Reconstruire le cerveau. Entretien avec Muriel Darmon

Nul besoin d’avoir été confronté(e), ne serait-ce qu’indirectement, à la survenue d’un accident vasculaire cérébral (AVC) pour s’intéresser au dernier livre de Muriel Darmon, paru aux éditions La Découverte, qui passe au crible de la sociologie ce qui est la première cause de handicap acquis chez l’adulte ainsi que la rééducation qui suit. À travers un objet d’étude apparemment spécifique, ce sont des enjeux tout à fait généraux qui se révèlent, liés tant aux inégalités qu’aux rapports entre le « social » et le « biologique ». Cet entretien avec l’autrice de Devenir anorexique est l’occasion d’en donner un aperçu.

Contretemps (CT) : On voit bien en quoi ce livre prolonge tes travaux antérieurs, y compris sur les classes préparatoires, le long d’une réflexion sur la façon dont les institutions nous façonnent. Mais quelle est l’origine de ton intérêt pour le cas de l’AVC en particulier ? Te souviens-tu du moment où tu t’es dit pour la première fois : c’est sur l’AVC qu’il faudrait se pencher d’un point de vue sociologique…

Muriel Darmon (MD) : En fait oui, je me souviens très bien ! C’est quand on m’a raconté qu’une collègue enseignante-chercheuse, vice-présidente d’université ou doyenne je crois, était revenue de son congé maladie suite à un AVC mais ne pouvait pas reprendre ses fonctions car elle ne savait plus, ou plus trop bien, lire… Et effectivement, j’ai rapproché ça de mon intérêt pour le capital culturel et la façon dont il est, comme le bronzage dit Bourdieu, « attaché » à la personne y compris biologique de son possesseur, et du coup fragile, et aussi tout de suite à mes travaux sur les apprentissages, réapprentissages, avant même de savoir qu’il y avait des institutions dédiées à cette entreprise de récupération des compétences et habiletés perdues.

CT : On sent, dans ton écriture, un effort pour s’adresser simultanément à plusieurs lectorats : non seulement celui des sociologues de métier (tu t’inscris dans des débats internes aux sciences sociales, y compris dans leurs rapports à d’autres sciences), mais aussi celui des professionnels du milieu médical/hospitalier, avec lesquels tu entres en dialogue en tenant une position à la fois ferme et nuancée. S’y ajoutent aussi des lectrices et lecteurs qui ont pu être confronté(e) s à l’AVC et que tu prends le temps de guider patiemment le long de ta démonstration, sachant que, comme tu l’indiques dans l’introduction, « l’immense majorité » des patients se demandaient ce que venait faire la sociologie là-dedans… Est-ce bien cet équilibre que tu as cherché dans la construction et la rédaction ?

MD : C’était en effet mon intention, donc merci de le dire si précisément et si généreusement ! En sociologie de la santé, ou de la médecine, c’est peut-être à la fois plus crucial et plus facile de s’adresser à ces trois publics à la fois, parce qu’il me semble que les questions que l’on se pose ne sont parfois pas si différentes. Par exemple — et par excellence — la question des inégalités sociales de santé est aujourd’hui une question qui est présente dans les médias et le débat public, mais aussi que les professionnels du monde médical se posent. De plus, j’ai toujours eu à cœur, pour paraphraser une formule célèbre, de rendre au public — au « terrain » — ce qu’il m’a prêté : comme d’autres disciplines, j’instrumentalise en partie le cas (douloureux, pénible, dangereux pour ceux qui en sont atteints et leurs proches, etc.) de l’AVC dans des buts scientifiques (faire avancer la connaissance des inégalités sociales de santé, des socialisations institutionnelles…). Faire la restitution de cette enquête d’une manière dont j’espère qu’elle est intéressante et appropriable par les non-sociologues, c’est permettre d’être utilisée à mon tour, et apporter une description, un type de dévoilement, et une grille de lecture qui peut être d’autant plus bénéfique qu’elle est inhabituelle, non biologique, non neurologique et non médicale en l’occurrence.

CT : Précisément, ton livre est une défense « en acte » de l’approche ethnographique et, plus largement, des méthodes dites « qualitatives » en sciences sociales (c’est-à-dire fondées en première approche sur des données non chiffrées : observations directes ou participantes, des entretiens, etc.), sur un terrain où, a priori, elles ne paraissent pas forcément à leur avantage. Peux-tu revenir sur cet aspect ?

