La gauche peut-elle dire « nous » avec Houria Bouteldja ?
Dans ce texte écrit à partir de la lecture du livre d’Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2016), René Monzat – chercheur et militant antifasciste, ancien animateur du réseau Ras l’Front – plaide pour la constitution d’un nouveau bloc social et politique entre la gauche radicale et l’antiracisme politique porté, entre autres organisations et collectifs, par le PIR et Houria Bouteldja. Mais il rappelle que cela passera nécessairement, du côté de la première, par une reconnaissance de la question raciale, donc une contribution réelle aux luttes contre le racisme systémique, mais aussi de l’autonomie politique des non-blanc-he-s.
Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire (La fabrique éditions, 2016) est dédié à la gauche radicale – par une formule rude : « Parce qu’elle est le partenaire indispensable des indigènes, la gauche est leur adversaire premier ».
Ce court essai mérite des réponses aux questions de fond qu’il pose à la gauche radicale, d’autant mieux que sa forme permet le débat.
Houria Bouteldja part du socle des idées du Parti des Indigènes de la République, petit courant original en interaction avec la gauche radicale dont sont issu-e-s une partie de ses cadres. Il a su polariser le champ des débats intellectuels et politiques (parfois cantonné au rôle d’épouvantail ou de repoussoir), ainsi que celui des initiatives militantes impliquant des « indigènes ».
Bouteldja emploie ici un ton plus personnel, et aborde des impensés stratégiques du PIR que la « politique de l’amour révolutionnaire » viendrait combler. Elle opère une prise de risque en laissant apparaître, y compris dans son style, sont goût de l’oxymore, l’incomplète articulation des éléments de réponse proposés. Et c’est à mes yeux une chance de pouvoir discuter avec une pensée qui n’est pas close, ni fermée sur elle-même. De plus les « impensés » du PIR étant de même nature que ceux de la gauche radicale, pointer les dilemmes stratégiques du PIR revient pour la gauche radicale à se saisir de questions qu’elle se refusait à aborder pour son propre compte.
Le débat en retour de la gauche radicale doit faire écho à cette prise de risque, accepter la discussion, reconnaitre ses propres lacunes. Le débat peut à cette condition « nous » être utile, au PIR comme à la gauche radicale
Refuser la discussion avec le PIR, c’est arguer d’une question pour éviter d’en aborder d’autres – par exemple, se saisir des critiques formulées par Bouteldja sur la version dominante du féminisme européen pour tenter de présenter cette « féministe décoloniale » comme une anti-féministe : procéder ainsi est injuste vis-à-vis des femmes (et des hommes ) du PIR, c’est ostraciser des féministes de tous les continents que Bouteldja n’est pas mandatée pour représenter, mais dont elle reprend les thématiques dans le débat ; procéder ainsi, c’est surtout renforcer l’image de féministes « occidentales », plus précisément de certains courants se disant féministes prétendant détenir le monopole du féminisme. En attendant, le PIR a fêté son 10e anniversaire par un meeting dont la vingtaine d’intervenants, étaient tous – toutes – des femmes. Que les partis ou groupes qui ont réalisé l’équivalent formulent la première critique !
Refuser la discussion, c’est taxer d’homophobie (et déclarer infréquentable) une militante qui appelle à un travail de critique des masculinités, virilités, dans leurs liens avec l’histoire, les rapports de force, dans la politique du moment présent. Bien sûr, on peut penser que Houria Bouteldja avait mal estimé la difficulté à faire partager à des journalistes, ou militants, la substantifique moelle du Desiring Arabs de Joseph Massad, ou les travaux de Gianfrano Rebucini sur la critique de « l’identité homosexuelle »1. On peut aussi contester les idées que Bouteldja partage avec ces auteurs2, voire estimer qu’elle les comprend de travers. Malgré tout, on ne peut pas ignorer ces questions de crise des masculinités ou « virilité » après l’essentialisation massive qui fut faite après les agressions de Cologne. Le récent texte de Jules Falquet3 contribuent également à acclimater ces questionnements dans le champ des courants pour l’émancipation.
Le PIR a jeté un pavé dans la mare en affirmant qu’il existe une question raciale en France, Nous devrions avoir une impression de déjà-vu, nous qui avons vécu les années 1970 au sein de la gauche radicale. On revit là ce qui était opposé aux féministes : « toutes ces revendications de femmes c’est bien, mais ça divise le peuple (la classe ouvrière) en mettant en avant une division secondaire dont va profiter l’adversaire pour diviser le front de classe » (c’est le genre de chose qu’écrivait l’enseignant communiste Michel Clouscard dans des textes diffusés aujourd’hui par les communistes orthodoxes et les soraliens4).
