Poésie, art, révolution. Hommage à Bernard Noël
Bernard Noël est décédé il y a quelques semaines. Figure à la fois exigeante et généreuse de la littérature, de la poésie et de l’art, il releva le défi d’une pratique de l’écriture dont l’ambition était que le texte puisse prendre en charge autant l’art que l’histoire, le récit que l’expérience littéraire, le poétique que le politique. Il avait conscience des difficultés qu’un tel enjeu pouvait rencontrer.
Travaillant le texte jusqu’à la matière même du mot dans sa capacité à prendre en charge le corps à l’œuvre dans l’écrit, il en fit le noyau central de son écriture ; jusqu’à assumer la place d’où parle un texte, d’où il émerge et comment se confronte-t-il à la pensée et au visible. Il notait que « c’est en croyant reproduire des états du corps comme si elle en était l’empreinte que mon écriture fut fondée à contre-mentalité ».
Bernard Noël était porté par une radicalité qui refusait le déclamatoire. Il assumait une certaine ascèse de l’écriture sans se voiler dans le puritanisme de l’euphémisme. Mais il avait conscience des ambiguïtés dans laquelle se place à son corps défendant toute écriture.
L’écriture pour lui entremêlait travail historique, document ou conversation avec l’œuvre jusque dans sa part critique, ses failles, ses dissonances et ses débats. L’édition même relevait de la pratique textuelle Il n’y avait pas chez de barrière entre le textuel et le politique. Ainsi ce fut dans la collection Texte de chez Flammarion qu’il publia le rapport sur la torture dans l’Argentine de la dictature militaire.
Il avait par contre chez lui une forme de pessimisme de la raison, un désenchantement sur la possibilité d’une pérennité de sa force critique et d’une irréductibilité de la production textuelle face au pouvoir, et donc de sa capacité à résister et échapper à son rouleau compresseur du déminage normalisateur. Il écrivait dans L’outrage aux mots : « comment trouver un langage inutilisable par l’oppresseur ? Une syntaxe qui rendrait les mots piquants et déchirerait la langue de tous les Pinochet ? J’écris. J’ai cris rentrés. Il n’y a pas de pouvoir libéral : il n’y a qu’une façon de nous baiser. A toutes les conversations au coin du feu télévisées, chacun devrait répondre par un colis de merde au grand merdeux de l’Elysée ». Qui récupérait ce langage-là ?
Cette dimension politique de l’écriture Bernard Noël la revendiquait quand il déclarait dans Le sens, la sensure : « L’écrivain, s’il n’est pas dupe ou complice, redresse la vision. Son travail est politique sans qu’il fasse nécessairement de la politique. Il est irremplaçable (ce qui ne signifie qu’il est indispensable) ».
Il avait conscience de cette puissance à désamorcer le texte de toute charge critique par une entreprise de normalisation et de dépolitisation de l’écriture. Une façon de la noyer dans le flot constant de produits littéraire, de la recouvrir de ses productions qui ne mettent en récit que l’ordre des choses afin de faire de l’écriture le simple ornement narratif d’un état qui occulte les conditions historiques de la domination. C’est cette inflation organisée qui porte ce que Bernard Noël nomme « la sensure ».
Cette entreprise de dévitalisation qu’organise le pouvoir c’est aussi ce qu’il nomme aussi la Castration Mentale à travers la consommation culturelle massive où le spectacle « tient lieu d’activité mentale ». Evoquant la télévision, il souligne que l’image est « le bourreau délicat qui que crève les yeux mentaux sans crever les yeux physiques. C’est que les décervelés sont désormais plus rentables que les cadavres parce qu’ils sont de serviles et excellents consommateurs ».
C’est ce qui, de la guerre d’Algérie à celle du Vietnam, du Printemps de Prague écrasé aux dictatures chilienne et argentine, lui a interdit d’être indifférent face aux barbaries du monde.
C’est à récuser cet assoupissement mortifère que s’attache son écriture ; et la rend exigeante à l’égard du lecteur ; parce qu’il le respecte et croit à sa capacité d’attention et de réflexion. Contre la distraction ordinaire.