MD : Oui, c’est aussi quelque chose qui était important pour moi dans la recherche et l’écriture du livre ! Quand on pense « méthodes qualitatives », sur la santé, on peut penser « expérience des patients », « qualité des soins », ressentis et questions éthiques… Ou bien, quand on est sociologue, finesse des descriptions et des trajectoires. Alors, bien évidemment, on peut faire tout ça avec une approche de ce type ! Mais là, ce que je voulais, c’était montrer que ces approches-là peuvent aussi, dans une visée plus scientifique et analytique qu’interprétative, pour le dire comme ça, apporter des réponses à des questions statistiques ou épidémiologiques, fournir des éléments qui sont de l’ordre de la causalité pour éclairer des corrélations statistiques… Je ne fais pas que cela dans le livre, mais ça me paraissait important de montrer qu’on pouvait le faire, aussi voire surtout dans le contexte actuel, c’est-à-dire à un moment où on sait bien que la sociologie est critiquée pour son caractère non scientifique, inutile, etc. L’ethnographie permet d’expliquer en partie « pourquoi » les classes populaires ou les femmes récupèrent moins bien d’un AVC, ce qui est déjà plus que dans bien des études (IRM sur 15 cas ou big data épidémiologiques) dont la légitimité scientifique n’est jamais mise en cause, contrairement à celle des sciences sociales en général, et même de la sociologie en particulier…

CT : D’autant plus qu’une telle approche nécessite des conditions de possibilité qui semblent menacées par les « réformes » (contre-réformes) de l’enseignement supérieur et de la recherche…

MD : Pour le coup, je ne crois pas qu’elles menacent un type d’approche plutôt qu’un autre, non ? On a besoin de temps et d’autonomie dans toutes les formes d’enquêtes et d’études scientifiques, même si moi évidemment je vois midi à ma porte et je pense que mon enquête n’aurait pas été possible sans les conditions particulières d’un poste statutaire au CNRS, comme je l’indique d’emblée dans les remerciements qui ouvrent le livre.

CT : Une question sur la « matérialité » du livre, justement. As-tu eu des hésitations (et y a-t-il eu débat) concernant le titre, d’une part, et l’image de couverture, d’autre part ? Ni l’un ni l’autre ne suggère la problématique de l’inégalité ou plus largement de la socialisation, qui est le cœur de ton travail ; d’une certaine manière, les deux semblent encore dépendre de l’approche neurologique/biologique que tu cherches à discuter. On devine que le pari était difficile, surtout concernant l’illustration… Qu’en est-il ?

MD : Je me souviens d’une idée d’illustration que j’avais eue, qui était de projeter une image d’IRM d’un cerveau sur le schéma de l’espace des styles de vie de La Distinction de Bourdieu, un peu pointu non ?! Le titre et l’illustration sont des choix d’éditeur (le titre choisi parmi une quinzaine de propositions que j’avais faites, et si je me souviens bien celui-ci venait d’un collègue de mon labo et relecteur du livre, Wilfried Lignier, merci à lui !), mais je les trouve très bien, pas vous ?

CT : Si si ! C’est simplement pour signaler la difficulté d’une représentation graphique ou figurée d’une réalité comme celle des inégalités, à la fois abstraite et concrète…

MD : Les questions d’inégalités et de socialisation sont pour moi au cœur du livre — au cœur de mon métier en fait ! —, mais il me semble que l’étude ne s’y réduit pas, enfin bref ça m’allait très bien. D’une manière générale je ne suis pas très investie sur ces questions de titre, d’édition (« editing ») par rapport à d’autres collègues (dans mon expérience c’est très genré ce genre de préoccupations et de sentiment de compétence !), je n’ai aucun problème à reconnaître qu’elles sont du ressort de l’éditeur (qui a par ailleurs été super sur ce projet).

