Lire hors-ligne :

Magali Bessone et Matthieu Renault, W. E. B. Du Bois. Double conscience et condition raciale, Editions Amsterdam, 2021, 156 p., 12 euros.

William Edward Burghardt Du Bois nait en 1868, trois ans après la fin de la guerre de sécession et meurt en août 1963, la veille du célèbre discours de Martin Luther King « I have a dream ». Toute sa vie, de chercheur et de militant, est marquée du sceau de la ségrégation, à partir de laquelle il forge le concept de double conscience, qui souligne cette contradiction apparente : être noir et être états-unien. Ce concept, qui connaitra après la mort de Du Bois une grande postérité, est le point de départ de l’ouvrage que Magali Bessone et Matthieu Renault consacrent au sociologue qui insista sur la centralité de la question de la « ligne de couleur » (color line) pour appréhender le XXème siècle.

Dans la conclusion de l’ouvrage, que nous publions avec l’aimable autorisation des éditions Amsterdam, les deux auteurs·rices reviennent sur les enjeux politiques contemporains que nous lègue l’auteur des Âmes du peuple noir.

***

Conclusion – Perspectives antiracistes

Automne 1961 : Du Bois, âgé de quatre-vingt-treize ans, sollicite son adhésion au Parti communiste des États-Unis. Il déclare :

« Le capitalisme ne peut pas se réformer lui-même ; il est condamné à l’auto-destruction. […] L’effort communiste pour offrir à tous les hommes ce dont ils ont besoin et demander à chacun qu’il donne le meilleur de lui-même est la seule manière de vivre une vie humaine[1]. »

C’est là l’aboutissement d’un « compagnonnage » qui, une décennie plus tôt, lui avait valu de devenir une proie privilégiée de la « chasse aux sorcières » lancée par McCarthy. La chose est assez rare pour être soulignée : pour Du Bois, le marxisme fut une passion de vieillesse, non de jeunesse. Nul doute que sa longue expérience politique l’aida à ne pas céder aux sirènes de l’orthodoxie staliniste, jamais plus puissante qu’à cette période. Comme l’écrit Cedric J. Robinson : « Du Bois fut l’un des premiers théoriciens américains à se confronter à la pensée marxiste de manière bienveillante, mais aussi critique et indépendante », ne serait-ce qu’en s’autorisant à lire Marx indépendamment de la médiation marxiste-léniniste[2].

Le meilleur témoignage de cette liberté reste sans doute la thèse audacieuse, quoique controversée, exposée dans son livre Black Reconstruction, selon laquelle l’arrêt du travail et la fuite en masse des esclaves-ouvriers du Sud vers le Nord au cours de la guerre de Sécession avaient constitué une authentique grève générale, aux conséquences économiques, politiques et militaires décisives pour la suite du conflit[3].

Récusant précocement une vision évolutionniste de l’histoire qui reléguait l’esclavage dans la pré-modernité capitaliste, et mettant en évidence la capacité d’agir des esclaves en tant que sujet révolutionnaire, cette thèse suffit à montrer que l’intérêt grandissant de Du Bois pour la « question sociale », la lutte des classes, ne le conduisit nullement à relativiser la portée de la « question raciale », mais fut au contraire le vecteur de son exacerbation. Pour le dire le plus simplement possible, quitte à reprendre une catégorie infamante, Du Bois ne fut jamais aussi « racialiste » que lorsqu’il épousa le langage du marxisme. Il y puisa les instruments d’une radicalisation des luttes pour l’égalité raciale qui était devenue pour lui inévitable, ainsi qu’en attestent ces lignes saisissantes de Black Reconstruction encore, où il parle au présent :

« [Le] combat [de l’homme noir américain] est une lutte à mort. Soit il vainc, soit il meurt. S’il vainc, ce ne sera pas en vertu d’un subterfuge, d’une dérobade, ou d’une amalgamation. Il entrera dans la civilisation moderne, ici en Amérique, en tant qu’homme noir, sur un parfait pied d’égalité avec tout homme blanc, quel qu’il soit, sans aucune restriction, ou alors il n’y entrera pas du tout. Soit l’extermination radicale, soit l’égalité absolue. Aucun compromis n’est possible. C’est la dernière grande bataille de l’Occident[4]. »

Aux yeux de l’historien marxiste caribéen C. L. R. James, ce passage était révélateur du profond souci qu’avait toujours eu Du Bois de « montrer clairement aux Noirs de quelle manière ils étaient impliqués dans l’histoire du monde[5] » ; une histoire, au singulier, qu’il s’agissait de réécrire du point de vue de sa part exclue. Réinscrire la question noire étasunienne à l’intérieur de la trajectoire du capitalisme, et de son devenir impérialiste, permit en outre à Du Bois de rendre plus opératoire encore une dialectique du national et de l’international, de l’Amérique et du monde, qui nourrissait déjà ses premiers écrits et qui, au fil des années, en était venue à désigner non seulement la nature du « problème » (noir), mais aussi la condition sine qua non de sa résolution.

