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Les élections d’avril-mai 2019 en Inde ont mené à une victoire sans appel du parti nationaliste hindou, le Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir depuis 2014. Dans ce texte publié au lendemain des résultats, Achin Vanaik analyse les raisons de ce succès, les tendances prévisibles de la politique de Modi lors de ce second mandat et les différentes stratégies possibles pour mettre fin à l’hégémonie de l’Hindutva[1].

Achin Vanaik est un écrivain et un militant. Ancien professeur de l’Université de Delhi, il est aujourd’hui membre du Transnational Institute d’Amsterdam. Il a notamment publié The Painful Transition : Bourgeois Democracy in India (1990) et The Rise of Hindu Authoritarianism (1997). Cet article a d’abord été publié en anglais par Jacobin.

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Même au sein de l’opposition, il était largement admis que le Bharatiya Janata Party (BJP) resterait le plus grand parti de l’Inde, peut-être même de très loin, mais que celui-ci n’obtiendrait pas de majorité après les élections [d’avril-mai 2019, NdT]. Peu auraient osé prédire le résultat final. Dépassant la majorité qu’il avait obtenue en 2014 de 282 sièges sur 543 à la Lok Sabha [chambre du peuple, chambre basse du Parlement, NdT], le BJP a désormais franchi la barre des trois cents sièges, et est passé de 31 à 38% des voix.

Ces prévisions semblaient pourtant fondées. Lors des trois élections générales précédentes [élections législatives au niveau fédéral, NdT], la situation économique du pays avait été le facteur décisif pour déterminer l’issue du vote. En 2004, les mauvais résultats dans ce domaine avaient fait tomber le gouvernement de coalition dirigé par le BJP ; en 2009 de meilleurs performances avaient permis au gouvernement de coalition du Congrès National Indien (INC) de se maintenir au pouvoir et en 2014, ses défaillances, ainsi que la campagne menée par Modi autour du mot d’ordre « développement pour tous » avaient donné, pour la première fois depuis 30 ans, une majorité à un seul parti – le BJP qui, avec ses alliés électoraux rassemblés dans l’Alliance Nationale Démocratique (NDA), avait formé un gouvernement.

Cette fois-ci, la situation économique était désastreuse. Un désarroi généralisé dans les campagnes a donné lieu à d’importantes mobilisations des paysans, le chômage (tout particulièrement des primo-entrants sur le marché du travail) a atteint de nouveaux sommets et l’accroissement des inégalités de revenu et de richesse a multiplié les mécontentements. Et au cœur des régions hindiphones, dans le nord et le centre de l’Inde, où le BJP est le plus fortement implanté, les gouvernements BJP avaient subi, lors des dernières élections provinciales tenues dans les trois États fédérés du Madhya Pradesh (MP), du Rajasthan et du Chattisgarh, des revers électoraux au profit du Parti du Congrès.

N’était-ce pas le signe d’un glissement de l’électorat du BJP vers le Congrès et d’autres formations régionales ? Dans l’État fédéré de l’Uttar Pradesh, une région stratégique qui détient le plus grand nombre de sièges (80) à la Lok Sabha, on s’attendait à ce que l’alliance électorale formée cette fois entre le Bahujan Samaj Party et le Socialist Party réduise sérieusement le nombre de députés du BJP. Ces deux partis disposent respectivement de soutiens au sein d’importantes fractions des Dalits [autre nom des populations discriminées comme étant « intouchables », NdT] et des castes intermédiaires (considérés ensemble, leurs pourcentages de votants égalaient ceux du BJP en 2014), auquel pouvait s’ajouter le soutien des musulmans (près de 20% de la population de l’État).

Le BJP a évité, lors de la campagne pour ces dernières élections générales, les références à l’économie, prenant comme thèmes centraux l’unité et la sécurité nationale prétendument menacées de l’extérieur par le Pakistan et les migrations musulmanes en provenance des États voisins et de l’intérieur par l’hostilité et la prise de distance des musulmans (et des sécularistes) envers les fondements culturels hindous du nationalisme indien. De tels dangers ne pouvaient être écartés que par l’entremise de « notre » homme fort hindou, Narendra Modi.

De son côté, le parti du Congrès s’est concentré sur la détérioration de la situation économique, promettant des politiques spécifiques en direction des pauvres, mais n’a pas osé affronter le BJP sur le terrain qu’il s’était choisi de peur d’être qualifié de « pacificateurs musulmans » tout en partageant (comme d’autres partis d’opposition) la vision de ce dernier d’un nationalisme plus belligérant et militariste.