CT : As-tu déjà eu des « retours » de la part de professionnels de la prise en charge de l’AVC, qu’ils travaillent sur ton terrain d’enquête ou bien ailleurs ? Autrement dit, quelle est la réception professionnelle de ton livre jusqu’ici ? Tu suggères de temps à autre que certains professionnels au moins ont une certaine conscience du fait que des paramètres sociaux entrent en jeu, mais sans aller plus loin, au moins en pratique…

MD : Pour l’instant, j’ai présenté quelques résultats de ma recherche sur certains de mes terrains, et les retours étaient toujours intéressés ; parfois dubitatifs, mais jamais uniquement hostiles ou disqualifiants. Mais je suis vraiment au tout début de la diffusion « professionnelle » de ce travail, donc je ne peux pas en dire grand-chose pour l’instant. J’ai quand même déjà eu un type de retour de la part de professionnels de la rééducation dont je pense qu’ils vont être assez fréquents : l’idée que ce que je démontre en termes d’inégalités sociales dans la rééducation, c’est quelque chose qui provient des spécificités des services que j’ai observés, de leur échec, du fait qu’ils n’y sont pas assez soucieux des individualités des patients, etc. Ce sont des réactions que j’ai déjà connues, par exemple dans l’enquête sur les classes préparatoires (« dans notre prépa à nous, il y a beaucoup d’élèves de classes populaires », ou alors « nous, on fait attention aux différences de classe », etc.). C’est une forme de méconnaissance que nous partageons tous, en tant qu’acteurs sociaux (quand on est sociologue et qu’on pense du coup « prendre en compte » les origines populaires des étudiants, ou être moins pris dans les rapports de domination masculine dans sa vie privée ou professionnelle, etc.), et dans ce cas je dois dire (malgré mon tropisme « quali » !) que l’outil à la fois pédagogique et scientifique le plus utile ce sont les statistiques : ce sont elles qui permettent d’attester du caractère général des processus en question, « systémique » comme on dirait aujourd’hui (pour ma part je dirais peut-être « inscrit dans les habitus et les institutions ») et donc en partie systématique, malgré, encore une fois, les bonnes volontés professionnelles et même la vigilance par rapport aux inégalités — avec en plus le fait qu’on a des raisons de penser que la vigilance peut aussi se traduire par une adaptation « culturaliste » aux spécificités supposées des publics (en termes de rapports sociaux de classe, de genre, de race…) dont certaines études montrent l’effet éventuellement renforçateur des inégalités…

CT : Oui, nous allons revenir sur ce point…

MD : … En tout cas, le dialogue m’apparaît vraiment possible et fructueux avec les professionnels (c’est différent de l’avis et de la posture que j’avais lors de la thèse sur l’anorexie). J’essaye en tout cas de ne pas tuer ce dialogue dans l’œuf, et d’éviter de réduire la question des inégalités sociales à celle de la responsabilité des professionnels dans la qualité des soins. Il me semble qu’un des dangers (pas le plus important ni le plus répandu cependant) de la sociologie des inégalités sociales de santé est de recourir à une analyse du pouvoir médical uniquement centrée sur les actions des professionnels, qui de ce fait court toujours le risque de faire porter à ce pouvoir la responsabilité quasi consciente de ces inégalités. C’est aussi inutile politiquement, car du coup les sciences sociales peuvent apparaître aux médecins proches de leur caricature, des militantes occupées à traquer dans un but de dénonciation politique les mauvais traitements de certains patients. Or les médecins et plus largement les professionnels et les équipes que j’ai rencontrées et suivies ne sont ni naïves ni indifférentes par rapport à ces inégalités sociales. Cela me paraît à la fois scientifiquement juste et politiquement utile, de ce fait, de veiller à bien présenter le caractère systémique d’une domination qui opère parce qu’elle est inscrite de manière souvent inconsciente dans les têtes de tout le monde et dans les murs ou les cultures professionnelles de l’institution — et qui est potentiellement renforcée par le manque de temps et de personnels, car il faut plus de temps et de travail pour « aller contre » les pentes naturelles du monde social.

CT : Au cours de ta démonstration, tu t’attaches à mettre en lumière les inégalités sociales de santé dans leur dimension de classe (en général au titre de paramètre principal) et de genre (en général au titre de paramètre secondaire). Tu n’évoques pas en tant que telle la « racisation » et n’abordes que rapidement le parcours d’immigration ou l’origine étrangère de certains patients. Pourquoi ? Est-ce pour des raisons strictement « empiriques » ou bien la polémique en cours dans la sociologie française sur le sujet est-elle entrée en ligne de compte d’une manière ou d’une autre ? Dans le même ordre d’idées, tu évites le terme d’ « intersectionnalité », même si, de fait, l’articulation ou la combinaison entre variables sociales est centrale dans le livre… Quel est ton point de vue sur ce point ?

