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Après un long excursus historique sur l’empire tsariste, l’évolution de l’URSS et « l’erreur » de Lénine d’avoir accordé trop d’autonomie aux « réalités nationales » sur le territoire russe, Vladimir Poutine a annoncé il y a quelques jours sa décision de reconnaître l’indépendance des républiques de Donetsk et de Louhansk dans le Donbass. Comme on sait, cette décision a été rapidement suivie par une invasion militaire de l’Ukraine. 

Historien vivant à Moscou, auteur du livre Dissidents among dissidents (aux éditions Verso), Ilya Boudraitskis s’est entretenu avec Francesco Brusa, pour le site italien Dinamo Press, sur la stratégie de Poutine, sa vision de l’Ukraine, et les réactions possibles des populations du Donbass mais aussi de Russie. 

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Vous attendiez-vous à un tel discours de la part de Poutine ?

La logique de base exprimée par Poutine dans ce discours était de nier effectivement l’existence même de l’Ukraine pour des raisons historiques, c’est-à-dire de prétendre qu’il s’agit d’une « nation artificielle ». L’Ukraine, dans sa forme actuelle, ne serait rien de plus qu’une conséquence des erreurs de Lénine. Et cela, selon Poutine, constitue le principe de base non seulement pour lancer une guerre hypothétique contre le pays voisin, mais même pour « l’anéantir » en tant qu’entité autonome : justement parce que son existence n’est justifiable ni par les conditions actuelles ni par les développements historiques passés.

Partant de là, de manière quelque peu étrange, Poutine en est donc arrivé à la reconnaissance des républiques de Donetsk et de Louhansk, signe que son discours avait aussi d’autres facettes et d’autres ambitions. Il existe en effet des rumeurs selon lesquelles ce discours aurait été préparé avant l’entrée en guerre hier, dans l’intention de justifier une invasion à grande échelle de l’Ukraine, tandis que la conclusion aurait été modifiée en amont pour mettre en évidence cette décision (évidemment plus récente) de reconnaître pleinement les républiques du Donbass.

Il est intéressant de noter que le discours de Poutine s’est concentré presque exclusivement sur le passé, mais que rien ou presque n’a été dit sur l’avenir, qu’il s’agisse des républiques indépendantes ou de ce à quoi la population russe doit s’attendre. Nous devons donc nous demander ce que signifie réellement cette reconnaissance. Je pense qu’il s’agit d’une démarche de la part de Poutine pour entériner et préserver une situation déjà existante. D’un autre côté, à Donetsk et à Louhansk, il y a des institutions qui sont de facto indépendantes de Kiev, il y a des troupes russes sur le territoire et les accords de Minsk n’ont jamais été mis en pratique. Le président russe reconnaît donc cet état de fait.

 

Qu’est-ce qui pourrait changer ?

Du point de vue de ceux qui vivent sur les territoires des républiques indépendantes – qui se trouvent pris entre les feux des deux camps et en l’absence de la mise en œuvre des accords de Minsk -, cette reconnaissance pourrait représenter quelque chose de positif. Cependant, la situation de non-reconnaissance qui a perduré jusqu’à présent est certainement quelque chose de négatif de leur point de vue : je crois que la plupart des gens espèrent être enfin intégrés dans une forme d’État, que ce soit l’Ukraine ou la Russie. Ce n’est pas un hasard si de nombreux habitants du Donbass sont passés d’un côté ou de l’autre. Je pense que ce qui est en jeu pour eux n’est pas l’indépendance, mais la possibilité de devenir des citoyens à part entière d’un État existant : nous n’avons pas affaire à une minorité particulière, mais à un groupe de personnes à l’identité mixte.

D’autre part, au cours des huit dernières années, l’idée d’une république indépendante a perdu beaucoup de popularité et de légitimité : les dirigeants des mouvements indépendantistes ont disparu de la scène (certains ont été tués, d’autres ont été démis de leurs fonctions et forcés de quitter les républiques) ; d’après les nombreux commentaires que les habitants de Donetsk et de Louhansk ont publiés sur Internet au cours de la récente escalade, il est clair qu’ils ne font pas confiance aux autorités de ces régions.

De toute évidence, la reconnaissance par Poutine signifie l’expiration définitive des accords de Minsk, la fin de l’idée qu’il y avait un conflit interne en Ukraine et qu’un accord pouvait être trouvé entre le gouvernement de Kiev et les autorités autoproclamées du Donbass. La question centrale concerne donc la forme que prendront les relations entre ces territoires et l’Ukraine. Du point de vue de Kiev, la reconnaissance par la Russie de l’indépendance du Donbass (la reconnaissance formelle, j’insiste, de ce qui est un fait depuis des années) pourrait paradoxalement représenter quelque chose d’utile. En effet, Kiev ne souhaite pas réintégrer pleinement Donetsk et Louhansk car il s’agit d’une région qui manque aujourd’hui d’infrastructures et dont la population n’est clairement pas  » amie « . De plus, la position de l’Ukraine a toujours été de ne pas vouloir traiter avec les autorités des républiques indépendantes, car elles ont toujours nié le caractère de « guerre civile » de ces événements, l’interprétant comme un affrontement entre leur pays et la Russie.

 

Qu’est-ce qui vient alors à l’esprit de Poutine ? 