Bernard Noël a écrit un nombre important d’ouvrages parmi lesquels on peut citer Le dictionnaire de la Commune (1971 – réédition L’Amourier, 2020), La castration mentale (1997), Les treize cases du je (1998) ou plus récemment L’outrage aux mots, un recueil de ces textes paru en 2011. Sur l’art on peut citer Onze romans d’œil (1988) et Magritte (1998).
Bernard Noël a par ailleurs entretenu des relations étroites accompagnées de textes ou de livres d’art avec nombre d’artistes parmi lesquels Colette Deblé, Olivier Debré, Fred Deux, Erro, Christian Jaccard, André Masson, Bernard Moninot, Daniel Nadaud, François Rouan, Antonio Segui et Jan Voss.
En tant que critique d’art nous avions pu apprécier l’acuité de ses entretiens dans la Quinzaine Littéraire, et la qualité de ses commentaires y compris quand nous ne partagions pas ses critiques ou ses parti- pris.
Nous avons proposé à deux artistes qui ont eu une relation importante avec Bernard Noël de répondre à nos questions. Nous publions ici un entretien avec Daniel Nadaud et un court texte que nous a fait parvenir Jan Voss.
Philippe Cyroulnik
Entretien avec Daniel Nadaud
Comment tu as rencontré Bernard Noël ?
En 1978 à Mauregny, chez Jan Voss, j’avais alors, seulement lu deux ouvrages de Bernard publiés chez Fata morgana, et me réjouissais de le rencontrer. La timidité de l’un et de l’autre nous rapprocha de suite. Sa parole si naturelle et profonde, son regard attentif, son insatiable curiosité de l’autre me mettait en totale confiance.
Comment se passaient vos échanges ?
La première visite qu’il me fit à l’atelier fut pour moi libératrice, j’aimais ses silences ponctués de questions précises, il notait sur un carnet tant de choses, surtout il ne jugeait pas, tentait de comprendre et exprimait ce qu’il voyait, ceci avec une intelligence et une sensibilité rare. On se sentait appuyé, éclairé, chargé d’énergie et, en somme, ragaillardi. Puis, très vite, Bernard m’invita à me confronter aux livres par le dessin.
Ce qui nourrit nos premiers échanges épistolaires en 1978 qui se prolongèrent jusqu’en ce début d’année 2021. Correspondance régulière jamais interrompue, du côté de Bernard par l’écrit et du mien, par le texte noyé dans le dessin.
Comment décrirais-tu l’attitude de Bernard à l’égard des œuvres ?
Extrêmement ouverte, humaine, érudite, ciselée et intériorisée, si j’en juge par rapport aux multiples textes écrits qu’il développa, tant en poésie, romans, théâtre, histoire, peinture, et sculpture.
L’édition récente de son œuvre complète : L’Outrage aux mots, Les plumes d’éros…
Le dictionnaire de la Commune, les monographies sur André Masson, Géricault, Jan Voss, Magritte, etc., en témoignent.
Attitude d’homme de gauche, libre et lucide qui ne dissocie pas poésie et expression politique. La « Sensure » surgit dans un ouvrage incontournable, La castration mentale. Bernard considérait que ces textes relevaient à la fois du poétique et du politique.
Que penses-tu de cette attitude et qu’est-ce qui a retenu ton intérêt dans ses textes ?
Je l’approuve naturellement, j’aime beaucoup l’homme clairvoyant et généreux qu’il est, et la précieuse relation amicale que nous relie depuis tant d’année, je ne juge pas ni ne hiérarchise ses œuvres, je le lis depuis la parution de Messe blanche en 1972 avec infini plaisir, son parcours me surprend, j’ai besoin de sa réflexion douloureuse. L’ouvrage qu’il a consacré à André Masson remonte d’un coup à ma mémoire, son analyse calme et violente en osmose avec ses dessins, puis… le regard qu’il porte à Géricault…
Cette question me met mal à l’aise comme si je ne désirai pas y répondre. Je ne peux dissocier l’être vivant et sa création, comme si je n’avais aucun recul, ou ne souhaitais pas en avoir, c’est trop tôt. Sa mort m’est insupportable.