MD : Alors, attention, à question compliquée, réponse longue ! J’avais un peu travaillé la question des rapports sociaux de race pour le chapitre sur la « valeur » des pertes et des récupérations des patients, où elle me semble entièrement pertinente articulées aux questions d’âge, de genre et de classe (dans cet ordre…) que j’y étudie — contrairement par exemple au chapitre sur la « forme scolaire », où il me paraît certain que la dimension de classe et de scolarisation antérieure est centrale. Mais comme je ne suis pas familière de cette entrée ce n’était pas très satisfaisant et je n’avais pas récolté énormément de matériaux (à part quelques catégories explicitement racialisées comme celle de « syndrome méditerranéen », qui donne d’ailleurs lieu à des débats sur son usage au sein même des services). À la lecture du journal de terrain, et dans mes impressions d’enquêtrice, il me semblait que les catégories racialisées — qui existent et circulent dans les services — n’avaient pas un effet massif par rapport à l’âge, à la classe et au genre sur les prises en charge effectives et sur les trajectoires des patients, mais comment savoir si ce n’était pas lié au fait que je les avais moins… « observées », c’est-à-dire tout à la fois repérées et notées ? Du coup, j’ai préféré ne pas en parler plutôt que de raidir ou de surinterpréter mes matériaux sur cette dimension. En plus, même lexicalement, j’hésitais beaucoup sur les termes que je souhaitais employer, comme beaucoup d’autres collègues.

Pour répondre de façon plus générale à la question : depuis ma thèse, le dévoilement des rapports et des dispositions de classe est mon outil d’objectivation principal, et même l’entrée par le genre, que je pratique un peu depuis quasiment aussi longtemps, est moins première et facile pour moi (j’ai moins lu et je sais moins faire, pour le dire comme ça), mais je pense que le dynamisme d’un champ scientifique tient aussi au fait qu’on ne fait pas toutes et tous la même chose. Je trouve extrêmement intéressantes et riches les approches en termes de rapports sociaux de race qui se développent en France depuis quelque temps, à la fois pour ce qu’elles apportent et nous apprennent sur leurs objets et pour les questionnements qu’elles suscitent sur d’autres objets et les autres rapports sociaux. De ce point de vue, cela n’a vraiment aucun sens de re-plaquer sur les sociologues de la race ou de l’intersectionnalité une critique qui se faisait dans les années 1990 à l’encontre de « la sociologie américaine » (l’oubli de la classe sociale par aveuglement par la « race » qui n’en serait que le « masque »…), dont je ne suis même pas sûre qu’elle ait jamais été juste, et certainement pas pour toute la sociologie américaine !

En fait, ce que je trouve terrible c’est que la façon dont le débat s’est emmanché en France, aussi bien dans les médias et le monde politique qu’entre collègues, ça empêche qu’on ait des discussions scientifiques sereines sur des questions qui sont loin d’être faciles. Du point de vue de la sociologie que je pratique par exemple, il y a deux problèmes théoriques dont j’aurais besoin qu’ils soient résolus — et qui ne le sont pas en l’état à mon sens.

La question de l’incorporation tout d’abord. Moi je travaille sur les socialisations et les dispositions (une sociologie qui s’est construite en partie « contre » la sociologie des identités, il ne faut pas l’oublier et c’est crucial ici), donc j’aurais besoin d’avoir une théorie et une approche de l’incorporation de la race, comme dispositions spécifiques, sans tomber dans le culturalisme, mais qui n’évacue pas d’emblée le caractère incorporé, devenu-biologique, seconde nature etc., de dispositions qui seraient donc spécifiquement « de race » ou « racialisées », c’est-à-dire l’incorporation de conditions matérielles d’existence à fois propres et articulées (« intersectionnellement », donc) avec celles de classe ou de genre. (J’ouvre une parenthèse : il y a des choses qui commencent à exister autour de cette notion d’incorporation de la race, notamment du côté de la santé — mais plus fréquemment du point de vue de l’épidémiologie ou du quanti —, et on entend bien que le racisme peut créer des dispositions, des corps et des santés spécifiques, mais ça reste pour moi encore relativement peu pensé par les approches sociologiques de la race plutôt construites autour des identités et de la labilité des frontières raciales, ainsi que de l’opposition à la « nature », première mais aussi seconde).

