À l’occasion des 150 ans de la Commune de Paris, Contretemps publie du 18 mars au 4 juin une lettre quotidienne rédigée par Patrick Le Moal, donnant à voir ce que fut la Commune au jour le jour.
***
Les premiers résultats ont été délivrés dans la nuit, et presque tous sont arrivés dans la matinée. Voici la liste des élus à la Commune de Paris :
Premier arrondissement (Louvre)
Adam Adolphe 7 272
Meline Jules 7 251
Rochart 6 629
Barré Benjamin 6 294
Deuxième arrondissement (Bourse)
Brélay Ernest 7 025
Loiseau-Pinson Charles 6 932
Tirard Pierre 6 386
Chéron 6 018
Troisième arrondissement (Temple)
Demay Antoine 9 004
Arnaud Antoine 8 912
Pindy Jean Louis 8 095
Murat Charles 5 904
Dupont Clovis 5 752
Quatrième arrondissement
(Hôtel-de-Ville)
Lefrançais Gustave 8 619
Arnould Arthur 8 608
Clémence Adolphe 8 163
Gérardin Eugène 8 104
Amouroux Charles 7 950
Cinquième arrondissement (Panthéon)
Regère Dominique 7 469
Jourde François 7 310
Tridon Gustave 6 469
Blanchet Stanislas 5 994
Ledroit Charles 5848
Sixième arrondissement (Luxembourg)
Le Roy Albert 5 800
Goupil Edmond 5 111
Robinet Jean 3 904
Beslay Charles 3 714
Varlin Eugène 3 602
Septième arrondissement
(Palais Bourbon)
Parisel François 3 367
Lefèvre Ernest 2 859
Urbain Raoul 2 803
Brunel Antoine 2 163
Huitième arrondissement (Elysée)
Rigault Raoul 2 173
Vaillant Édouard 2 145
Arnould Arthur 2 114
Allix Jules 2 028
Neuvième arrondissement (Opéra)
Ranc Arthur 8 950
Parent Ulysse 4 770
Desmarest 4 232
Ferry 3 732
Nast 3 691
Dixième arrondissement
(Enclos St-Laurent)
Gambon Ferdinand 13 734
Félix Pyat 11 813
Henry Fortuné 11 354
Champy Henry 11 042
Babick Jules 10 934
Rastoul Paul 10 738
Onzième arrondissement (Popincourt)
Mortier Henri 21 186
Delescluze Charles 20 264
Assi Adolphe 19 890
Protot Eugène 19 780
Eudes Émile 19 276
Avrial Augustin 16 193
Verdure Augustin 17 351
Douzième arrondissement (Reuilly)
Varlin Eugène 9 843
Géresme Hubert 8 896
Theisz Albert 8 710
Fruneau Julien 8 629
Treizième arrondissement (Gobelins)
Léo Meillet 6 351
Duval Emile 6 482
Chardon Jean Baptiste 4 663
Frankel Léo 4 080
Quatorzième arrondissement (Observatoire)
Billioray Alfred 6 100
Martelet Jules 5 912
Descamp Baptiste 5 835
Quinzième arrondissement (Vaugirard)
Clément Victor 5 025
Vallès Jules 4 303
Langevin Camille 2 417
Seizième arrondissement (Passy)
Docteur Marmottan Henri 2 036
De Bouteillier 1 909
Dix-septième arrondissement
(Batignolles-Monceaux)
Varlin Eugène 9 356
Clément Émile 7 121
Gérardin Charles 7 142
Chalain Louis 4 545
Malon Benoît 4 199
Dix-huitième arrondissement
(Butte-Montmartre)
Blanqui Auguste 14 953
Théisz Albert 14 950
Dereure Simon 14 661
Clément Jean Baptiste 14 188
Ferré Théophile 13 784
Vermorel Auguste 13 402
Grousset Paschal 13 359
Dix-neuvième arrondissement
(Buttes-Chaumont)
Oudet Emile 10 065
Puget Ernest 9 547
Delescluze Charles 5 846
Cournet Fréderic 5 540
Jules Miot 5 520
Ostyn Charles 5 065
Vingtième arrondissement (Ménilmontant)
Bergeret Jules 15 290
Ranvier Gabriel 15 049
Flourens Gustave 14 089
Blanqui Auguste 13 859
Il y avait 92 postes à pourvoir. Au moins cinq postes devront faire l’objet d’élections complémentaires car plusieurs candidats ont été élus dans différents arrondissements. Ainsi Eugène Varlin est élu dans les VIe, XIIe et XVIIe, Albert Theisz dans les XIIe et XVIIIe, Arthur Arnould dans les IVe et VIIIe, Charles Delescluze dans les XIe et XIXe.
