Depuis plus d’un an, soit l’un des mouvements les plus longs et les plus massifs qu’a connu le pays depuis l’indépendance, paysans et paysannes indiennes luttaient contre la contre-réforme agricole passée en force par le gouvernement du nationaliste hindou Modi au beau milieu de la pandémie. Iels ont remporté le 19 novembre dernier une formidable victoire en obtenant le retrait des trois législations contestées. Dans cet article écrit sur le vif, le journaliste et militant P. Sainath, spécialiste des questions agraires et auteur d’un ouvrage de référence sur la pauvreté rurale en Inde, livre son analyse de cette victoire historique.
L’article a été originellement publié en anglais sur le site People’s Archive of Rural India.
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Ce que les médias ne pourront jamais admettre ouvertement, c’est que le plus important mouvement démocratique et pacifique que le monde ait connu depuis des années – certainement le plus grand organisé au plus fort de la pandémie – a remporté une formidable victoire, une victoire qui perpétue un héritage. Les agriculteurs de toutes catégories, hommes et femmes – y compris ceux des communautés Adivasi et Dalit[1] – ont joué un rôle crucial dans la lutte de ce pays pour la liberté. Et en cette 75e année de notre indépendance, les paysan·nes aux portes de Delhi ont fait revivre l’esprit de cette grande lutte.
Le Premier ministre Modi a annoncé qu’il allait faire marche arrière et abroger les lois agricoles lors de la prochaine session d’hiver du Parlement qui débutera le 29 de ce mois [de novembre 2021]. Il dit le faire après avoir échoué à persuader « une partie des agriculteurs, malgré tous ses efforts ». Une partie seulement, notez bien, n’a pas été convaincue que ces trois lois agricoles discréditées étaient en fait bonnes pour eux. Pas un mot sur, ou pour, les plus de 600 agriculteurices qui sont mort·es au cours de cette lutte historique. Son échec, dit-il clairement, réside uniquement dans ses capacités de persuasion, dans le fait qu’il n’a pas réussi à convaincre cette « partie des agriculteurs » du bien-fondé de son projet. L’échec ne concerne pas les lois elles-mêmes ni la manière dont son gouvernement les a fait passer en force en plein milieu d’une pandémie.
Eh bien, il faut croire que les partisan·es du Khalistan[2], les « anti-nationaux »[3], les militant·es dissimulé·es qui se font passer pour des agriculteurices, sont devenus « une partie des agriculteurs » qui ont refusé de se laisser convaincre par les charmes effrayants de M. Modi. Refusé de se laisser persuader ? Mais quelles furent les manières et les méthodes de persuasion employées ? Leur refuser l’entrée dans la capitale pour y exposer leurs doléances ? Les bloquer au moyen de tranchées et de fil barbelé ? Les disperser avec des canons à eau ? Transformer leurs camps en petits goulags ? Faire en sorte que les médias de connivence diffament les paysan·nes tous les jours ? Les écraser avec des véhicules – qui appartiendraient à un ministre du gouvernement central ou à son fils ? Est-ce là l’idée que se fait ce gouvernement de la persuasion ? Si ce sont là ses « meilleurs efforts », nous tremblons à l’idée d’en voir les pires.
Le Premier ministre a effectué au moins sept visites à l’étranger rien que cette année, la dernière pour la COP26. Mais il n’a jamais trouvé le temps de descendre à quelques kilomètres de sa résidence pour rendre visite, aux portes de Delhi, à des dizaines de milliers de paysan·nes dont les souffrances ont touché tant de personnes partout dans le pays. Est-ce que cela n’aurait pas été un véritable effort de persuasion ?