Les résultats furent les suivants : le BJP a maintenu son emprise sur le cœur des régions hindiphones, sur l’ouest (Gujerat et Maharastra) et sur son bastion du sud, le Karnataka, tout en étendant son influence pour la première fois vers l’est, en Orissa, mais surtout au Bengale occidental, où il n’avait jamais eu de présence significative. Dans cet État, il est arrivé juste après (18 sièges) le parti régional dominant et actuellement au pouvoir, le Trinamul Congress (22 sièges), alors que les partis de gauche mainstream ont été balayés dans leur bastion historique et que le Parti du Congrès n’a obtenu que deux sièges. Seul le sud demeure relativement hors de l’influence du BJP.

 

Un changement tectonique

Un populisme autoritaire d’extrême-droite qui a consciemment cherché à établir une identification de masse avec un « chef suprême » qui incarnerait la « volonté populaire », a ainsi triomphé.

Il est difficile de rater les similitudes avec l’attrait et le style soigneusement construit des formations de type fasciste. Il y a, d’une part, ce glissement vers une plus grande personnalisation de la politique. Cette caractéristique s’est développée au fil du temps du fait des convergences politiques des principaux candidats et des transformations technologiques qui ont affecté les formes et les modèles de la communication de masse, rendant les techniques de construction d’image de plus en plus influente auprès d’un public dont l’attention ou l’intérêt pour le débat et les arguments rationnels ont diminué.

Il y a, d’autre part, cette immense réserve militante du BJP, et plus importants encore, ces millions de cadres appartenant à l’une ou l’autre des organisations qui forment la nébuleuse appelée Sangh Parivar ou la « Famille ». Ces cadres ont travaillé à enraciner l’idéologie nationaliste hindoue, et son modèle Modi, là où elle n’existait pas, et l’ont renforcée là où elle existait déjà.

Après 2014, les frustrations économiques et la critique du pouvoir en place ont pu conduire à des victoires pour le Congrès lors des élections au Madhya Pradesh, Rajasthan et Chattisgarh et pour le nouveau Aam Aadmi Party [parti de l’homme ordinaire, NdT] qui a pris son essor à Delhi en remportant 67 des 70 sièges. En 2019, dans ces quatre endroits, le BJP a remporté presque la totalité des sièges à la Lok Sabha.

Au sein des nationalismes indiens concurrents, le nationalisme hindou n’a pas seulement étendu son influence géographique, il a aussi gagné en force émotionnelle. Il fut un temps où l’on pouvait dire qu’une frange, mobilisée par les forces de l’Hindutva, haïssait réellement les musulmans. Toutefois, on pouvait arguer qu’en chiffres absolus, par rapport à la population hindoue totale, cette frange était marginale. Oui, une partie beaucoup plus importante d’hindous était sans nulle doute indifférente au sort des musulmans qui appartiennent (avec les Dalits et les tribaux) aux populations les plus défavorisées. Mais, comme le montrent ces élections, il n’est plus possible de se rattacher à ces illusions semi-réconfortantes.

Désormais, un spectre beaucoup plus large d’émotions envers les musulmans allant de la peur au mépris en passant par la colère et la haine prévaut au sein de groupes beaucoup plus importants d’hindous. Lorsqu’une prêcheuse, fougueuse et remplie de haine, Sadhvi Singh Pragya, accusée de meurtres est non seulement candidate pour le BJP mais peut, lors de sa campagne, déclarer son admiration pour Godse, l’assassin de Mahatma Gandhi et gagner avec une avance de 300 000 voix sur le candidat le plus proche, nous avons toutes les raisons d’être ébranlés.

Modi lui-même a fait des déclarations vicieusement communalistes durant sa campagne (d’autres candidats du BJP se sont comportés de la même manière voire pire). Selon les règles existantes, ces déclarations auraient dû mener à une sanction de la part de la commission électorale. Cette dernière a refusé à la majorité de prendre de telles mesures, ce qui montre à quel degré cette institution, parmi d’autres, est déjà devenue subornée.

 

Et maintenant ?

Le Parti du Congrès a obtenu 52 sièges, contre 44 auparavant. S’il avait voulu sérieusement bâtir une alliance électorale plus large avec des partis régionaux au cœur de la région hindiphone, il aurait dû faire d’importantes concessions à leurs ambitions de s’étendre en dehors de leurs zones actuelles d’influence, dans les États où le Congrès est beaucoup plus fort qu’eux. Pour le Bahujan Samaj Party (BSP) et le Socialist Party (SP), laisser une place au Congrès en Uttar Pradesh devait se payer en retour par des faveurs importantes au Madhya Pradesh, Rajasthan, Chattisgarh et même au Jharkhand. La volonté de l’Aam Aadmi Party de s’associer au Congrès à Delhi, où il détient le pouvoir, devait s’accompagner de concessions au Pendjab, où gouverne le Congrès.

