Le livre Les Blancs, les Juifs et nous a donné lieu à des réactions souvent guidées par le thème de la culpabilité. Certain(e)s ont même vu dans l’essai de Houria Bouteldja, ressenti comme une mise en accusation des Blancs, un appel à la repentance. Message caché de l’auteur ou déformation des lecteurs ? À travers une analyse de la réception de l’essai, Maëlle Seven tente ici de comprendre la logique et les implications de ce duo infernal « appel à/refus de la repentance » dans la sphère politique française.
Les Blancs, les Juifs et nous est un essai de la militante Houria Bouteldja, membre du Parti des Indigènes de la République. Ce mouvement affirme notamment que le racisme en France n’est pas un problème de personnes, mais le fruit d’une longue histoire coloniale et des institutions qui y sont liées. L’essai, sorti en mars 2016, tente de décrire la partition raciale qui structure encore aujourd’hui les rapports sociaux dans la République française et hors de ses frontières.
Afin d’étudier la réception du livre dans la société française, j’ai collecté tous les articles francophones publiés sur internet de mars à octobre 2016. Le corpus étant déjà conséquent, j’ai choisi d’ignorer les autres formes de critiques (débats et entretiens filmés par exemple). Je n’ai donc gardé que les articles des lecteurs disant avoir lu le livre et les interviews écrites de l’auteure. Cela donne lieu à un ensemble de 35 articles, dont la plupart sont écrits par des Français, d’autres nous venant de Belgique et du Québec.
À côté de critiques médiocres et/ou de mauvaise foi, on trouve des textes engagés dans un effort de compréhension et de réflexion. Malgré les limites de l’exercice de comparaison entre des articles aussi divers (qualité, origine politique et champ de diffusion), j’ai souhaité m’intéresser à l’ensemble des réactions, ce qui fait cohabiter, par exemple, des articles du Monde Diplomatique et du Front de gauche avec ceux de groupes marqués à droite, comme Atlantico, voire à l’extrême-droite, comme la Ligue du Midi.
Cette lecture croisée était nécessaire dans une première partie pour me concentrer ensuite sur ce qui me tient à cœur : la position des groupes qui se réclament de la gauche face à l’idée de repentance. Par ailleurs, tout au long de l’étude, j’ai tenté de m’en tenir aux critiques sans revenir à l’essai, l’objet de la recherche étant sa réception davantage que son contenu.
Parmi les critiques, la majorité se montre tout à fait hostile aux thèses de Houria Bouteldja (18). Sept autres accueillent positivement et soutiennent la démarche de la militante et six lui donnent la parole sous la forme d’entretiens. Les quatre articles restant se montrent partagés. Parmi tous ces textes, un champ lexical ressort particulièrement : celui de la culpabilité. Une culpabilité associée en grande majorité à des crimes passés et commis par des Blancs. Parler du racisme contemporain dans une perspective historique sans entretenir une culpabilité chez les Blancs serait-il une entreprise impossible ?
Voyons d’abord comment ces crimes sont abordés. Cela permettra de faire ressortir un discours caractéristique de la droite française – celui du refus de la repentance – et voir comment il s’articule avec la situation de la gauche radicale actuelle en France. L’impuissance de celle-ci à se projeter « dans des lendemains qui chantent » serait, en effet, une cause de l’apitoiement généralisé et d’une incapacité à écouter les propositions extérieures au champ politique traditionnel. En finir avec les « larmes et [les] regrets », pour constituer un « Nous du dépassement de la race et de son abolition1 » : c’est une des solutions proposées par le mouvement de Bouteldja.
Je tenterai de l’appuyer avec les mots de Slavoj Žižek, d’abord concernant la « culpabilité blanche », puis sur la nécessité de défendre les communs face au capitalisme.
Pour certains lecteurs, Houria Bouteldja, française issue d’une famille d’immigrés algériens, vivrait dans le ressassement du passé, une hypermnésie (Ariane Pérez sur le site d’Ensemble!) et un masochisme mémoriel (Amaury Watremez sur le site Critiques libres). Un ressassement ressenti comme injuste par certains lecteurs blancs, puisque les crimes qu’elle vient rappeler à leur mémoire auraient tous été perpétrés par leurs ancêtres, et non par les nouvelles générations.