À la fin de sa vie, Du Bois fut un fervent partisan d’un socialisme panafricain qui trouva temporairement à s’incarner dans le Ghana indépendant de Kwame Nkrumah, où, en décembre 1958, lors de la Conférence panafricaine des peuples, il prononça les paroles suivantes, mêlant les idiomes de la religion et du communisme :

« Réveille-toi, réveille-toi, rassemble tes forces, ô Zion ; rejette l’humilité des missionnaires qui n’enseignent ni l’amour, ni la fraternité, mais prônent les vertus du profit privé du capital, dérobé à ta terre et à ton travail. Africain, réveille-toi, revêts la magnifique robe du socialisme panafricain. Tu n’as rien d’autre à perdre que tes chaînes ! Tu as un continent à regagner ! Tu as la liberté et la dignité humaines à atteindre[6] ! »

Au cours du long et tumultueux itinéraire de Du Bois, la double conscience aura été le nom de la subjectivation de la ségrégation raciale, ou mieux de la mise à l’épreuve, au sens pragmatiste et phénoménologique, que représentait pour le Noir le fait d’« être un problème » aux yeux de l’autre, le Blanc : à la fois un « nom propre » renvoyant, (auto)biographiquement, à l’expérience vécue des élites afro-américaines, et un « nom commun », caractérisant quasi génériquement la condition noire aux États-Unis, voire au-delà.

Resterait à présent à retracer le destin de la « double conscience » après Du Bois et avant sa consécration dans le champ des critical race studies et des études post/décoloniales. Ne cachons pas que cette entreprise serait une gageure, dans la mesure où on a moins affaire à des emprunts et influences explicites, détectables par une histoire des idées, qu’à des circulations souvent souterraines d’un motif « anonyme » – le sujet racisé comme sujet divisé – et à ses variations dans des contextes et conjonctures géo-historiques multiples, couvrant peu ou prou toute l’étendue de ce que Paul Gilroy a appelé l’Atlantique noir[7].

La question de savoir ce qui, dans cette « histoire connectée », revient effectivement à la formulation duboisienne originelle est sans doute indécidable et à vrai dire inessentiel. Au risque de schématiser, on soutiendra qu’il en va de la notion, intrinsèquement plastique, de double conscience comme d’une autre dont elle constitue pour ainsi dire la transcription raciale, celle d’aliénation, en tant qu’elle est à la fois inséparable de et irréductible à sa conceptualisation marxienne.

Cependant, si le motif de la double conscience a connu une telle fortune, ce n’est pas seulement parce qu’il permettait de décrire une expérience primordiale du racisme, du point de vue de son objet, mais aussi parce qu’il avait pour corrélat l’idée que cette perspective existentielle était simultanément, et ne serait-ce qu’en puissance, une perspective de connaissance originale, inassimilable à celle de l’oppresseur. À cet égard, la « double vue » telle que la conçoit Du Bois contient déjà en germe l’idée de savoirs situés, qui allait plus tard être thématisée comme telle dans le champ féministe, et plus spécifiquement dans ce que l’on a appelé la théorie du point de vue ou du positionnement (standpoint theory).

Selon cette dernière, les femmes, du fait même de leur « position assujettie », ont le pouvoir de former un savoir plus « complet », moins « perverti » que les hommes, qui sont, eux, en « position dominante »[8] – ce qui, il  n’est pas inutile de le souligner, constitue une thèse foncièrement anti-relativiste[9]. Suggérant que cet argument avait une pré-histoire, Sandra Harding a soutenu, de manière certes contestée, qu’il puisait ses racines « dans la pensée hégélienne des relations entre le maître et l’esclave et dans l’approfondissement de cette analyse dans les écrits de Marx, Engels et du théoricien marxiste hongrois, G. Lukács[10] ». À cette généalogie hégélo-marxiste, il conviendrait donc d’adjoindre une généalogie antiraciste qui débuterait avec Du Bois, dont on ne saurait en définitive saisir le rapport qu’il a entretenu avec le marxisme qu’à condition de (re)faire de ce dernier un savoir et le vecteur d’une politique minoritaire.