En outre Auguste Blanqui est élu dans les XVIIIe et XXe arrondissements alors qu’il n’est pas présent à Paris, puisqu’il est emprisonné depuis le 17 mars.
Dans les quartiers riches les votes se sont le plus souvent portés sur les anciens maires et adjoints élus en novembre. En tout, ce sont environ 40 000 voix qui se sont portées sur ces républicains modérés, qui sont opposés à la Commune, et même pour certains d’actifs partisans de Versailles :
– les quatre élus du 1er : Adam, Méline, Rochard, Barré,
– les quatre élus du IIe : Brelay, Tirard, Chéron, Loiseau-Ponson,
– les deux élus du XVIe : Docteur Marmottant, De Bouteiller
– les 5 élus du IXe : Ranc, Parent, Desmarest, Ferry, Nast
– deux des 5 élus du VIe : A.Leroy, Robinet
– un des 4 élus du XIIe : Fruneau
– un des 5 élus du IIIe : Murat
Ils sont pour la plupart élus dans les arrondissements qui n’avaient pas désigné de représentants au Comité Central de la Garde Nationale en il y a quelques semaines, notamment les Ier, IIe, XVIe et IXe.
Ce vote est l’exacte revanche du vote de novembre.
L’ extrême gauche révolutionnaire qui au moment du plébiscite de novembre avait obtenu autour de 60 000 voix forme aujourd’hui l’essentiel de l’assemblée. En Février 5 des 43 candidats de la liste révolutionnaire avaient été élus, aujourd’hui 28 d’entre eux le sont !
Symbolique est le vote dans le XVIIIe où Clemenceau avait été élu maire en novembre dernier avec 9 406 voix, et recueille aujourd’hui 752 voix sur 17 443 votants. Et dans le IVe, Louis Blanc avec ses 5 680 voix n’est pas élu, devancé par cinq candidats qui ont entre 8 600 et 7950 voix.
Les membres de la Commune sont élus avec beaucoup plus de voix que lors des précédentes élections. Par exemple dans le Ve arrondissement en novembre le maire, Vacherot avait été élu avec 5 069 voix, aujourd’hui Régère en a 7 469 et Jourde 7310. Dans le XXe arrondissement, Ranvier est élu avec 15 049 voix (Bergeret en recueille même 15 290) alors qu’il avait été élu avec 7 535 voix en novembre, dans le XIXe Delescluze avait été élu avec 4 054 voix, il en a 5 846 et le candidat qui en recueille le plus, Oudet en a 10 065.
Un de ces élus est de nationalité étrangère, un militant de l’Internationale, Léo Frankel, qui est né à Budapest en Autriche Hongrie. La Commune renoue avec la belle tradition de la Révolution française qui accordait la qualité de citoyen aux étrangers qui rendent service à la République à condition de résider en France et de prêter serment.
Dans les quartiers populaires, les ouvriers ont choisi des vétérans de la république mêlés à des notoriétés de réunions publiques et de clubs, des hommes connus jusqu’alors seulement dans leurs milieux, dans les comités de vigilance, dans la Garde Nationale. Ils ont été élus sur la base de programmes impersonnels et des théories dont ils sont les partisans. Ces soldats-citoyens de la Garde Nationale, ces ouvriers, ces candidats se disent ennemis de la bourgeoisie et amis du prolétariat et s’affichent comme rouges opposés aux républicains bleus, socialistes de diverses obédiences.