Deuxième problème, la question de la domination : dans les approches par la domination, on regarde aussi (et c’est ce que je fais dans le livre, comme je le disais tout à l’heure), la domination dans la tête des dominés, leur consentement à la domination, la façon dont leur activité comme celle des dominants contribue à reproduire la domination, etc., c’est même la spécificité de cette approche du « pouvoir ». Et c’est ce que j’essaye de montrer dans le livre, que les différences sociales de prise en charge viennent aussi des points de vue et des pratiques des patients eux-mêmes, de la façon dont ils vont avoir et exprimer ou non certains objectifs, et de quelle façon, dont ils vont solliciter ou s’extraire des traitements, « supporter » ou pas une rééducation marquée par une forme scolaire… Pour travailler la domination de classe, je regarde donc aussi les pratiques et activités des patients, et pas seulement celles des médecins ou professionnels qui dans certaines approches sont au contraire ceux qui sont exclusivement censés « exercer » le pouvoir médical « sur » les patients… De ce point de vue là, je vois une solution de continuité et une articulation problématique avec les approches en termes de discrimination, qui, il me semble, ne se posent pas ces questions-là – en gros de la participation et du consentement à la discrimination, pour paraphraser la formule forte de Bourdieu, dont on voit à nouveau le caractère très provocateur et volontairement violent quand on l’utilise comme cela pour parler de discrimination ! Parce que du coup, on est forcément exposé au risque (politique, éthique) de « culpabiliser la victime », surtout dans l’univers théorique, marqué par le droit, de la discrimination… Mais je ne suis pas pour atténuer cette violence du concept de domination (par exemple, en évitant de parler de « consentement » à la domination, comme je crois certaines approches du genre le proposent). Si on ne souscrit pas à cette approche de la domination, si on pense qu’elle n’est pas juste ou vérifiée empiriquement, on est libre d’en prendre et travailler une autre ! Mais pour moi c’est vraiment la spécificité mais aussi la force de l’approche en termes de domination que de poser et de dire les choses comme ça, et je pense qu’on a besoin qu’existe, dans les sciences sociales, ce type de position-là, qu’elle permet de voir et de faire apparaître des choses cachées et ignorées des autres approches. Comme je l’ai dit plus haut, le monde social, il existe aussi dans la tête des gens — de tous les gens !, et il est déterminant, dans tous les sens du terme, et c’est aussi pour cela que les logiques sociales opèrent…

Voilà, je n’ai peut-être pas vraiment répondu à la question (désolée !), mais c’est ce genre de questions qui m’agitent actuellement et c’est ce qui fait que pour l’instant dans le livre je n’avais pas, de mon point de vue, les moyens d’avoir un propos abouti ou satisfaisant là-dessus. En revanche, dans une recherche collective que je mène en parallèle sur les inégalités sociales de santé, on va chercher à adopter collectivement une approche plus intersectionnelle, ce qui est en partie facilité par le fait qu’il s’agit d’un très gros projet, qui allie le quantitatif et le qualitatif, et beaucoup de terrains de recherche, ce qui rend aussi possible je pense une vraie approche intersectionnelle parce qu’on va vraiment pouvoir regarder comment les dominations se cumulent ou non, ce que je ne fais pas dans le livre, même sur la classe et le genre… Je les étudie successivement, et je ne pose pas la question de la façon dont elles pourraient se compenser — par exemple chez les femmes de classes supérieures — ou se renforcer. Il resterait tellement de choses à faire, y compris sur mes propres données ou des données équivalentes… Je me vois un peu comme une débroussailleuse en fait : j’y vais un peu grossièrement et un peu brutalement parce que quand j’arrive c’est vraiment touffu et surtout assez inexploré par rapport au type d’approche que je veux mettre en œuvre, donc je débroussaille et je trace quelques chemins, mais après il reste énormément de travail, plus dans la finesse, pour moi ou (plus probablement) pour d’autres !

CT : L’un des développements les plus passionnants de ton livre concerne l’emprise de la « forme scolaire » que tu as évoquée tout à l’heure, c’est-à-dire sa prégnance sociale par-delà (ou en dehors de) l’enceinte scolaire elle-même, dans d’autres domaines ou secteurs. Était-ce une piste qui guidait d’emblée ta recherche, ou est-ce que c’est la recherche elle-même qui t’a mise sur cette piste ?