S’il y a prescription pour certains lecteurs (de l’extrême-droite, avec Causeur et la Ligue du Midi, jusqu’à la gauche avec Ariane Pérez), d’autres admettent que les crimes commis dans l’Histoire moderne conditionnent toujours l’ordre du monde existant. Pour L’Agenda Puydomois2, l’ « auto-invention » des Blancs en 1492 laisse encore des traces dans certains pays. Le Brésil, pourtant réputé pour son métissage, est alors pris comme exemple pour montrer ce qu’il reste de l’oligarchie sociale et politique blanche. Frédéric Dufoing (revue Jibrile) ajoute qu’en France, « les immigrés actuels subissent [toujours] le long écho » de l’esclavage et de la colonisation.
En ce qui concerne l’actualité, on hésite à parler de crime, ce qui a des conséquences sur le reste du vocabulaire. Pour le site État d’exception, l’essai aurait gagné à parler d’ « opprimé-e-s » plutôt que de « victimes ». Cela aurait inscrit le récit dans un discours de lutte des classes. Mais pour Critiques libres, l’idée de faire du « musulman […] le nouveau prolétaire » ne convainc pas plus. Tout comme celle de l’indigène comme « victime incontestable dégagée de toute responsabilité ». Et pour cause, on ne parle plus de crimes tels que l’esclavage ou la colonisation mais de viols, aussi commis par des indigènes (terme emprunté au PIR3).
C’est autour du crime sexuel en effet que se cristallise le débat sur le racisme actuel. Selon le blog Bergisel et le journal Marianne, Houria Bouteldja nous dit ceci : « Un Blanc qui viole une Noire, c’est un crime raciste. Un Noir qui viole une Noire c’est une affaire de famille qui trouve même une justification. » Il y aurait donc déresponsabilisation des indigènes et même justification de leurs actes, tandis que le Blanc se verrait chargé de toutes les fautes (viol et haine raciale).
Sur cette déresponsabilisation présumée, le site Alohanews permet à l’auteure de s’expliquer. Pour Houria Bouteldja, le statut de victime de l’indigène n’empêche pas un travail de réflexion sur ses responsabilités. Au contraire, la lutte contre le racisme doit précéder et accompagner une réflexion sur l’« animalisation des hommes » indigènes et l’« essentialisation de [leur] sexualité et [de leur] machisme ». Ces deux processus seraient, de fait, à l’origine de la « déresponsabilisation ». À Nadir Dendoune, elle précise :
« L’exercice ici a pour but, non pas de nous innocenter [les indigènes], car je ne nous crois pas innocents, mais de rétablir les responsabilités et d’identifier les sources de la violence à laquelle nous faisons face. »
Pour des femmes indigènes comme Mélusine, dont la tribune apparaît sur les blogs de Mediapart, le raisonnement de Houria Bouteldja est une « arnaque ». Parce que les luttes des femmes indigènes pourraient être instrumentalisées par les racistes, elles seraient en permanence soupçonnées d’être des « supplétives de la chair ». Aussi leurs revendications féministes les feraient-elles passer du statut de victime à celui de potentielles complices des Blancs, les rendant alors « responsables et coupables » des violences subies par leurs communautés.
De même, Ariane Pérez et Serge Halimi (dans le Monde Diplomatique) n’acceptent pas que « le salarié de M. Bernard Arnault » ou les « immigrés ou réfugiés européens se retrouvent au […] banc des accusés », les rendant « solidairement coupable[s] du pire » alors qu’ « une fraction significative de l’émigration post-décolonisation […] appartient sinon aux classes dominantes, du moins aux « classes moyennes supérieures » » et que cette fraction des indigènes n’est pas exempte de responsabilités. Notamment lorsqu’elle va jusqu’à défendre « une loi visant à détruire le code du travail », comme l’a fait Myriam El Khomri.
Le statut de victime ne semble donc pas clair pour certains lecteurs, qui le voient osciller entre déresponsabilisation et soupçon de complicité. Mais qu’en est-il des coupables dans les crimes actuels ? D’ailleurs, selon les lecteurs, Bouteldja dit-elle des Blancs qu’ils sont coupables de racisme ?
Paradoxalement, dans l’essai, les Blancs sont plus souvent appelés les « innocents ». Pourquoi les appeler ainsi alors que tout semble les mettre en cause ? C’est que les mots innocence et innocents « sont employés de façon ironique quand ils prétendent rendre compte du discours « blanc ». » Un procédé contre lequel le site Critique sociale s’insurge. Il ne cadrerait pas avec les prétentions de l’auteure à n’être pas « moraliste ». Thierry Schaffauser (sur le site Yagg) tente d’expliquer cette ironie : pour Bouteldja, « le plus innocent et le plus humaniste [cherche seulement à] protéger sa bonne conscience ». Mais de quoi le Blanc cherche-t-il à se protéger ? En quoi est-il effectivement raciste, alors qu’il est en conscience « le plus humaniste » de tous ?