Le plus âgé est Charles Beslay, 75 ans, qui a participé à la Révolution de 1830 et été élu député en 1848. Il est ingénieur, entrepreneur dans le bâtiment, a tenté de créer une banque d’escompte. C’était un ami intime et un disciple de Proudhon, membre de l’Internationale dès 1866. Il a joué un rôle important dans le comité de vigilance du VIe. Le plus jeune est Théophile Ferré. Il a 25 ans, il est comptable et blanquiste. Il est un de ceux qui voulaient marcher sur Versailles le 18 mars dernier.
Il y a trente-trois ouvriers parmi les élus, aux professions les plus diverses, sachant qu’un certain nombre en avait plusieurs dont ils changeaient au gré des événements, comme ceux qui sont brocanteur et journaliste, maroquinier et journaliste, tourneur et courtier en lingerie, cordonnier et photographe ou tel autre cordonnier et concierge. Les professions ouvrières sont très diverses : chapelier, parfumeur, coutelier, orfèvres, relieur, teinturiers, cordonniers, statuaire, vannier, chaisier, maroquinier, peintre décorateur, découpeur de bois, bijoutier, bronzier ciseleur, mais aussi employés chemins de fer, mécanicien, tourneur en bronze, fondeur chaudronnier, peintres en bâtiment, tourneur sur métaux. Il y a également une douzaine d’employés, correcteur imprimerie, comptables, courtier en commerce, clerc avoué, et cinq petits patrons[1]. Enfin il y a une bonne douzaine de journalistes, hommes de lettres, quelques avocats, quelques médecins, pharmacien et vétérinaire, un savant biologiste, un officier et des artistes peintres, un chansonnier.
Ces militants sont pour certains préoccupés par les questions économiques et sociales, pour d’autres, probablement la majorité, centrés sur les questions politiques, sans qu’il soit possible de faire entre eux une distinction nette, sans qu’on puisse prévoir les points de jonction possibles. Si certains se connaissent, amis ou adversaires, mais beaucoup ne se sont jamais vus. Seulement moins d’une quinzaine d’élus étaient auparavant membres du Comité Central de la Garde Nationale.
Les frontières entre des tendances ne sont pas hermétiques, les militant-e-s passent de l’une à l’autre, se croisent, travaillent ponctuellement ensemble, ou s’opposent parfois sévèrement. Mais la lutte commune contre l’Empire, la clandestinité, l’exil, la prison ont créé des formes de solidarité fortes entre tou-te-s. Ajoutons que nombre d’entre eux se croisent dans les loges maçonniques quelles que soient leurs tendances politiques. La victoire rend les plus jeunes révolutionnaires encore plus exubérants et enthousiastes.
Les blanquistes
Blanqui et ses partisans sont parmi les plus structurés. Ils animent un club avec un journal « la patrie en danger ». Ce sont des hommes d’action, habitués aux organisations conspiratives. Les uns sont complètement dévoués à Blanqui qui a une très grande influence personnelle, d’autres sont plus éloignés.
Blanqui, polémiste, théoricien, est convaincu de la lutte révolutionnaire des classes, réfléchit très sérieusement aux questions politiques et tactiques de l’art de l’insurrection, pour la prise du pouvoir politique comme levier de changement de la société, pour arriver au communisme. Il défend le principe du renversement du gouvernement national par l’action déterminée, au moment favorable, d’une minorité éclairée de révolutionnaires professionnels biens entraînés, qui érige une dictature révolutionnaire, une dictature de l’éducation pour rallier le peuple à la cause révolutionnaire.
À la fin de l’année 1868, il organise jusqu’à 800 militants, formés à des cours de barricades, en partie armés et organisés en centuries, en petits groupes très mobiles. Ce nombre va même dépasser 2 000 durant l’année 1869, pour régresser ensuite. Il ne reste plus que 400 fidèles organisés au moment du 4 septembre 1870, qui ont acheté 300 revolvers et fabriqué 400 couteaux. Dès cette date, son état-major est reconstitué.