MD : Je suis bien arrivée sur le terrain en sociologue de la socialisation, ça c’est certain, en revanche je n’avais pas du tout en tête la forme scolaire quand j’ai commencé l’enquête. Ça a vraiment été quelque chose qui m’a frappé empiriquement, en premier lieu lors des grandes visites à l’hôpital dans les chambres des patients qui m’ont d’autant plus rappelé les conseils de classe que je sortais d’une enquête sur les classes préparatoires où j’en avais observé des dizaines et plus biographiquement que j’étais au même moment déléguée parent d’élève dans les conseils au collège… Une impression d’enquêtrice c’est une aide mais ce n’est pas le cœur du travail, qui consiste donc à retourner au concept et au livre qui l’a théorisé, puis à nouveau au terrain et au journal de terrain, et à tout décomposer et analyser pour voir si c’est juste une métaphore ou une impression parlante, ou bien si c’est un résultat de la recherche qui permet de voir et de dire des choses sur le monde social, ce que je crois.

Cette « forme scolaire » de l’hôpital, c’est par exemple l’organisation temporelle et spatiale de la vie hospitalière, l’évaluation formalisée des progrès, la place de l’écrit et du modèle de « l’exercice », l’exigence de compréhension, de réflexivité voire de planification qui fait du bon patient un bon « élève », ou encore la promotion de la maîtrise symbolique du monde par rapport à sa maîtrise pratique (« comprendre pour faire » plutôt que « faire sans se prendre la tête »). Elle facilite les réapprentissages des patients dont l’AVC n’a pas détruit la familiarité sociale avec l’école et ses méthodes, et empêche d’autres patients, qui en étaient plus éloignés, de bénéficier de la même manière du travail rééducatif, car il réactive le hiatus entre le rapport scolaire au monde et une partie de la culture populaire. Enfin, cette forme scolaire ne marque pas seulement les aspects les plus « intellectuels » ou cognitifs de la rééducation, mais bien l’institution de rééducation dans son ensemble, donc quand on sait que les classes populaires sont les plus touchées par l’AVC c’est évidemment d’autant plus problématique que la rééducation soit « prise » dans cette forme scolaire et leur bénéficie moins.

CT : Tu consacres, en conclusion, un développement relatif à l’utilité de la « sociologie critique » (« À quoi sert la sociologie critique ? ») Quel est le sens de ce « critique », dans la mesure où ton livre se présente (aussi) comme une défense (du pouvoir explicatif) de la sociologie « tout court » ?

MD : En fait c’est la première fois je crois que j’utilise ce terme-là en le revendiquant ! Pendant longtemps, j’étais plus… critique à son égard, je n’étais pas sûre de voir exactement ce qu’on faisait quand on le reprenait, comment on se positionnait… Mais avec ce livre du coup je me suis rendu compte de ce qu’il apportait pour définir l’approche sociologique que je défendais. Il me sert en fait à « équilibrer » ma revendication d’une approche « scientifique » pour la sociologie (comme je l’ai fait tout à l’heure en fait !), pour éviter que cette revendication ne tourne au scientisme ! Les sciences sociales que j’ai appris à faire sont scientifiques, mais elles sont aussi critiques : dans l’entreprise scientifique de dévoilement du caché, on doit continûment s’interroger sur la construction sociale des catégories, y compris de nos propres catégories d’appréhension, on doit être réflexives et on doit aussi ne pas perdre de vue le fait que nos pratiques et nos résultats sont pris dans un monde social hiérarchisé, dans lequel nous occupons aussi une place, où il y a de la domination et pas seulement des différences entre les individus…

Par exemple, si on lit que « les moins diplômés récupèrent moins bien », il faut chercher comment ces données ont été construites (et comment on en arrive à cette corrélation-là et le crédit qu’on peut lui apporter, avec quel type de mesure du diplôme, etc.), mais aussi ce qui peut expliquer cela en termes de fonctionnement de l’entreprise de rééducation (ici sous l’angle de la « forme scolaire » !). Il faut enfin réinscrire ces résultats dans la sociologie des inégalités sociales de santé, des institutions et de la domination (il n’y a pas seulement des « différences » ou des « variations » entre les individus) pour avoir autre chose à dire et à apporter que (par exemple) « les moins diplômés ont développé une moindre réserve cognitive pendant leurs années de formation neurologique et donc récupèrent moins bien d’une atteinte », tout en s’astreignant à ne pas « reprocher » aux professionnels ou à l’institution les mécanismes que l’on met au jour, mais aussi à ne pas en « accuser » ceux qui en sont les victimes ou à ne les voir que sous l’angle du manque ou de l’absence, sans saisir les logiques propres qui expliquent ce qu’ils sont et font. Bref, une combinaison de réflexivité et d’efforts qui n’est pas simple, mais qui se résout empiriquement à mon sens, au cas par cas, plutôt que théoriquement.

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