Pour les lecteurs soutenant la démarche de la militante, l’essai opère une dénonciation. Sur 6 articles, on compte 9 occurrences des mots « dénoncer » et « dénonciation ». Va-t-on enfin citer le coupable ? Pas vraiment. Car si le terme « dénoncer » peut évoquer une accusation, il désigne aussi tout simplement l’acte de révéler quelque chose. Or, ici aucune des occurrences du verbe n’est suivie du nom d’une personne ou d’un quelconque groupe désigné comme coupable. Il s’agit seulement de révéler « un état de fait » (Raphaël Confiant sur le blog Danactu-résistance), « des rapports de domination » et le rôle de la « blanchité » dans l’émergence de ces rapports raciaux (le site Huffington Post Maghreb et Frédéric Dufoing dans Jibrile), « le fait que le passé colonial n’est toujours pas plus assimilé qu’assumé » (Frédéric Dufoing), « le récit eurocentré de l’histoire » (État d’exception), et enfin, « le sort réservé aux descendants de l’immigration coloniale » et « l’insondable hypocrisie du système institutionnel français » à leur égard (Jean-Sébastien Josset dans Jeune Afrique et Frédéric Dufoing). Il n’y a donc dénonciation de personne. Et pour cause. Pour Thierry Schaffauser, l’auteure ne cherche pas à « désigner des individus déviants et coupables », mais bien à « démontrer les causes structurelles » du racisme contemporain.
D’après d’autres articles, le coupable est tout trouvé. L’auteure pointe du doigt la gauche radicale représentée par Jean-Paul Sartre. Et c’est à l’intellectuel que reviendrait la sanction d’être exécuté (Laurent Cantamessi dans Causeur). Le sort de Descartes pose aussi question. « Faut-il [le] fusiller ? » fait mine de s’interroger Ivan Segré au cours d’une analyse très fouillée, sur le site LundiMatin. Sartre et Descartes, des criminels racistes ? Aucun exemple d’actes ou de paroles racistes n’est pourtant donné dans les articles. Ces deux intellectuels auraient donc plus valeur de symbole, tant dans la sanction qui leur est réservée que dans les accusations qui leur sont faites.
C’est certainement cette volonté de ne pas désigner de responsables vivants et non symboliques qui amène certains détracteurs à imaginer des théories du complot derrière les thèses de la militante. Pour le site Atlantico, Houria Bouteldja pense sans l’expliciter que « l’injonction faite aux femmes musulmanes de se libérer du patriarcat [est] une machination blanche ». Pour le blog Ptyx, elle présente un « impérialisme forcément manipulateur et programmant tout de longue date » tenu par des Blancs comparés à des « manipulateurs pervers ». Les Blancs, les juifs et nous, si tant est qu’il soit la mise en accusation d’un groupe, trancherait donc en faveur d’un crime avec préméditation, sans le dire clairement pour autant.
Dénoncer sans désigner de responsable : de quoi déstabiliser tout le monde. Pour La ligue du midi, ça ne fait aucun doute, c’est une technique de chasse : « Bouteldja vit en prédateur dans un pays qu’elle veut détruire en tentant de bourrer le crâne de nos enfants avec des idées fausses visant à les culpabiliser sur des thèmes tels que la colonisation et l’esclavage. » Une manière de déstabiliser les autres pour reprendre l’avantage ?
Pour Thierry Schaffauser, elle ne fait pas qu’exposer les contradictions des Blancs, elle se met aussi en danger. « Il serait trop simpliste de voir dans la posture de Bouteldja […] une négation de ses problèmes. Car elle ne les nie pas. Au contraire, elle fait le job. Mais elle le fait à sa façon, sans céder aux injonctions du pouvoir. » Même le rédacteur de Causeur, citant un passage de l’essai, reconnaît que l’auteure ne s’est pas épargnée : « « Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche. Rien ne peut m’absoudre. » Bouteldja, née à Constantine, en Algérie, en 1973, a embrassé la cause des Pignon en s’installant en France. »
Dans cette citation de l’essai, on retrouve le terme « innocent » mais cette fois appliqué à l’auteure elle-même. Il n’est pas ironique, puisqu’elle utilise directement la forme négative. Elle dit : « Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche. » Avec cette accumulation, on comprend que sa position géographique fait d’elle une Blanche. Elle est donc comme les Blancs, « pas innocente » par son statut.