Ce courant est marqué par un brûlant patriotisme, qui s’exacerbe dans les mois précédant la Commune. Appartiennent à cette tendance Tridon, Ferré, Rigault, Eudes, Ranvier, Bergeret… Le courant en tant que tel n’est pas membre de l’Internationale, même si certains en sont, soit individuellement, soit en tant que participants à un club, une société ouvrière qui adhère à l’internationale comme Chardon, Protot, Duval, Mortier…
Les membres de l’Internationale
L’Association Internationale des Travailleurs, l’Internationale, a été créée en France à l’initiative d’ouvriers proudhoniens propagateurs de la doctrine du mutuellisme. À l’inverse exact des blanquistes, ils sont hostiles à l’action révolutionnaire et au principe d’autorité. Ils défendent la disparition de l’état par l’établissement d’un système fédératif et l’émancipation ouvrière par la généralisation d’organismes mutuellistes.
Ces positions initiales sont devenues minoritaires au profit de la fraction dite collectiviste, les nouveaux adhérents, les militants ouvriers qui prônent l’action ouvrière collective, la grève, la défense de revendications. Les partisans de l’appropriation collective des moyens de production par la classe ouvrière, contre le rêve au retour de la propriété individuelle sont maintenant majoritaires. L’internationale organise autour de toutes les grèves des actions de solidarité qui lui font jouer un rôle politique. Les premiers leaders comme Tolain sont passés au second plan au bénéfice d’ouvriers actifs dans les associations et clubs socialistes, dans les coopératives et les organisations ouvrières, dans les chambres syndicales. Cette évolution explique en partie l’entrée de militants banquistes dans l’internationale.
Elle regroupe des individus et des organisations très différentes, des petits groupes politiques, des syndicats et structures de type syndical (elle intègre l’essentiel des chambres syndicales, des sociétés ouvrières), des associations, des coopératives, des revues, des clubs, et revendique 30 000 adhérents en France, mais ce chiffre est plus significatif de son influence que de sa force militante et de son homogénéité. A Paris une trentaine de sections[2] tiennent des réunions régulières Ces militant-e-s sont formé-e-s et débattent des questions politiques avec sérieux. Quelques un-e-s sont en relation directe avec Marx. Elle est l’organisation de tous ceux qui veulent changer radicalement société, pour une autre société que la société capitaliste.
Plus d’une quinzaine sont élus : Amouroux, Malon, Varlin, Thiesz, Avrial, Beslay, Frankel, Clémence, Vaillant, Babick, Gérardin Eugène, Dereure, Miot, Pillot, Arnaud, Meillet, Demay, Langevin… et d’autres sont proches comme Champy, Lefrançais, Cournet, Ostyn,
Les républicains radicaux
Ce sont des républicains radicaux, pour une république démocratique et sociale, des révolutionnaires ayant des relations avec divers courants, parfois socialistes. Ils se disent souvent révolutionnaires indépendants. D’autres sont des jacobins traditionnels, se référant aux grands révolutionnaires de 1793, évoquant le souvenir de Robespierre, ou d’Hébert. Certains sont centralisateurs, tous ont une aversion pour le libéralisme économique de Thiers et détestent la mollesse de la gauche républicaine parlementaire, et aspirent à la justice sociale et à la démocratie.
Ils sont nombreux : Flourens, Paschal Grousset, Felix Pyat, Delescluze, Vermorel, Gambon, Jules Vallès, Urbain, Charles Gérardin, Geresme, Arnould, Allix, Billioray, Jourde, Brunel, Urbain, Delescluze, Pyat, Oudet, Puget, Rastoul, Régère, …
L’image représente quelques-uns des élus, en rouge et blanc Eugène Varlin, en noir et blanc, de gauche à droite et de haut en bas, Édouard Vaillant, Gabriel Ranvier, Albert Theisz, Charles Delescluze, Émile Eudes, Jules Vallès, Leo Frankel, Gustave Flourens, Théophile Ferré, Auguste Vermorel.
Voici le témoignage de d’Arthur Arnould, élu dans le IVe arrondissement, qui s’est rendu à l’Hôtel de ville auprès du comité central pour savoir quand et comment serait proclamé le scrutin et installé officiellement la Commune de Paris. Il décrit d’une manière très vivante l’ambiance régnant ce lendemain des élections tant attendues.