Dès le premier mois de la mobilisation actuelle, j’ai été assailli de questions par des médias et d’autres personnes qui se demandaient « comment peuvent-iels tenir aussi longtemps ? ». Les paysan·nes ont répondu à cette question. Mais iels savent aussi que leur formidable victoire n’est qu’une première étape. L’abrogation signifie que la botte des grandes entreprises n’écrasera pas, pour l’instant, le cou des cultivateurices. Mais une série d’autres problèmes, allant du prix de soutien minimum (MSP : Mininum Support Price)[4] et des marchés publics à des questions beaucoup plus vastes de politique économique, doivent encore être résolus.
Les présentateurices de télévision nous disent – comme s’il s’agissait d’une révélation stupéfiante – que ce recul du gouvernement a quelque chose à voir avec les prochaines élections législatives qui doivent se tenir dans cinq États en février prochain.
Ces mêmes médias n’ont rien dit de la signification des résultats des élections partielles, annoncés le 3 novembre, dans 29 circonscriptions des Assemblées [des États régionaux] et 3 circonscriptions du Parlement [de l’État central]. Lisez les éditoriaux de cette période – voyez ce qui passait alors pour des analyses à la télévision. Ils parlaient de partis au pouvoir gagnant généralement les élections partielles, d’une certaine colère au niveau local – et pas seulement contre le BJP [le parti de Modi] – et autres blablabla de ce genre. Peu d’éditoriaux ont dit quoi que ce soit des deux facteurs influençant les résultats de ces scrutins – les protestations des paysan·nes et la mauvaise gestion du Covid-19.
L’annonce faite aujourd’hui par M. Modi montre qu’il a au moins, et enfin, bien compris l’importance de ces deux facteurs. Il sait qu’il a essuyé d’énormes défaites dans des États où le mouvement des paysan·nes est intense. Des États comme le Rajasthan et l’Himachal – mais dont les médias qui répètent à l’envi à leur public que tout se joue dans le Pendjab et l’Haryana, n’ont pas tenu compte dans leurs analyses.
Mais quand avons-nous vu pour la dernière fois le BJP ou une formation du Sangh Parivar[5] arriver en troisième et quatrième position dans deux circonscriptions du Rajasthan ? Ou encore la raclée qu’ils ont reçue dans l’Himachal, où ils ont perdu les trois sièges à l’Assemblée et un siège au Parlement ?
Dans l’Haryana, comme l’ont dénoncé les manifestant·es, « l’ensemble du gouvernement, du CM [Chief Minister] au DM [District Magistrate]» était présent pour faire campagne pour le BJP. Même là où le Congrès a bêtement présenté un candidat contre Abhay Chautala[6], qui avait démissionné sur la question des paysan·nes, même là où les ministres du gouvernement central ont été présents en force, le BJP a quand même perdu. Le candidat du Congrès a perdu sa caution, mais a réussi à réduire un peu la marge de Chautala qui a quand même gagné par plus de 6 000 voix.
Dans ces trois États, l’effet des protestations des agriculteurices s’est fait sentir – et, contrairement aux plus vulgaires laquais du grand capital, le Premier ministre l’a compris. Conjugué à l’effet des protestations dans l’ouest de l’Uttar-Pradesh, auquel se sont ajouté ajoutés les meurtres effroyables de Lakhimpur Kheri[7], qui ont eu l’effet d’une balle dans le pied pour son camp, et avec l’approche des élections dans cet État d’ici 90 jours, il a vu la lumière.
D’ici trois mois, le gouvernement BJP devra répondre à une question – si l’opposition a suffisamment de bon sens pour la soulever : qu’il est-il advenu de la promesse du doublement des revenus des agriculteurices d’ici 2022 ? La 77e édition de l’enquête NSS (National Sample Survey, 2018-19) montre une baisse de la part des revenus tirés de la culture pour les agriculteurices – on est loin d’un doublement du revenu global des agriculteurices. Il montre également une baisse absolue du revenu réel issu de l’agriculture.
Les agriculteurices ont, en fait, obtenu bien plus que cette revendication inébranlable d’abrogation des lois agricoles. Leur lutte a eu une influence profonde sur la politique de ce pays, tout comme leur détresse lors des élections générales de 2004 [qui se sont soldées par une défaite du BJP alors au pouvoir].