Et sur le plan moral, se dit-elle coupable ? D’après Serge Halimi, oui. Il ironise et compare le mea culpa de Bouteldja à celui des tiers-mondistes, tant critiqué par Pascal Bruckner. En faisant ce parallèle, il place l’auto-accusation de la militante sur le plan moral. Elle se dirait alors coupable sur les deux tableaux (statut et morale). Alors qu’elle « concède volontiers » aux autres : « Vous n’avez pas choisi d’être blancs. Vous n’êtes pas vraiment coupables. Juste responsables » (citée par Ariane Pérez).
Mais quelle différence y a-t-il entre les termes coupable et responsable ? Au vu de cette citation, c’est le choix. Ainsi, les Blancs (dont Bouteldja, bien qu’indigène, fait aussi partie, dit-elle, en tant qu’elle vit en France et profite du pillage néocolonial) ne souhaitent pas dominer le monde, pourtant ils sont dans une position privilégiée. C’est sans doute ce qui explique pourquoi Bouteldja ne dénonce personne en particulier, sinon des faits et des processus. Et c’est aussi peut-être ce qui justifie le terme ironique d’« innocent », plus à même d’évoquer les fautes sans risquer d’accuser à tort une « subjectivité », dont elle dit d’ailleurs ne pas vouloir se soucier.
Tous responsables… même Houria Bouteldja. Et pourtant incapables d’en finir avec le capitalisme néocolonial. C’est qu’ « en terme de solutions [la militante] est avare » (Ivan Segré). D’ailleurs, elle-même avoue : « Il n’y a pas de solutions clés en main. » Et Thierry Schaffauser d’ajouter cette question rhétorique : « Mais en avons-nous plus qu’elle ? » N’y aurait-il plus aucune solution… sinon l’absolution ?
Critique sociale s’amuse. Alors que l’analyste assiste à un débat entre Bouteldja et la philosophe Isabelle Stengers, elle écrit : « Stengers me semble à l’image du public, cherchant dans une forme de « communion » avec Bouteldja l’absolution pour ce terrible péché qu’est le fait d’être né blanc. Et la philosophe belge de se donner la discipline pendant cinq bonnes minutes. » Par trop d’impuissance, la religion serait-elle le dernier recours ?
C’est en tous cas le sentiment de plusieurs lecteurs, dénonçant dans l’essai ce qu’ils voient comme un appel à la repentance. Ariane Pérez n’hésite pas à faire un parallèle entre la position de Bouteldja et celle du président algérien lorsqu’il « somme la France de se repentir pour la colonisation en Algérie ». Plus loin, un paragraphe est titré « Repentez-vous car la fin des temps est proche ». Suit alors cette phrase : « Non l’Indigène fantasmé n’est pas le rédempteur du Blanc. » Réponse insinuant que Bouteldja se veut rédemptrice. Sur le site Critiques libres, on dénonce le fait que le monde réclame « repentance aux salauds de français pour des horreurs supposées commises tout au long de [leur] Histoire », insinuant que c’est aussi une revendication de la militante. L’auteur du billet ajoute que, pour Houria Bouteldja, les « Français et la plupart des ‘souchiens’ [n’ont pas d’autre choix que] d’expier leurs fautes de toute éternité ».
S’il y a bien un champ lexical religieux dans Les Blancs, les Juifs et nous, Bouteldja préconise-t-elle l’absolution des Blancs ? D’après Causeur, comme nous l’avons vu plus haut, elle n’y croit déjà pas pour elle. « Rien ne peut m’absoudre » dit-elle. Et c’est justement la raison pour laquelle elle écrit ce livre.