Arthur Arnould, 38 ans, journaliste, homme de lettres
Il serait difficile de voir un spectacle plus caractéristique, plus intéressant, que celui présenté par la place de l’Hôtel de ville, et l’intérieur du palais communal.
Tous les abords de la place étaient barrés par de vastes barricades élevées les 18 et 19 mars.
Entre les pavés amoncelés, on voyait la gueule menaçante des canons et des mitrailleuses. Derrière brillaient les baïonnettes des gardes nationaux.
C’était une véritable forteresse, pittoresque et imposante.
Sur la place même, en dedans des barricades, un vaste parc d’artillerie, composé de pièces de tout calibre et de toute provenance, amenées là à la hâte dans la prévision d’une bataille contre la réaction ou d’un retour offensif des troupes versaillaises.
Au milieu des canons, des gardes nationaux en armes.
Sur les trottoirs, le long des murs des maisons, entre les roues des caissons, des matelas, des bottes de paille pour le campement improvisé de l’armée révolutionnaire.
Beaucoup d’hommes dévoués n’avaient pas quitté la garde de l’Hôtel de ville depuis le premier jour, ne s’en fiant qu’à eux-mêmes du salut commun.
Lorsque je pénétrai sur la place, il était midi. Un chaud soleil de printemps se jouait sur l’acier des chassepots et faisait sortir des éclairs de la croupe polie des canons.
Les hommes fatigués par une nuit de garde s’étaient étendus sur les matelas ou la paille, quelques-uns sur la flèche de bois des pièces d’artillerie.
Tous, chose à noter et qui devait frapper le regard d’un observateur, tenaient un journal ouvert et le lisaient avec ardeur.
Cela seul eût suffi à révéler, au premier coup d’œil, que ce n’étaient point là des soldats du Pouvoir, mais des volontaires de la Révolution. Le combattant au repos laissait voir le citoyen s’occupant de la chose publique, s’instruisant de la cause sacrée pour laquelle il avait offert sa vie hier, pour laquelle il allait mourir demain.
Ailleurs, d’autres gardes faisaient la soupe, préparaient les aliments de leur compagnie.
Aux barricades, quelques sentinelles veillaient près des brèches ménagées pour le passage du public, aidant joyeusement les femmes à gravir l’obstacle, souriant aux gamins qui, de leurs petites mains noires de boue, ajoutaient un pavé, une poignée de terre, au rempart improvisé, polis, avenants avec la foule qu’ils faisaient circuler sans violence, sans injure, sans impatience, malgré la fatigue qui les brisait visiblement, s’efforçant de rendre le moins sensible possible à la masse des curieux ou des gens affairés, la gêne momentanée apportée à la libre circulation dans Paris.
L’hôtel de ville lui-même présentait un spectacle aussi curieux.
Il regorgeait d’hommes en armes. La cour intérieure vitrée, au milieu de laquelle s’élevait le double escalier de marbre blanc, n’était qu’un vaste dortoir.
On ne pouvait y faire un pas sans courir le risque de marcher sur un garde endormi.
Ceux qui avaient fait le plus rude service de la nuit s’étaient réfugiés là. Sur les bas-côtés, sous la galerie, les cantinières avaient établi leurs petits fourneaux, installé leur léger baril, servant la rondelle de saucisson ou le petit verre d’eau-de-vie aux clients qui ne se contentaient pas de l’ordinaire.
Au premier, dans la vaste salle du trône, de grandes tables toujours mises, ou l’état-major, les officiers, les estafettes, les hommes en mission, tous les employés réunis à un titre quelconque sous la main du Comité Central, prenaient leur repas servi à toute heure, puisqu’à toute heure, c’était une allée et venue sans interruption.
Devant les fenêtres, les fusils en faisceau.
C’est par cette salle que je passai pour arriver jusqu’au siège du Comité Central établi dans l’aile réservée jadis aux appartements du préfet de la Seine.