Je pense que, du point de vue du président russe, la décision d’hier a représenté une sorte de « retour en arrière ». Si l’on se souvient des exigences formulées à l’égard de l’OTAN en décembre dernier, le désir sous-jacent de Poutine était d’être un partenaire à égalité avec les États-Unis sur les questions de sécurité mondiale. Or, aujourd’hui, la dynamique se redessine à une échelle locale, qui est celle du Donbass. Certains disent qu’il s’agit même d’un « changement d’optique » convenu, ou du moins discuté, à l’avance avec Macron et Scholz (avec qui Poutine a eu des conversations avant-hier). Pour le président russe, il peut s’agir d’une sortie de crise très avantageuse : il peut présenter à son peuple une désescalade du conflit, mais c’est aussi une sorte de victoire, une conquête territoriale du pays.

 

Quelles sont les réactions en Russie ?

Je pense que Poutine est convaincu qu’une grande partie de la population russe se soucie réellement du sort « impérial » de son pays et souhaite donc une position plus puissante sur la scène internationale. Cependant, je crois qu’il y a là une divergence. D’après les sondages, il semble évident que l’attention de la plupart des habitants de la Russie d’aujourd’hui est dirigée vers des questions intérieures plutôt que mondiales : la crise économique, l’inflation (fortement exacerbée, il ne faut pas l’oublier, par l’escalade de ces derniers temps)… Et surtout, les sondages montrent qu’environ 60% des gens ont peur de la guerre.

Je pense donc qu’avec la décision de reconnaître l’indépendance des républiques du Donbass, Poutine peut présenter à ses citoyens une sorte de victoire, ou la preuve que nous défendons les populations russes de l’autre côté de la frontière, et en même temps montrer comment les risques d’un conflit violent sont réduits. Cependant, si le sentiment de peur fait consensus, les interprétations sur la nature de cette guerre sont très divergentes : certains pensent qu’il s’agit d’une attaque de l’OTAN, d’autres d’une initiative personnelle de Poutine, etc. Dans son discours, le président russe a essentiellement accusé les élites ukrainiennes d’être des marionnettes aux mains d’autres personnes…

Évidemment, cette approche de Poutine est erronée et tout à fait dangereuse en termes de relations internationales. À partir de ces prémisses, on peut continuer ainsi : en suivant sa logique, on peut dire que les républiques baltes n’existent pas et qu’elles ne sont que des marionnettes aux mains de l’OTAN, tout comme l’Italie elle-même est complètement aux mains des intérêts atlantiques, etc. etc. Dans la pratique, Poutine ne reconnaît la pleine souveraineté et la légitimité du dialogue qu’avec les États-Unis et voudrait négocier et discuter de toutes les questions avec eux, sans reconnaître comme interlocuteurs ces mêmes pays dont l’avenir est peut-être en train de se jouer (comme l’Ukraine).

Sa stratégie rhétorique semble s’orienter vers une sorte de « dé-subjectivisation » et de délégitimation des réalités nationales est-européennes. Lors de la réunion du Conseil de sécurité (peut-être l’organe institutionnel le plus influent en Russie) qui a précédé le discours de Poutine, le chef de la Garde nationale, Zolotov, a affirmé que la frontière occidentale de la Russie n’était pas avec l’Ukraine mais directement avec les États-Unis.

 

À cela s’ajoute l’accent mis sur la « décommunisation »… 

Poutine a exprimé une vision historique très claire de la manière dont la réalité russe doit être conçue selon lui : selon cette vision, l’Empire russe représentait une réalité positive, la Russie (y compris l’Ukraine) en est issue et Lénine a commis une lourde erreur en créant les différentes républiques nationales. Il les a créées parce qu’il avait des idées utopiques et révolutionnaires qui étaient complètement fausses et qui créent encore des problèmes dans le présent.

Mais après Lénine, il y a eu Staline qui, dans ce sens, a été plus efficace parce qu’il a gouverné l’URSS de manière plus centralisée. Ce qu’il n’a pas fait, cependant, c’est formaliser cette centralisation dans la Constitution, sur laquelle les élites nationalistes ont alors pu s’appuyer afin d’obtenir leur indépendance lorsque l’URSS s’est effondrée, mues par la seule volonté de s’emparer du pouvoir.

Ce sont des idées que Poutine exprime depuis quelques années déjà et, quoi qu’il en soit, cette attitude négative à l’égard de la figure de Lénine est inquiétante : lorsqu’il parle de « véritable dé-communisation », le président russe pourrait également signifier que la délégitimation de l’idéologie communiste dans notre pays est à l’horizon.

 

Y a-t-il une dissidence par rapport à cette ligne ?

En Russie, les possibilités d’exprimer un désaccord sont très limitées. Les manifestations sont fondamentalement illégales. Il y a bien eu quelques manifestations contre la guerre en Ukraine, mais elles n’ont rassemblé que quelques dizaines de personnes à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Je pense que la raison d’une si faible participation n’est pas due à une approbation générale des actions de notre pays en Ukraine ou en général, mais parce que la plupart des gens n’ont tout simplement pas une idée claire de ce qui se passe.

Les médias officiels proposent des interprétations très confuses : d’une part, ils disent que l’Ukraine est un ennemi, d’autre part, que la Russie est une nation pacifique et qu’elle n’a donc aucunement l’intention d’exacerber le conflit, mais en même temps, ils disent que l’indépendance des républiques du Donbass doit être garantie même au prix d’une intervention militaire, etc. Bref, il est vraiment difficile de comprendre qui attaque qui et pour quelles raisons, et donc de se positionner politiquement.

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Interview réalisée par Francisco Brusa pour le site Dinamo Press.

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