Voulant sortir du jugement moral, elle utilise des « catégories sociales et politiques, produits de l’histoire moderne » qui « n’informent aucunement sur la subjectivité […] des individus ». Cette démarche n’a pas échappé à la plupart des lecteurs. Sept articles citent d’ailleurs ce préambule de l’essai. Et même pour le site d’extrême droite Riposte laïque, qui tient pourtant des propos violents et d’une mauvaise foi évidente sur Houria Bouteldja (notamment en se basant sur une interview pour faire une critique de son livre 4), il ne fait aucun doute que l’auteure tente une démarche analytique. D’ailleurs, Pierre Le Jeune de se moquer : « Quelle est donc cette nouvelle science des « catégories » ? »
Comment se fait-il alors, malgré toutes les précautions prises par la militante, que les lecteurs ressentent le livre comme une mise en accusation de leur personne ? Pourquoi, dès qu’on parle de lutte décoloniale, retrouve-t-on systématiquement le thème de la repentance chez les Blancs ?
Pourquoi les lecteurs sont-ils si sensibles lorsqu’on parle de leur histoire coloniale ? Pour répondre à cette question, une première option serait d’incriminer l’auteure de l’essai. Après tout, peut-être a-t-elle eu des formules malheureuses. Peut-être souhaite-t-elle implicitement que les Blancs culpabilisent. Et, s’il est vrai qu’elle ne croit pas à l’absolution des Blancs, son dernier chapitre intitulé « Allahou Akhbar ! » peut donner des airs de « rappel religieux » pour certains lecteurs. Un rappel mal accueilli, et ce d’autant plus qu’auparavant, elle a « balancé Descartes par-dessus bord » (Ivan Segré, Marianne). Les Blancs se voient alors condamnés pour « impiété collective » et « théories blasphématoires » (Marianne).
Pour Serge Halimi, l’idée de voir « toutes les balises historiques du combat multiséculaire pour l’émancipation humaine (le rationalisme, le syndicalisme, le socialisme, le féminisme, l’internationalisme…) [ainsi] balayées », pour les remplacer par « le potentiel égalitaire » du « cri Allahou Akhbar » et « son universalisme » n’a rien de convaincant. Entre une conclusion difficile à saisir et un rapport à la religion problématique en France, s’offrent à nous deux hypothèses qu’il serait intéressant de traiter… dans d’autres recherches peut-être.
Pour chercher l’origine de cette repentance qui agace tant de Français, une deuxième piste est ouverte et nous mène du côté des lecteurs. Parmi les critiques dénonçant le principe d’une repentance et d’une culpabilité morale chez Bouteldja, on compte Ariane Pérez (Ensemble!/Front de gauche), Serge Halimi (le Monde Diplomatique) et Critique sociale, un site inspiré par le « marxisme » et le « luxemburgisme ». Le sentiment d’être sommé de se repentir par les non-Blancs n’anime donc plus seulement la droite. Il se répand progressivement à gauche.
C’est sans doute dans ce glissement que réside notre deuxième option : le champ politique français serait-il lui-même producteur de ce thème de la repentance que pourtant il abhorre ? Qui appelle à la repentance sinon peut-être un inconscient collectif ? On l’a vu plus haut, les thèmes de l’absolution, la rédemption et la repentance interviennent au moment où on ne sait plus qui nommer comme responsable d’une situation. Dans son ouvrage intitulé Les enfants du chaos, l’anthropologue Alain Bertho, spécialiste des émeutes, décrit notre époque 5. Sans doute trouvera-t-on chez lui des éléments de réponse.
« Notre temps est, depuis 2000, celui des émeutes. Il est aussi le temps des immolations par le feu. Interrogeons-nous sur cette mondialisation qui partout décrédibilise les gouvernements aux yeux des peuples. Interrogeons-nous sur cet effondrement des systèmes de représentation politique qui ouvrent la voie à la confrontation généralisée. Interrogeons-nous enfin sur les effets de masse de cette hypothèque qui pèse aujourd’hui sur l’avenir de l’humanité et de la planète après deux siècles de confiance dans le progrès politique, social ou scientifique. Quand la révolte gronde contre les injustices ou l’inconséquence écologique des pouvoirs, elle ne peut plus, comme au siècle dernier, se projeter sur la perspective de « lendemains qui chantent ». La révolte radicale est en panne de projet révolutionnaire : ‘Visiblement, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme‘, remarque Slavoj Žižek. »
Une impuissance généralisée ? Pour Slavoj Žižek, l’homme blanc n’est pas épargné par ce sentiment et il est aujourd’hui travaillé par son « fardeau inversé ». Se sachant en partie responsable des inégalités économiques et sociales dans le monde, sans savoir comment agir à rebours de sa culpabilité, le Blanc a pour seule option de s’accabler lui-même. Ce qui l’amène paradoxalement à se donner de l’importance. En effet, comment s’assurer que les autres coupables se flagellent assez ? Son soulagement sera d’autant plus assuré qu’il est seul à devoir se punir et assurer son salut. Le coupable doit donc porter toutes les charges, quitte à déresponsabiliser les autres. C’est son surmoi qui le lui dicte. Or avec le surmoi, il est un paradoxe dont on ne sort pas : plus on lui obéit, plus on devient coupable et plus on culpabilise, plus on est vulnérable à ses injonctions. Ce cercle vicieux contribue à isoler les individus puisque le surmoi social les somme de sonder leurs propres responsabilités individuelles avant de pouvoir espérer, un jour, juger la situation globale. Žižek voit ce processus à l’œuvre dans le rapport des Blancs aux Noirs mais aussi aux écogestes ou à l’État d’Israël.