Pour arriver jusqu’au Comité, il fallait traverser sept ou huit pièces occupées par divers délégués chargés de recevoir le public, de répondre à ses demandes, de résoudre les difficultés courantes, de prendre, séance tenante, les décisions urgentes.
À chaque porte deux sentinelles… observaient un silence religieux qui eut fait honneur aux vieux troupiers les mieux brisés par la discipline.
Elles ressentaient visiblement quelque chose de ce respect mystique que le croyant éprouve en pénétrant dans le temple de son Dieu particulier. Ces hommes du peuple étaient, en effet, des croyants eux aussi, les croyants de la plus belle, de la plus grande, de la plus noble foi ; la foi en l’avenir de l’humanité, la foi en l’avenir de la justice égale pour tous.
Stupéfaits de leur propre victoire, leurs regards exprimaient un mélange de doute, de crainte et d’enthousiasme contenus, à la vue de leurs délégués, de leurs hommes, peuple comme eux, siégeant au milieu de ces lambris dorés, assis sur les fauteuils de soie, accoudés sur des tables de Boule, foulant ces tapis épais, cadre brillant où, depuis si longtemps, se mouvaient les ennemis du peuple, les séides, les valets de la tyrannie sous ses mille formes administratives.
Je me rappelle surtout un vieux garde, tête énergique et bronzée, chevelure grisonnante, barbe inculte, membres osseux, où le travail a fait saillir les muscles que la misère a rendus secs. Son œil ardent ne quittait pas les hommes du Comité Central allant et venant à travers la salle dont il défendait l’approche. Dans le regard dont il les suivait, on pouvait lire une sorte de reconnaissance attendrie, d’admiration respectueuse, unies à la résolution farouche de défendre sa victoire jusqu’à la mort.
Ce combattant avait rêvé, pendant cinquante ans peut-être, le triomphe du peuple, et, voilà qu’un beau jour, tout à coup, il voyait vivre devant lui son rêve !
Il voyait là des ouvriers comme lui, ses compagnons d’atelier, ses orateurs aimés du club, commandant, obéis !
Il voyait des bourgeois, de hauts commerçants, de gros industriels, des patrons, sollicitant une audience, venant demander un laissez-passer pour leurs marchandises ou pour leurs familles, humbles, soumis, polis !
ENFIN ! Disait son regard.
Le Journal officiel de Paris contient un article non signé probablement écrit par Charles Longuet qui indique le rôle que pourrait prendre le conseil élu. Définir ses attributions, se fédérer avec les autres villes, discuter avec l’assemblée nationale d’un contrat d’autonomie et d’une loi électorale ne noyant pas les votes des villes dans ceux des campagnes.
Extraits
« … Au lendemain du vote, on peut dire que le Comité a fait son devoir.
Quant à la commune élue, son rôle sera tout autre et ses moyens pourront être différents. Avant tout, il lui faudra définir son mandat, délimiter ses attributions. Ce pouvoir constituant qu’on accorde si large, si indéfini, si confus pour la France à une Assemblée nationale, elle devra l’exercer pour elle-même, c’est-à-dire pour la cité, dont elle n’est que l’expression.
Aussi l’œuvre première de nos élus devra être la discussion et la rédaction de la charte, de cet acte que nos aïeux du Moyen Âge appelaient leur commune. Ceci fait, il lui faudra aviser aux moyens de faire reconnaître et garantir par le pouvoir central, quel qu’il puisse être, ce statut de l’autonomie municipale. Cette partie de leur lâche ne sera pas la moins ardue si le mouvement, localisé à Paris et dans une ou deux grandes villes, permet à l’Assemblée nationale actuelle d’éterniser un mandat que le bon sens et la force des choses limitaient à la conclusion de la paix, et qui déjà se trouve depuis quelque temps accompli. À une usurpation de pouvoir, la Commune de Paris n’aura pas à répondre en usurpant elle-même. Fédérée avec les communes de France déjà affranchies, elle devra, en son nom et au nom de Lyon, de Marseille et bientôt peut-être de dix grandes villes, étudier les clauses du contrat qui devra les relier à la nation, poser l’ultimatum du traité qu’elles entendent signer.