Mais après novembre 2018 et les succès remportés aux élections législatives des trois États du centre du pays, le Congrès a décidé, dans un nouvel hubris, de donner la priorité à sa propre croissance en tant que force nationale en remportant autant de sièges possibles, ce qui signifiait présenter le maximum de candidats sur l’ensemble du territoire. Sa stratégie a totalement échoué. Malgré son statut de deuxième parti, il n’est désormais plus qu’une force régionale, comme les autres partis d’opposition. Ces derniers n’ont pas de vision ou de programme national, encore moins international, et sont simplement enfermés dans la perspective limitée de renforcer et d’élargir leurs bases sectorielles et régionales.

Le parti du Congrès parle de réorganisation et de possibles changements à sa tête, en dehors de la dynastie Gandhi [c’est en effet Rahul Gandhi, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de premiers ministres qui a mené le parti aux dernières élections, NdT]. C’est toutefois une manière de se détourner de son problème : il doit définir une idéologie et une orientation qui lui seraient propres, ce dont il est incapable. Il a trop en commun avec le BJP.

Au niveau national, le Congrès ne déviera pas d’une version molle de l’Hindutva. En effet les derniers développements vont mener de nombreuses voix à réclamer en interne que l’on courtise plus ouvertement la majorité hindoue. Il n’abandonnera pas non plus la poursuite du néolibéralisme, mais pourrait promouvoir une version plus humaine. Sur le plan l’international, le Congrès veut construire une « Inde forte » sur le modèle promu par le BJP. Les années à venir verront vraisemblablement plus qu’une refonte du Congrès, une rupture ou une scission, même si cela ne peut être tenu pour sûr.

Quant à la nouvelle administration du BJP, sa priorité sera encore une fois la transformation de la scène nationale. Sur le plan économique, le BJP fera tout ce qui est en son pouvoir pour conserver son statut actuel de parti préféré du capital indien, y compris une attaque plus systématique contre le pouvoir des travailleurs organisés.

C’est ce qui s’annonçait déjà sous le premier mandat de Modi avec un projet de nouveau code du travail que le gouvernement peut désormais, avec des concessions mineures, selon les résistances rencontrées, faire passer dans la loi. Comme lors du premier mandat, il se peut que quelques mesures sélectives d’aide sociale destinées à une main-d’œuvre profondément atomisée soient mises en avant. De même, sur le plan de la politique internationale, la même tendance sera poursuivie : consolidation des relations avec les Etats-Unis contre la Chine, ainsi que deux enjolivures du BJP – des relations plus approfondies entre l’Inde et Israël et peut-être plus de démonstration de force et de bravade vis-à-vis du Pakistan.

On peut être sûr que le pouvoir exécutif, dirigé par le premier ministre et son cabinet, fera tout pour contrôler et suborner les institutions que l’on regroupe sous le terme d’agences gouvernementales, mais auxquelles la loi a conféré une importante autonomie vis-à-vis de l’exécutif. Celles-ci comprennent des forces de répression, des instituts d’enquête de premier plan, des institutions éducatives fédérales et régionales, la haute administration publique jusqu’à des organismes de contrôle économique et financier de premier plan comme la Reserve Bank of India. Il y a peu de chances que ce qui a été commencé et mené lors du premier mandat de Modi soit abandonné.

La création et la consolidation d’une « démocratie ethnique », c’est-à-dire une Inde hindoue et d’un État dans lequel les minorités religieuses doivent accepter leur statut de citoyens de seconde classe, nécessitent, certes, d’importants changements dans la loi, en deçà des lois constitutionnelles. Mais avec une majorité des deux-tiers pour la NDA au sein de la chambre basse et la possibilité de gagner la majorité de la chambre haute dans les cinq ans à venir, des efforts seront aussi mis en œuvre pour amender la Constitution dans le sens souhaité par le BJP et le Sangh Parivar. Il y aura des tentatives, reste à voir si elles seront couronnées de succès.

Il est possible de résumer les ambitions, les politiques et les actions que le BJP va probablement mettre en œuvre selon quatre grands thèmes : 1) accroître encore davantage sa présence et sa domination politique et de ce fait, affaiblir et supplanter tous les partis d’opposition ; 2) maintenir les musulmans à leur place ; 3) ne pas éliminer les structures démocratiques, mais les vider de l’intérieur ; 4) s’assurer une uniformisation idéologique.