Remplacez femmes par race et on peut raisonner… « Non, non ! » disent les excommunicateurs dire « races » c’est « raciste » – évidemment – alors que dire « femmes », c’est bien sûr « féministe » !
Bouteldja aggrave son cas en nommant « les indigènes » et « les blancs », pour faire tousser certain-e-s dès la lecture de la couverture. Pour se protéger, la gauche radicale renâcle, certaines de ses franges niant purement et simplement qu’existe une question raciale en France (tout en reconnaissant qu’existe du racisme).
« Indigènes » est bien trouvé, ce n’est pas aborigènes mais cela renvoie au statut d’indigène, c’est-à-dire aux personnes ne bénéficiant pas de la (pleine) citoyenneté : cela n’a ni contenu ethnique ou racial, ni religieux. Évidemment, c’est toujours drôle en réunion de voir telle ou telle changer de couleur, hésiter puis se lancer pour choisir une formule qui oscille entre habitant des banlieues, des quartiers, des quartiers populaires, enfants de colonisés, populations racisées, etc.
Le PIR a jeté un deuxième pavé dans la mare en affirmant que les luttes doivent être prises en charges par les intéressé-e-s. Le pavé a été lancé il y a des années. Bien sûr, à ce niveau d’abstraction la gauche radicale est d’accord. Mais la diablesse pourrait proposer une imitation polie, une autonomie calquée sur les combats principaux, clairement subordonnée aux rapports de forces sociaux et politiques principaux de classe. Que nenni ! Les thématique, les priorités ne sont ni subordonnées ni les mêmes. « Nos mots » dit Bouteldja « indigènes », « blancs », « races sociales » sont des mots qui disent « nous ne voulons plus jouer votre jeu. Désormais nous jouerons le nôtre ». De ce fait, la mare bouge encore.
La façon qu’a Houria Bouteldja de manier le « nous » et le « vous » lui fait prendre des risques. Le style y contribue : elle assène une affirmation péremptoire, une affirmation qui semble antithétique, un développement qui nous porte ailleurs que dans l’apparente contradiction. Elle oppose « Vous les Blancs, nous les Indigènes » puis avoue : « Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis Blanche. » ensuite : « Je ne suis pas tout à fait blanche, je suis blanchie. […] Une indigène de la république ». Et enfin la perspective du grand NOUS commun : « Le Nous de notre rencontre, le nous de la nouvelle identité politique que nous devons inventer ensemble, le nous de la diversité de nos croyances, de nos convictions, de nos identités ».
La gauche radicale peut répondre positivement, elle qui est aussi confrontée à des problèmes de définition du « nous » et du « eux », c’est-à-dire des acteurs de la politique et des luttes sociales.
Le caractère assez flou de cet « amour révolutionnaire » devrait titiller l’esprit critique des gauches radicales. Elles seront promptes à remarquer que « l’amour révolutionnaire » n’est pas une forme d’organisation sociale et politique, encore moins une architecture institutionnelle, ni un mode de développement humain. Or, de ce point de vue, celui des perspectives alternatives, la gauche radicale n’est guère mieux lotie, incapable de définir la société qu’elle veut, hésitant depuis des décennies à travailler la voie autogestionnaire qui pourrait constituer son utopie positive.
L’ « amour révolutionnaire » devrait « parler » à la gauche radicale : il joue en effet dans la logique du texte le même rôle que le socialisme, l’abolition du salariat, le dépérissement de l’état dans la structure marxiste : la mobilisation des indigènes (races sociales), instrument pour instaurer une société « décoloniale » du dépassement de la race et de son abolition. Dans les deux cas, c’est un des éléments « dominé » du rapport social que l’on veut abolir qui peut structurer la lutte pour sa propre disparition.
Que la clef de voûte des perspectives avancées dans le texte soit une « forme vide » à remplir est en quelque sorte naturel puisque les « indigènes » ne peuvent seul-e-s constituer la force majoritaire. En revanche Bouteldja affirme qu’il n’y a pas de projet émancipateur sans le « nous » indigène. La gauche radicale doit y répondre positivement avec le vocabulaire politique et revendicatif de l’égalité, de la solidarité, de la dignité.
Ici Bouteldja pose des conditions : éviter que la France devienne une société d’apartheid a un prix, un coût en terme politiques et psychologiques, en terme de fin de la domination blanche, préalable à la constitution du « nouveau nous ». Sur la même question, Tariq Ramadan (comme nombre d’organisations musulmanes) est depuis une décennie sur un « Nouveau nous » ici et maintenant, dont les musulmans sont des participants actifs et reconnus.