Quel sera cet ultimatum ? D’abord il est bien entendu qu’il devra contenir la garantie de l’autonomie, de la souveraineté municipale reconquises. En second lieu, il devra assurer le libre jeu des rapports de la Commune avec les représentants de l’unité nationale.
Enfin, il devra imposer à l’Assemblée, si elle accepte de traiter, la promulgation d’une loi électorale telle, que la représentation des villes ne soit plus à l’avenir absorbée et comme noyée dans la représentation des campagnes. Tant qu’une loi électorale conçue dans cet esprit n’aura pas été appliquée, l’unité nationale brisée, l’équilibre social rompu, ne pourraient pas se rétablir.
À ces conditions, et à ces conditions seulement, la ville insurgée redeviendra la ville capitale : Circulant plus libre à travers la France, son esprit sera bientôt l’esprit même de la nation, esprit d’ordre, de progrès, de justice, c’est-à-dire de révolution.
*
L’Assemblée nationale méprise les élections parisiennes
À Versailles, une proposition signée de quatre-vingts membres de la droite, tendant à déclarer nulles et non avenues les élections du 26 mars à Paris, était déposée aux applaudissements de la droite, et renvoyée à la commission d’initiative.
Thiers déclare à la tribune « Non, la France ne laissera pas triompher dans son sein les misérables qui voudraient le couvrir de sang ».
La dépêche suivante, envoyée dans les départements, outrepassait peut-être un peu la vérité ; nous ne croyons pas que fussent nombreux à Paris ceux qui songeaient à y voir rétablir l’ordre par les bataillons de volontaires de province.
Versailles, 27 mars.
Une portion considérable de la population et de la garde nationale de Paris sollicite le concours des départements pour le rétablissement de l’ordre. Formez et organisez des bataillons de volontaires pour répondre à cet appel et à celui de l’Assemblée nationale,
Signe : E. PICARD.
L’adjoint au maire du dix-septième arrondissement », ce qu’il était depuis les élections de novembre 1870, Benoit Malon, élu hier, a procédé au mariage Anna Korvin-Kroukovskaïa et de Victor Jaclard, ancien-ne-s militant-es blanquistes et membres de l’Internationale.
Anna Korvin-Kroukovskaïa est une féministe révolutionnaire qui a refusé d’épouser Dostoïevski en Russie. Victor Jaclard, un des 43 socialistes révolutionnaires présentés aux élections du 8 février par l’Internationale, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières et la délégation des vingt arrondissements de Paris, sans être élu. Ils ont décidé au cours de l’année 1870 d’être légalement mariés, et programmé ce mariage bien avant la révolution du 18 mars.
Deux témoins de Victor et Anna sont connus, Georges Clemenceau, médecin et (encore) maire du dix-huitième arrondissement, et Jean-Antoine Lafont, un de ces adjoints.
Une autonomie de fait existe dans cette cité ouvrière depuis septembre dernier. Hier, les gardes nationaux passés en revue ont crié « vive la commune ! ». Lorsque le colonel a commandé à ses cuirassiers de tirer sur eux, la troupe a refusé, et les gardes nationaux ont pris la mairie. Le maire Dumay, ancien ouvrier de l’usine, et quelques personnes ont prononcé la déchéance des versaillais et ont constitué la Commune indépendante du Creusot. Ce matin, l’armée régulière est venue en force, a dispersé la foule et la Mairie a été réoccupée.
À Narbonne
La Commune installée solidement à la Mairie organise la vie quotidienne de la Ville. Les approvisionnements des troupes sont assurés, il est même décidé d’héberger ce soir un détachement de soldats rentrant chez eux, on donne le gîte et le couvert aux indigents. Les registres d’état-civil sont tenus régulièrement, et la Commune va même jusqu’à s’occuper du suivi des travaux publics engagés.
La réaction prépare son offensive contre ce pouvoir populaire en place. Hier un mandat d’amener a été signé contre le principal dirigeant de la Commune, Digeon. Hier également le préfet de l’Aude a adressé une fausse dépêche annonçant la chute de la Commune de Narbonne qui a eu un mauvais effet sur les éventuels soutiens que la Commune aurait pu recevoir dans la région.
