assurer un haut niveau de satisfaction des consommateurs. Avec les conseils d’experts scientifiques, ces organismes devraient réduire le grand nombre d’abus; alimentation pleine de produits chimiques, emballages nocifs ou gâchés, vêtements et biens durables de mauvaise qualité qui caractérisent la production de biens de consommation en régime de maximisation du profit des entreprises individuelles) qui est celui du troisième âge du capitalisme.
On pourrait accuser notre défense du troisième modèle d’être, à un certain degré, pragmatique. Nous porterons cette croix avec stoïcisme. En fait, la voie la plus efficace et la plus humaine pour construire une société sans classe est affaire d’expérimentation et doit progresser par approximations successives. Il n’y a pas pour cela de bons livres de recettes, ni celle de la planification totale, ni celle du socialisme de marché. Nous apprendrons seulement peu à peu, à partir de l’expérience, quelles sont les plus importantes erreurs à éviter et les meilleures combinaisons de mesures à promouvoir. On ne peut pas espérer la perfection, ni la promettre. La seule assurance que l’on peut avoir est que la planification socialiste démocratique entraînera moins de gâchis économiques et conduira à moins de conséquences inhumaines que le capitalisme/impérialisme d’une part et que le despotisme bureaucratique d’autre part. Ceci exige en permanence l’interaction équilibrée de trois principaux facteurs, comme Trotsky l’avait prévu clairement.
La planification centralisée, la vérification ex-post par le marché et la correction ex-ante des décisions de planification, et une véritable démocratie politique socialiste. Nous ajouterons volontiers une quatrième condition: une réduction radicale de la durée journalière et hebdomadaire, du travail. Il reste une dernière condition pour juger de la possibilité du » troisième modèle » : la condition politique. Comme nous rejetons toute tentative d’imposer un modèle économique à la population contre le voeu de la majorité -l’effondrement du stalinisme en Europe de l’Est est dû, en dernière analyse, à une telle tentative – y a-t-il une possibilité que la majorité des travailleurs accepte effectivement le « troisième » modèle fans un avenir prévisible?
Sur la base des résultats électoraux récents en Europe de l’Est et de l’Ouest, sans parler des USA et du Japon, on inclinerait à répondre « non » à cette question. Mais cela ne prendrait pas en compte un aspect nouveau et important de l’évolution du monde au cours des vingt dernières années: l’émergence de « nouveaux mouvements sociaux » et, plus généralement, de nouvelles façons de concevoir la politique et d’agir politiquement, en essayant d’aborder autrement les « problèmes généraux » de la société : par l’action de masse extraparlementaire (et subsidiairement par les référendums).
Cette tendance est déjà visible dans un nombre croissant de pays. Nous venons juste d’en avoir, en France, une impressionnante illustration: pour la première fois dans l’histoire de ce pays, des centaines de milliers de lycéens manifestant dans les rues ont imposé à un gouvernement et à un parlement peu enthousiastes que le budget de l’éducation nationale soit plus élevé que le budget de la défense nationale. Que cet exemple soit suivi de très nombreux autres !
Paru dans la revue Critique communiste, 1991, (106/107), pp.15-21.
Notes
1.Ward, Domar et Vanek affirment qu’il y a des rigidités fondamentales dans le comportement de travailleurs en autogestion, affirmation qui est, pour le moins, douteuse. Catherine Samary (le Marché contre l’autogestion: l’expérience yougoslave, Paris, La Brèche, 1988) critique sévèrement la variante yougoslave de l’autogestion, qui a combiné un excessif recours au marché avec le système du parti unique.
2.L’expérience de ce que l’on a appelé les cercles de qualité « , introduits au Japon, et diverses autres innovations dans l’organisation du travail reflètent une prise de conscience croissante par les capitalistes que la hiérarchie traditionnelle ne permet pas d’exploiter le nouveau potentiel technologique. Mais ces innovations sont fondamentalement sapées par leur subordination au profit et au besoin continu du capital de contrôler le travail pour maximiser le profit.
3.Ces citations sont extraites respectivement de: The long-run analysis of the labor managed firm » (in American Economic Review : vol. 66. 1976 ); .Worker alienation and the structure of the firm ., in S. Pejovitch (ed.) : Gouvemmental controls and the {ree market (A & M University Press Texas, 1976) ; Tradable c/alms and the self-financed investment in the capitalist labo, managed firm, 1980. Nous avons retraduit ces citations du livre en allemand de Fehr .
4. Ernst Fehr: Oekonomische Theorie der Selbstverwal- A tung und Gewinnbeteilung, Çampus, Frankfurt, 1988.