Ce n’est pas du tout la fin de la crise agraire. C’est le début d’une nouvelle phase de la bataille sur les questions plus larges soulevées par cette crise. Les protestations des agriculteurices ne datent pas d’hier, et sont d’autant plus fortes depuis 2018, lorsque les agriculteurices Adivasi du Maharashtra ont électrisé la nation avec leur étonnante marche de Nashik à Mumbai, parcourant 182 kilomètres à pied. Là aussi, iels ont été au départ taxé·es de « naxalites urbains »[8], accusé·es de ne pas être de « vrais agriculteurs », etc. Leur marche a mis en déroute leurs calomniateurs.
L’événement d’aujourd’hui contient plusieurs victoires. L’une d’entre elles, et non la moindre, est celle que les agriculteurices ont remportée sur les médias contrôlés par les puissances d’argent. Sur la question agricole (comme sur tant d’autres), ces médias ont fonctionné comme des batteries AAA (Amplifying Ambani Adani +[9]).
Entre décembre de cette année et avril de l’année prochaine, nous célébrerons les 200 ans de la création de deux grands journaux (tous deux sous l’impulsion de Raja Rammohan Roy[10]) dont on pourrait dire qu’ils ont marqué le début d’une presse véritablement indienne, perçue comme telle et détenue par des Indiens. L’un d’eux – Mirat-ul-Akhbar [Miroir des nouvelles] – a brillamment dénoncé l’administration angrezi [britannique] lors de l’assassinat de Pratap Narayan Das à la suite d’un châtiment par le fouet ordonné par un juge à Comilla (aujourd’hui Chittagong, au Bangladesh). L’éditorial percutant de Roy a abouti à l’arrestation du juge et à son jugement par la plus haute juridiction de l’époque.
Le gouverneur général[11] réagit en terrorisant la presse. En promulguant une nouvelle ordonnance draconienne, il chercha à la mettre au pas. Refusant de s’y soumettre, Roy a annoncé qu’il fermait Mirat-ul-Akhbar plutôt que de se subordonner à ce qu’il appelait des lois et des circonstances dégradantes et humiliantes. (Et il a continué à mener son combat dans d’autres journaux).
C’était du journalisme faisant preuve de courage. Pas le journalisme de la connivence et de la capitulation que nous avons vu à l’œuvre sur la question agricole. Journalisme mené avec un vernis de « sollicitude » pour les agriculteurices dans des éditoriaux non signés, tout en les dénonçant dans les pages d’opinion comme des agriculteurices aisé·es « demandant le socialisme pour les riches ».
L’Indian Express, le Times of India, la quasi-totalité des journaux, disaient en substance, qu’il s’agissait de péquenauds à qui il suffisait de parler gentiment. Les éditoriaux se concluaient invariablement par cet appel : n’abrogez pas ces lois, elles sont vraiment bonnes. Il en a été de même pour une grande partie du reste des médias.
L’une de ces publications a-t-elle ne serait-ce qu’une seule fois dit à ses lecteurices – à propos du conflit entre les agriculteurices et les grandes entreprises – que la fortune personnelle de Mukesh Ambani (84,5 milliards de dollars selon Forbes 2021), se rapprochait très rapidement du PIB de l’État du Pendjab (environ 85,5 milliards) ? Ont-elles jamais dit que la richesse cumulée d’Ambani et d’Adani (qui a atteint 50,5 milliards de dollars) était supérieure au PIB du Pendjab ou de l’Haryana ?
Soit, il y a des circonstances atténuantes. Ambani est le plus grand propriétaire de médias en Inde. Et, dans les médias qu’il ne possède pas, il est probablement le plus grand annonceur. Il n’y est pas interdit d’évoquer la richesse de ces deux barons de l’industrie , elle l’est souvent, généralement sur un ton de la louange. Voilà bien le journalisme des laquais du capital.