Cette autre généalogie se poursuivrait avec ses « héritiers en ligne directe » en matière de double conscience/double vue, au premier rang desquels Richard Wright. Réfugié à Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce dernier fut mêlé à une autre aventure intellectuelle et politique, celle de la phénoménologie existentialiste, dans laquelle il est également loisible d’identifier les prémices d’une épistémologie du point de vue situé. Dans Humanisme et terreur, Merleau-Ponty avait esquissé une interprétation perspectiviste du matérialisme historique fondée sur le concept de conscience située, lequel venait alors d’irriguer les Réflexions sur la question juive de Sartre.

Mais il revint à de Beauvoir, dans Le Deuxième sexe, et à Fanon, dans Peau noire, masques blancs, l’une et l’autre en dialogue avec Wright, d’en déployer pleinement les potentialités en termes de politique de la connaissance. L’immédiat après-guerre fut ainsi en France le creuset d’une pensée, sinon encore de l’intersectionnalité à proprement parler, du moins des analogies et des traductions réciproques entre les expériences minoritaires et les formes de savoir dont elles sont la source. Aux contempteur·ice·s de « politiques de l’identité » prétendument importées, et imposées, depuis l’autre rive de l’Atlantique, qu’il suffise donc ici de rappeler que l’histoire de la « double conscience » est aussi une histoire française.

Or, le perspectivisme duboisien s’avère particulièrement riche d’enseignements à une époque où, en France comme ailleurs, le problème de la perception, du regard, demeure absolument central dans le champ des questions raciales. En témoigne l’hystérie qui, par flambées successives, entoure depuis maintenant trente ans en France le port du voile islamique. Qui mieux aujourd’hui que celles qui le revêtent savent ce que signifie « être un problème » ? Dévoiler, nous dit-on, pour lutter contre la duplicité du « communautarisme », ou désormais, de manière plus politiquement correcte, du « séparatisme », et rétablir une réciprocité du voir et de l’être vu en l’absence de laquelle la République serait exposée à tous les périls. Mais comment ignorer que ce geste laisse intact un autre voile, racial, dont il a pour étrange « vertu » de masquer l’existence persistante ?

Le « voile de couleur » oblitère la vision de celles et ceux qui vivent sous son ombre et, partant, déforme, voire interdit, l’expression de leur point de vue ; il a pour fonction de reconduire le privilège qu’a la majorité de voir sans être vue, c’est-à-dire de jouer elle-même le double jeu qu’elle condamne chez les minorités racisées. Or, la leçon de Du Bois n’est-elle pas que les « idéaux sublimes de la République » sont en réalité portés par les voix de celles et ceux qui sont sous le voile, ses « interprètes [les] plus justes » ? La question raciale est-elle autre chose aujourd’hui en France qu’« un test concret des principes fondateurs » de notre démocratie[11] ?

Notes

[1] Lettre du 1er octobre 1961 de W. E. B. Du Bois à Gus Hall, in H. Aptheker (éd.), The Correspondence of W. E. B. Du Bois. Vol. iii. Selections, 1944-1963, p. 440.

[2] Cedric J. Robinson, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2000, p. 207.

[3] W. E. B. Du Bois, Black Reconstruction in America: An Essay Toward a History of the Part which Black Folk Played in the Attempt to Reconstruct Democracy in America, 1860-1880, New York, Oxford University Press, 2007, chap. 4, « The General Strike », p. 55-83.

[4] Ibid., p. 703.

[5] C. L. R. James, « Lecture on the Black Jacobins » (1971), Small Axe, no 8, 2000, p. 86.

[6] W. E. B. Du Bois, « Address to the All-African People’s Conference, Accra » (1958), in The World and Africa and Color and Democracy, New York, Oxford University Press, 2007, p. 198.

[7] Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, trad. fr. C. Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.

[8] Sandra Harding, The Science Question in Feminism, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1986 p. 26. Voir Magali Bessone, « “Ignorance blanche”, clairvoyance noire ? W. E. B. Du Bois et la justice épistémique », Raisons politiques, dossier « W. E. B. Du Bois face à la violence sociale », N. Martin-Breteau (dir.), 2020/2, no 78.

[9] À ce propos, voir également Donna Haraway, « Savoirs situés : Question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle » (1988), trad. fr. D. Petit et N. Magnan, in L. Allard, D. Garday et N. Magnan (dir.), Le Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions – Féminisme, Paris, Exils Éditeurs, 2007, p. 119.

[10] Sandra Harding, The Science Question in Feminism, op. cit., p. 26.

[11] W. E. B. Du Bois, Les Âmes…, op. cit., p. 18.

Lire hors-ligne :