Et puis je reprends, j’entends sa parole, le labyrinthe, le doute, le temps qui n’a qu’un temps, celui de chacun. Ses livres parfaitement écrits bien rangés dans mes étagères, que j’ai envie de relire l’un après l’autre… Et puis cette boîte noire qui contient quelques centaines de lettres manuscrites, dont j’ai relu une bonne centaine hier. Il est là, parmi toutes ces preuves de son existence, deux vidéos de Thésée le rappellent. Je ne saurai définir le contenu de ses livres, juste conseiller de s’en saisir pour être entrainé à en suivre les phrases et les replis.
Bernard te suggérait-il des œuvres d’écrivains ?
Bien entendu, avec sa complicité, les livres pour lesquels j’ai travaillé permettaient l’accès à la découverte d’auteurs tel Wallace Stevens, Laure, Denise Levertov, Marina Tsvétaïeva, Claude-Louis Combet…
Y-a-t-il une œuvre qui a été marquante pour toi ?
J’en citerai plusieurs : d’abord l’un des derniers livres, Mon corps sans moi (2018), puis Le livre de l’oubli (2012), Le lieu des signes (1988), un roman : 19 Octobre 1977 (1979), ainsi que son livre André Masson ou le regard incarné (2010).
En guise d’hommage j’aimerais citer cet extrait du Livre de l’oubli :
« Celui qui voit a les yeux ouverts
sur la totalité de ce qui est devant lui ; celui
qui regarde ne voit qu’une partie de ce qui
est devant lui mais en nouant une relation
qui change la nature de l’espace : la différence
entre voir et regarder comprend l’oubli ».
Un texte de Jan Voss
J’ai fait la connaissance de Bernard en 1965 ou 1966 dans un village des Corbières où nous passions nos vacances. Bernard venait d’acheter une bergerie, qu’il voulait bien me montrer et qu’on atteignait après une longue marche dans la chaleur à travers la garrigue. C’était une magnifique ruine avec une splendide vue sur la mer qu’il comptait restaurer.
J’ai été vite fasciné par ce personnage robuste, par sa modestie d’abord, son regard tranquille mais intense sur les gens et les choses. Une de ses admiratrices m’a dit plus tard : « Avec ton français de touriste allemand tu ne comprends évidemment rien à l’écriture de Bernard. Tu n’as qu’à regarder ses yeux pour savoir que c’est un grand poète ». Et c’était peut-être vrai en quelque sorte. Je dirais que les mots chez Bernard passaient quasi par ses yeux (Onze romans d’œil ! [titre d’un ouvrage de Bernard Noël]). C’était un observateur très attentif.
Je me souviens que pendant un long trajet en train il n’arrêtait pas à écrire, notant tout ce qu’il se passait autour de nous, où il ne se passait pas grand-chose selon moi. Etait-ce une sorte de gymnastique d’écrivain ou d’intérêt pour les gens et la situation ? Plus tard il répétait cet exercice dans mon atelier où il notait le moindre de mes gestes pendant que j’essayais de faire une peinture. Il fut le seul de mes commentateurs qui s’intéressait si intensément à la façon du faire du peintre. C’est qu’il était peintre lui-même de temps en temps : des peintures de petits formats (formats de livre peut-être ?), très belles, intimes et graves.
Il me parlait très peu de son travail : sur Bataille et Artaud avec cet enthousiasme retenu qui lui était propre (mais son émotion très visible à l’écoute d’un enregistrement de la voix d’Artaud)
Son plaisir au jeu (de fléchettes avec Peter Handke), son jeu pour les titres de ses livres : 15 lettres (même pour ma monographie : Trajet de Jan Voss).
Je ne me souviens que d’un seul livre qu’il m’avait conseillé, Au-dessous du volcan [de Malcom Lowry]. Mais il y a eu d’autres, bien entendu, que j’ai oubliés. Mais je n’ai pas oublié sa gentillesse, sa générosité, son amitié.
*
Illustration : André Masson, Mythologie des Halles, 1964.