Ils ont également rédigé et affiché dans les rues de Narbonne une proclamation menaçante, comme « un suprême appel à des consciences égarées », demandant aux Narbonnais d’abjurer leur allégeance à la Commune, et se voulant un ultime avertissement. Elle a été immédiatement arrachée par les Narbonnais-e-s.
L’assemblée qui vient d’être élue à Paris est une assemblée populaire, la plus populaire qu’on ait jamais vue en France. Comme il ne l’a jamais fait, le peuple ouvrier de Paris a élu les siens qui ont les destinées communes en mains.
Ce sont principalement les quartiers ouvriers du nord et de l’est, un peu moins ceux du centre et du sud de paris, qui ont élu le nouveau conseil. La poussée à gauche, vers les révolutionnaires, s’est accompagnée d’une abstention des adversaires dans les quartiers bourgeois de l’ouest parisien. Le peuple ouvrier de Paris qui a voté veut la vraie république, la sociale, l’universelle, face à l’assemblée de Versailles et au gouvernement de trahison.
Cette victoire est le produit de l’unité qui s’est construite dans les mois du siège, dans les batailles pour la démocratie sociale et contre l’envahisseur au sein des citoyens-soldats, des 300 000 gardes nationaux, qui ont aggloméré ces milliers de travailleurs qui ont afflué à Paris dans des 20 dernières années[4]et les travailleurs révolutionnaires instruits des expériences des révolutions passés. Cette jonction s’est opérée au feu, dans la vie quotidienne des rues et quartiers mobilisés dans les bataillons, et elle a permis l’existence de tous les clubs, conseils, comités, jusqu’au Comité Central qui a su remplacer le pouvoir qui a quitté la capitale. Enfin, le peuple ouvrier parisien s’est débarrassé de tous ces dominants qui l’écrasaient, même depuis le 4 septembre.
Mais n’y a-t-il pas le risque d’une illusion de victoire plus grande qu’elle n’est dans la réalité ? Si la mobilisation de ces quartiers ouvriers est puissante, magnifique, irrésistible, elle a des adversaires. Dans Paris d’abord, face aux quartiers bourgeois et à tous ceux qui refusent de prendre position, se plaçant dans une frileuse abstention. Et avec Versailles ensuite, car les conditions qui ont permis ces résultats n’existent pas dans les grandes villes de province, et moins encore à la campagne. N’oublions pas que deux Français sur trois vivent encore dans des villes de moins de 2000 habitants.
Comment éviter la tempête, le choc de cette commune avec le reste du pays ? Est-ce que cette victoire est telle qu’elle crée un pouvoir suffisamment fort pour s’imposer face à Versailles et donner perspectives dans toutes les villes ? Oui, si les grandes villes de province font ce que Paris vient de faire, si l’on procède à des élections générales pour remplacer cette assemblée élue aux cris de la paix, qui l’a faite aux conditions qu’on connaît, et qui n’a qu’à s’en aller ?
Est-elle assez forte pour que la république ouvre une ère de justice, de vérité, de travail de démocratie sociale contre la gangrène des orléanistes des bonapartistes et des républicains qui refusent le pouvoir au peuple ?
[1]Dont Eugène Pottier qui possède une très renommée entreprise d’impression sur étoffe
[2]Cercle des études sociales, Gobelins, Sociale des écoles, Brantôme, Montrouge, Vertbois, Gare d’Ivry et de Bercy, Récollets, Poissonnière, Combat, Faubourg du Temple, Grandes Carrières de Montmartre, Ternes, Couronnes, Belleville, Hôpila Louis, Marmite 1er, 2e et 3e groupes, Batignoles, Stépheson, Grnelle et Vaugirard, Richard-Lenoir, La Glacière, Popincourt,, 13e arrondissement, Duval, Malesherbes, Est, Flourens, Ivryens.
[3]Blog
[4]On peut estimer que deux tiers des parisiens actuels ne sont pas nés à Paris