Il n’y a pas d’articulation aboutie entre la perspective insistant sur l’autonomie des mobilisations indigènes – qui est comparable à l’attitude sociale et politique de la gauche radicale – et celles du « nouveau nous » de Tariq Ramadan, un discours « républicain » qui fait implicitement référence à la nation et compatible avec une version un peu « gauchie » du « vivre ensemble »5. Dans les faits les courants (politiques, syndicaux, associatifs) refusant l’union sacrée post-Charlie ont su esquisser une voie.
La logique serait de constituer tout de suite ce « nouveau nous », l’embryon politique de ce « nouveau nous », autour des luttes pour l’égalité, les libertés, contre les discriminations raciales et religieuses, pour la démocratie et l’auto-activité, pour l’emploi et les conditions de vie, pour une transformation radicale. Cela suppose de refuser l’apartheid politique vis-à-vis des organisations « indigènes », des associations musulmanes, de nos partenaires dans ce projet.
Le « nous » commun, c’est maintenant afin de constituer le bloc des couches populaires, autour d’un combat de transformation radicale, pour l’égalité, contre les discriminations. Houria Bouteldja désigne les « privilèges blancs », nous les combattons comme politique d’apartheid, de discrimination, d’inégalités : il s’agit de la même réalité.
Je suis conscient d’être trop optimiste car la gauche radicale hésite aussi, insistant selon le contexte sur les forces sociales actrices de la transformation, et leur constitution dans la confrontation, ou sur le refus de clivages et divisions contreproductives (produites par le racisme notamment). Les deux discours coexistent aujourd’hui sans vraiment s’articuler, et la réflexion sur la constitution du bloc politique, social et idéologique, qui peut devenir hégémonique pour réorienter le cours des choses en Europe reste embryonnaire, inaudible donc politiquement inexistante.
Seul aspect positif : des courants tels le PCF, Mélenchon, l’extrême gauche, savent que le « peuple » est un acteur politique qui se construit sur un projet en une convergence d’intérêt et non une couche sociale statistiquement définie et encore moins une structure ethnico-culturelle issue du fond des âges.
Si la gauche radicale avait su prendre ses responsabilités, le PIR n’existerait pas en tant que structure isolée. Ses équipes et son activité se déploierait en symbiose avec elle. La gauche radicale a besoin de faire siennes les deux intuitions du PIR (la réalité de la question raciale en France et la non-subordination des luttes des racisé-e-s), tout comme les milieux influencés par les discours du PIR ont besoin d’un ancrage social et syndical plus solide, dans un pays où la division raciale du travail est patente, mais où le monopole blanc de représentation est relativement moins fort dans les organisations syndicales.
Il nous faut mener ces débats, sans faux-fuyants afin d’éviter que la France se transforme en société d’apartheid. Cela limitera les probabilités que la gauche radicale soit emportée par l’effondrement en cours de la social-démocratie en France et en Europe, cela préviendra la menace de fossilisation intellectuelle, politique et sociale qu’entrainerait le fait de céder à la nostalgie programmatique, c’est construire les moyens politiques et sociaux de contrer les populismes identitaires.
« Nous avons éteint dans le ciel des étoiles qu’on ne rallumera plus ». « Il s’est trouvé des humains pour se vanter de ce crime » commente Houria Bouteldja, ouvrant sa conclusion. « Rallumeurs d’étoiles, hissez haut notre idéal, hissez haut nos idées » chantent les Saltimbanks dans le morceau et l’album éponyme. Le PCF a utilisé la même image pour son congrès de 2012 : « Il est grand temps de rallumer les étoiles ».
La confrontation de la gauche radicale avec ce courant est inévitable, rendons politiquement fécond ce partenariat.
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à voir aussi
références
⇧1 | « Lieux de l’homoérotisme et de l’homosexualité masculine à Marrakech », L’Espace Politique. |
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⇧2 | Le débat avec Joseph Massad a été entamé dans la « Revue des livres », n° 9 et 10 de 2013. |
⇧3 | Voir aussi le texte de Jules Falquet. |
⇧4 | Le Capitalisme de la séduction. Clouscard est aujourd’hui édité par les éditions communistes Delga et la maison soralienne Kontre Kulture. |
⇧5 | Le « vivre ensemble » vu par les organisations musulmanes est exposé par le texte Convention Citoyenne des Musulmans de France pour le vivre?ensemble publié en juin 2014 par le CFCM. |