1) Le BJP a obtenu d’énormes financements de la part d’entreprises par le biais d’un système délibérément opaque (pour tous sauf le gouvernement au pouvoir) par lequel les donateurs doivent acheter auprès de certaines succursales bancaires appartenant au gouvernement des obligations électorales « anonymes » en faveur du parti choisi. Durant ces élections, 80% des fonds collectés auprès de donateurs sont allés au BJP. Armé de ce pouvoir financier, il est certain que le gouvernement central cherchera à destituer les gouvernements des provinces aux mains de l’opposition, ceux du Congrès certainement, mais les autres partis devront aussi être sur leurs gardes.

2) Une approche plus dure et une répression accrue seront mises en œuvre au Cachemire. Ils s’efforceront aussi de faire adopter l’amendement sur la loi sur la citoyenneté, qui refuse l’asile ou le droit de séjour aux musulmans venus du Bangladesh, du Pakistan ou de l’Afghanistan, tandis qu’il sera plus facile pour les migrants non-musulmans d’obtenir une naturalisation ou un droit de séjour permanent. Le registre national des citoyens [The National Register of Citizens – pour le moment il existe dans la province de l’Assam, NdT] pourrait bien être étendu à tout le pays, ce qui faciliterait l’expulsion des musulmans qui ne détiennent pas les documents officiellement demandés pour prouver leur citoyenneté, alors que les non-musulmans dans la même situation n’auront pas à souffrir du même traitement.

Les forces de l’ordre soumises aux autorités locales dans les États dominés par le BJP continueront à fermer les yeux sur les formes de violences routinières exercées envers les musulmans au niveau local par des acolytes de l’Hindutva, qui contribuent encore à accentuer le processus de ghettoïsation et de territorialisation de ces derniers. Le message délivré aux musulmans est clair. Acceptez l’Inde nouvelle. Gardez la tête baissée dans vos ghettos. Les interactions fonctionnelles et les échanges pour le travail sont tolérés, mais ne vous mêlez pas socialement aux hindous. Ne rendez pas votre foi publique et ne vous livrez pas à des conversions. N’opposez pas de résistance politique au BJP ou au Sangh en adhérant ou en soutenant d’autres partis et montrez votre allégeance en soutenant politiquement et électoralement le BJP. En échange vous pourrez vivre relativement en paix, mais selon nos termes. Beaucoup de musulmans du Gujerat suivent de fait ces injonctions, montrant la voie voulue par le BJP pour les autres États.

3) Les lois antidémocratiques et répressives existantes telles que celles sur la sédition, l’impunité pour les forces armées quels que soient leurs crimes, la détention préventive pour de simples motifs de suspicion de terrorisme ou de l’accomplissement éventuel d’actions illégales, doivent rester en vigueur afin de contrôler et de mater les sources de résistances effectives ou potentielles, au-delà des partis d’opposition, parmi les acteurs et les groupes de la société civile, y compris les ONG récalcitrantes, les mouvements populaires contre un aspect ou un autre des politiques gouvernementales ou contre les croyances et les pratiques de l’Hindutva. À cela devra s’ajouter des mécanismes de surveillance plus innovants et plus efficaces, ce à quoi va contribuer l’obligation de détenir et d’utiliser la carte Aadhar (identification personnelle).

4) L’essentiel, afin de parvenir à une plus grande uniformisation idéologique, est d’assurer un contrôle plus fort et plus durable sur a) les institutions éducatives, publiques ou privées, et b) sur les médias. Dans le premier cas, ce but peut être atteint par la réforme des programmes, des règlementations par le haut, des nominations d’éléments loyaux et de sympathisants à des postes d’enseignement, et le harcèlement des établissements privés qui ne veulent pas collaborer. En ce qui concerne la presse écrite et des médias électroniques, l’argent et les pressions gouvernementales peuvent être utilisés pour les contrôler. Mais il est impossible de faire de même avec les réseaux sociaux. Dans leur cas, c’est l’emploi d’armées de trolls et l’établissement de relations plus étroites avec les géants du numérique, comme Facebook, Google et Whatsapp qui, en tant qu’entreprises, verront l’intérêt de coopérer avec les gouvernements de diverses manières, y compris en privilégiant leurs messages, qui doivent renforcer la présence du discours de l’Hindutva.

 

Un combat de longue haleine

L’Hindutva n’est pas seulement hégémonique. Son hégémonie est durable et son essor participe d’un phénomène mondial dont l’une des causes sous-jacentes a été le bouleversement matériel et émotionnel suscité par l’ordre économique néolibéral au niveau global, mais qui s’est exprimé politiquement et culturellement d’une manière spécifique à chaque pays.