De fait, en voulant se repentir pour la Shoah, les Blancs déresponsabilisent l’État d’Israël. Cherchant toujours plus à laver leur culpabilité, ils dénoncent les antisionistes, puis en viennent, avec l’État d’Israël, à incriminer les Juifs qui doutent du projet sioniste, parfois même « paradoxalement […] sur le modèle antisémite6 ». Ce cercle vicieux, Bouteldja le résume avec le cas de Sartre : « Soutenir le projet sioniste lui permettra [certes] de soulager sa mauvaise conscience vis à vis des juifs [mais] ce n’était pas leur rendre service d’agir ainsi. [Car] c’est glisser sur le terrain de l’antisémitisme et appuyer l’idée que les juifs ne sont pas chez eux en France. » Sans doute la militante, quand elle qualifie les Blancs d’ « innocents », fait-elle tout simplement un pied de nez à ce surmoi. Une façon de dire : les non-blancs ont aussi le droit d’être responsables.
Est-ce aussi ce que veulent dire une partie des lecteurs lorsqu’ils reprochent à la militante de ne parler que des fautes des Blancs ? Pour le site État d’exception, quand Bouteldja dit commencer son récit en 1492, elle fait disparaître « le monde extra-européen […] du radar pour laisser place à un récit où le sujet principal reste et demeure l’Europe [moderne] ». D’un point de vue historique, cela l’empêche de parler de l’esclavage oriental (A. Pérez et État d’exception), des responsabilités de l’Islam dans son propre déclin (K. Slougui), de l’antisémitisme du régime stalinien (A. Pérez) et des « pogroms du Moyen Âge » (Libération).
S’il est vrai qu’elle n’aborde pas ces questions, elle ne prétend pas non plus faire l’histoire de l’esclavage dans le monde, pas plus que l’histoire de l’Islam ou de l’antisémitisme. Même si elle mobilise des connaissances sur ces trois sujets, son analyse se concentre sur le racisme hérité de la période coloniale française, un sujet sur lequel l’esclavage oriental et le stalinisme n’ont pas vraiment d’influence. Un historien, s’il veut être exact et efficace, doit circonscrire son sujet, c’est-à-dire identifier des dates et une zone géographique, tout en ayant la possibilité d’utiliser des savoirs sur des sujets annexes. Une règle à laquelle se plie la militante. Quand on tente de dresser un tableau du racisme colonial en France, chercher les autres mauvais élèves en matière de droits de l’homme revient donc plus à à invoquer la culpabilité des autres qu’à se libérer collectivement de la pression du surmoi.
Là où Ariane Pérez contribue à libérer l’individu en revanche, c’est quand elle fait apparaître de nouveaux Sujets politiques en France, apparemment oubliés par Bouteldja7 : « les employées chinoises des ongleries et des tristes salons de massage ou les Tamouls des arrière-cuisines de restaurants » et « les réfugiés qui fuyant les guerres affluent en Europe quitte à perdre la vie dans cette nouvelle épreuve ».
Dans un cas, renvoyé aux autres crimes commis dans l’histoire, le Blanc français reste dans une comparaison qui l’individualise et justifie un certain immobilisme. Dans l’autre, intéressé à l’ensemble des forces vives de son pays, il se projette dans un collectif. C’est cette deuxième attitude qui nous semble intéressante pour sortir de la repentance et penser le politique.
En même temps qu’elle dit utiliser des catégories « n’inform[ant] aucunement sur la subjectivité […] des individus », Houria Bouteldja « assume pleinement la sienne ». Si pour Ptyx, c’est une manière lâche de « désamorcer à l’avance la critique », pour État d’exception, c’est au contraire un refus courageux d’obéir à la « chape de plomb républicaine [qui] oblige les racisé-e-s à […] aborder la question raciale de manière froide et distanciée ».