On entend déjà clamer que cette stratégie astucieuse – le retrait – aura un effet significatif sur les prochaines élections de l’Assemblée du Pendjab. Qu’Amarinder Singh [premier ministre sortant du Pendjab et chef local du Parti du Congrès] a présenté cela comme une victoire qu’il a orchestrée en démissionnant du Congrès et en négociant avec Modi. Que cela modifiera les résultats des élections dans cette région.
Mais les centaines de milliers de personnes dans cet État qui ont participé à cette lutte savent à qui cette victoire revient. Le cœur des habitant·es du Pendjab est avec ceux et celles qui, dans les camps de protestataires, ont enduré l’un des pires hivers de Delhi depuis des décennies, un été torride, ensuite la mousson, et un traitement misérable de la part de M. Modi et de ses médias captifs.
La chose la plus importante que les manifestant·es aient accomplie est peut-être celle-ci : insuffler la résistance également dans d’autres sphères face à un gouvernement qui jette simplement ses détracteurices en prison, qui les traque et les harcèle. Ce gouvernement arrête arbitrairement les citoyen·nes, y compris les journalistes, en vertu de la loi UAPA [La loi sur la « prévention des activités illégales » votée en 2019], il réprime les médias indépendants pour des prétendus « délits économiques ». Cette journée n’est pas seulement une victoire pour les agriculteurices. C’est une victoire dans la bataille pour les libertés civiles et les droits humaines. Une victoire pour la démocratie en Inde.
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Traduit de l’anglais par Contretemps.
Illustration de l’article : Antara Raman.
[1] NdT : Le terme « adivasi » désigne les communautés tribales du sous-continent indien et le terme « Dalit » (littéralement « opprimé ») les anciennes communautés désignées comme intouchables.
[2] NdT : Le Khalistan est le nom de l’État que souhaiterait créer le mouvement séparatiste sikh au Pendjab (région du nord de l’Inde).
[3] NdT : Ce qualificatif est fréquemment mobilisé par les nationalistes hindous pour discréditer toute critique de leur politique. Cette énumération reprend toutes les qualifications employées par ces derniers et plus largement par des médias de grande écoute pour disqualifier le mouvement paysan.
[4] Sur ce point, voir l’article que nous avons précédemment traduit et publié : https://www.contretemps.eu/inde-modi-bjp-capitalisme-agrobusiness-mouvement-paysan/.
[5] NdT : Le Sangh Parivar (littéralement « la famille ») désigne une nébuleuse d’organisations nationalistes hindoues. Voir l’article que nous avons précédemment traduit et publié : https://www.contretemps.eu/catastrophe-indienne-bjp-modi/.
[6] NdT : Abhay Chautala, député d’un parti régional, a démissionné de son poste afin de retirer son soutien au BJP et de marquer sa solidarité avec le mouvement des paysan·nes.
[7] NdT : En octobre 2021, lors d’une manifestation des paysan·nes dans le district de Lakhimpur Kheri (Uttar Pradesh), un cortège de trois voitures a renversé et tué quatre manifestants et un journaliste, un des chauffeurs et deux militants du BJP ont été tués par la foule en représailles. Deux des voitures appartiendraient à un des ministres du gouvernement central.
[8] NdT. : Le terme terme « naxalite » renvoie à une insurrection maoïste débutée dans les années 1960 contre le gouvernement indien, dans certaines campagnes indiennes. Le terme « naxalite urbain » est utilisé par les nationalistes hindous pour discréditer leurs critiques, notamment dans le milieu intellectuel.
[9] NdT : M. Ambani et G. Adani sont deux hommes d’affaires indiens, très proches du BJP, et qui ont largement profité de l’arrivée de Modi au pouvoir pour accroître leur influence et leur fortune.
[10] NdT : Réformateur du début du XIXe siècle.
[11] NdT : Durant la période de domination britannique, le gouverneur général est l’un des postes les plus élevés de l’administration coloniale.