Quel est l’intérêt d’un point de vue subjectif pour parler du racisme et en quoi sert-il une réflexion collective ? Partir d’une histoire personnelle, c’est d’abord assumer le point de départ d’une analyse et éviter une pensée idéaliste qui s’imposerait à tous. Par idéalisme, on entend le fait de partir d’un idéal pour dérouler une pensée et des actions politiques. Il s’oppose au matérialisme qui tente à l’inverse de partir des corps. Le passage par une subjectivité pour analyser les structures permettrait ce mouvement. S’intéresser aux personnes non pas comme victimes mais comme Sujets politiques pour comprendre un problème ? C’est la proposition que fait Houria Bouteldja aux lecteurs blancs, en commençant par exposer sa propre histoire. Une manière d’entrer en amitié avec le Blanc isolé.
Pour René Monzat, c’est aussi « affirm[er] que les luttes doivent être prises en charges par les intéressé-e-s » et accepter qu’ils les conceptualisent. Il s’agit aussi d’exposer des « impensés stratégiques ». Il juge d’ailleurs que ceux du PIR sont « de même nature que ceux de la gauche radicale ». Or, bien que ces impensés soient communs et fassent manifestement réagir la gauche, ils n’intéressent pas assez pour être questionnés directement. Il est en effet assez paradoxal de voir que ceux qui ont interrogé la militante ne sont pas les Blancs. Sur six entretiens écrits, cinq furent effectués par des personnes ou groupes racisés en France. Jeune Afrique est un journal d’actualité africaine édité à Paris.
Pour Huffington Post Maghreb et Financial Afrik, c’est Samira Houari, une journaliste indépendante nantaise qui a interviewé la militante. Le site Contre-Attaques est un collectif qui lutte contre l’islamophobie. Enfin, pour les sites Montray Kreyol (dédié à la défense des langues et cultures créoles des Amériques et de l’Océan Indien) et le Courrier de l’Atlas (dédié à l’actualité du Maghreb en Europe), c’est Nadir Dendoune, un journaliste franco-algérien (mais aussi australien), qui a publié l’interview.
Il aurait pourtant été intéressant pour la gauche blanche d’interroger directement l’auteure sur les mots qu’elle utilise. C’eut été une bonne manière d’explorer les limites, les contradictions et les convergences possibles de sa pensée avec d’autres. D’ailleurs Alohanews, le sixième site qui l’interroge, propose à Houria Bouteldja d’ouvrir la réflexion en parlant de Nuit Debout et des convergences possibles entre ce mouvement et le PIR.
La convergence des luttes est-elle un autre paradoxe chez Bouteldja ? En réclamant l’autonomie pour penser leur lutte, les racisés se fermeraient-ils justement aux autres mouvements ? Au contraire, pour René Monzat, Les Blancs, les Juifs et nous plaide pour « la constitution d’un nouveau bloc social et politique entre la gauche radicale et l’antiracisme politique ». Il conclut son article ainsi : « La confrontation de la gauche radicale avec ce courant est inévitable, rendons politiquement fécond ce partenariat. » De son côté, Thierry Schaffauser, « en tant que militant de la lutte contre l’homophobie, [souhaite] une alliance entre les minorités sexuelles et de genre et les minorités indigènes et racisées ».
Par ailleurs, le site Bretagne-info, s’il avoue n’être « pas sûr de partager toutes les idées du PIR », est réjoui de voir que la militante « trace des pistes de convergences avec ceux et celles qui revendiquent des droits nationaux spécifiques pour les bretons, les corses, les basques et ce tout en tordant le cou à l’extrême-droite identitaire ». Il reprend alors l’idée qu’elle évoque dans son essai, d’un internationalisme domestique8. Pour les Juifs de France, elle propose de « se libérer de l’emprise de l’État-nation français et de l’État-nation israélien » et de « marcher dans les pas des fiers militants du Bund » (cité par État d’exception).
Enfin, Frédéric Dufoing un écologiste radical, s’intéresse à la décolonisation, en ce qu’elle remet « en cause [le] monstre froid étatique », lequel permet « le capitalisme et le déclassement des populations non standardisées ». C’est donc incontestable, le PIR ne se limite pas à la lutte contre le racisme. Bouteldja confirme : sa proposition d’une « politique de l’amour révolutionnaire est une politique de convergence ».
L’attrait de la lutte décoloniale pour une partie de la gauche n’est sans doute pas un hasard. Il correspond peut-être à cette mise en garde de Žižek dans La nouvelle lutte des classes9. Selon lui, le capitalisme tend à clôturer nos communs. Par communs, il désigne « la substance partagée de notre être social dont la privatisation constitue un acte brutal auquel on devrait résister, en recourant à la violence si nécessaire ». Dans sa course à la privatisation, le capitalisme contemporain tend vers quatre antagonismes :
« la menace imminente d’une catastrophe écologique, l’inadéquation de plus en plus tangible de la notion de propriété privée à la prétendue « propriété intellectuelle », les implications éthiques des nouvelles avancées techno-scientifiques (notamment dans le domaine de la biogénétique) et […] les nouvelles formes d’apartheid […], nouveaux murs et bidonvilles ».
Les substances que l’on refuse de voir clôturées par la logique capitaliste, correspondent aux trois premières menaces. Il s’agit respectivement de sauvegarder les communs de la nature extérieure, les communs de la culture (nos outils de communication et outils cognitifs) et les communs de la nature intérieure (héritage biogénétique de l’humanité). Or de tous les antagonismes présentés plus haut, Žižek affirme que le quatrième est déterminant. De fait, quand les luttes pour sauvegarder les trois communs sont formulées « du point de vue de la menace que constituent pour les inclus, les exclus polluants », c’est qu’on a pas pris en compte le quatrième antagonisme. Et la partie est déjà perdue.
Veiller à ce que l’exclusion (même involontaire) ne devienne pas la solution et accepter les revendications de tous comme Sujets politiques : un défi plus qu’une solution. Une utopie ? Sans doute. A défaut de recevoir l’absolution auprès des anciens indigènes de France, de leurs descendants et de ceux qui arrivent sur son sol, la gauche blanche n’a finalement pas d’autres choix que d’intégrer leurs nouvelles trajectoires politiques dans sa grille de lecture.
Le mouvement de la France insoumise souhaite valoriser les communs. Un programme prometteur sous bien des aspects et une perspective de « lendemains qui chantent » sans doute. Mais jusqu’où la réflexion décoloniale a-t-elle été menée (si elle l’a été) pour faire face au quatrième antagonisme de Žižek ?
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Quelques passages de ce texte ont été modifié après publication pour prendre en compte la sagace remarque d’un lecteur (que nous remercions) concernant la traduction française de S. Žižek. [NDA/NDLR]
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Image bandeau : « Repentance », Nicholas Roerich (1917).
références
⇧1 | Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016, p. 139. |
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⇧2 | « Le Brésil, les Blancs, les Juifs et nous », Agenda PuyDomois, non daté. |
⇧3 | Précisons ici le sens du mot indigène. C’est le nom choisi par certains Noirs, Arabes et musulmans de France pour désigner le statut dans lequel ils se voient cantonnés. Le mot est emprunté au temps des colonies car ils considèrent que leur statut est analogue à celui de leurs ancêtres. Il est aujourd’hui caractérisé entre autres par « une marginalisation politique, la stigmatisation de leurs cultures et religions (notamment dans les médias), des brutalités policières au faciès, des discriminations à l’emploi, au logement, à l’école, la répression de l’immigration et des habitants des quartiers ». Comme le terme Blanc, il ne prétend pas enfermer les individus dans une identité mais seulement décrire des rapports sociaux observables à grande échelle. |
⇧4 | Pour cette raison, cet article ne fait pas partie du corpus des 35 textes. |
⇧5 | Alain Bertho, Les enfants du chaos : essai sur le temps des martyrs, La découverte, 2016, p.11-12. Extrait disponible sur le site des éditions La découverte. |
⇧6 | Slavoj Žižek, Moins que rien : Hegel et l’ombre du matérialisme dialectique, Fayard, 2015, p. 906. |
⇧7 | Concernant les réfugiés, il est clair que Houria Bouteldja en parle dans son livre, et ce à plusieurs reprises. |
⇧8 | « Pour un internationalisme domestique par Houria Bouteldja », Bretagne-info.org, 4/04/2016. Cet article ne fait pas partie du corpus car l’auteur admet n’avoir pas lu le livre. |
⇧9 | Slavoj Žižek, La nouvelle lutte des classes. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Fayard, 2016, p. 130-132. |