Il s’agit toutefois d’un problème et d’une menace à bien plus long terme que les autres formes de populismes/nationalismes autoritaires de droite qui existent ailleurs. Deux principales raisons expliquent cette situation. D’une part, aucune autre force d’extrême droite ne peut concurrencer l’implantation du Sangh Parivar dans la société indienne. Nous parlons d’un parti, le BJP, qui en 2016 se réclamait de 100 millions d’adhérents. Certes, un seul appel téléphonique suffit pour adhérer. Mais cela en dit long sur la taille de l’électorat qui se sent suffisamment attiré par les idées du BJP pour vouloir en devenir, par ce biais, au moins des membres passifs.

En plus du BJP, trois autres organisations nationales appartiennent au Sangh : le Vishwa Hindu Parishad (VHP) ou le Conseil Hindou International, le Bajrang Dal (troupes du seigneur Hanuman), rassemblant principalement des défavorisés et des jeunes sans emploi qui s’en prennent à des cibles désignées, disculpant les autres affiliés du Sangh de la responsabilité de la violence et le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) ou Corps National des Volontaires. Ce dernier est, sur bien des plans, la source du Sangh avec cinq millions de membres, et près de 60 000 sections dans tous le pays qui se réunissent tous les jours, toutes les semaines, tous les mois, selon l’âge, la profession et la motivation de leurs membres.

Le RSS possède environ trois douzaines d’organisations affiliées, allant d’associations d’anciens militaires, de scientifiques, de comptables, à l’une des plus importantes fédérations syndicales, une association paysanne, une association de femmes et la plus grosse association étudiante. Il est à la tête du plus gros réseau d’écoles privées, la Vidhya Bharati et de près de 800 ONG qui interviennent dans les domaines du secours aux sinistrés, de la santé et du développement.

D’autre part, dans les pays qui connaissent un essor des populismes de droite ou d’extrême-droite, que ce soit par le haut ou par le bas, comme les Philippines, le Brésil, la France, la Hongrie, la Pologne, etc., il subsiste d’autres partis politiques possédant une force significative qui, séparément ou en s’alliant, peuvent espérer empêcher leurs opposants d’accéder au pouvoir ou, après un temps, les remplacer.

C’est parce que toute l’opposition est par comparaison si fragmentée et faible que, même rassemblée, elle ne peut faire le poids, qu’un seul parti a pu devenir hégémonique en Inde. Le problème n’est toutefois pas la permanence de la domination électorale du BJP. Des revers électoraux futurs en réaction à des échecs du gouvernement BJP ou à des situations de crise aigues, économiques ou autre, peuvent propulser au pouvoir, même au niveau fédéral, un groupe de misérables petits partis, y compris le Congrès (s’il existe toujours). Le problème est bien plutôt celui de faire progressivement reculer l’hégémonie de l’Hindutva, qui prend des formes diverses. C’est là la principale tâche et il faut reconnaître que ce combat plus fondamental sera un combat de longue haleine.

Un événement pourrait venir soudainement raccourcir cette échelle de temps. Ce serait l’émergence d’un basculement politique radical vers la gauche dans un des pays capitalistes avancés, comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis. Du fait du caractère de plus en plus interconnecté du monde, les ondes politiques et sociales, et non plus uniquement économiques, qui se développent dans une partie du monde se répercutent en effet beaucoup plus vite vers les autres régions. Mais si l’on omet de tels imprévisibles et imprédictibles événements, quels sont les moyens de mener cette lutte en Inde ? Je vais suggérer cinq voies, qui peuvent s’entrecroiser et se mêler parfois, mais qui possèdent leurs orientations distinctes et leurs objectifs propres.

Premièrement : il s’agit de travailler à réorganiser et renouveler les partis existants de l’opposition. Dans ce cas, il n’y a pas moyen de faire l’économie du parti du Congrès. Au lendemain des élections, les libéraux se sont divisés.

Pour certains, le Congrès devrait disparaître pour se fondre dans la construction d’une coalition ou d’un organe plus large qui ne serait pas un simple rassemblement de partis distincts, avec des intérêts, des programmes et des objectifs différents. Pour d’autres, le Congrès, en dépit de toutes ses limitations, reste la plus importante des forces de l’opposition. Il est le seul à posséder une histoire continue et une expérience répétée du pouvoir au niveau fédéral, tout en étant le principal légataire des valeurs démocratiques et sécularistes portées par le mouvement indépendantiste et la Constitution, peu importe à quel point son rôle en tant que ferment de cette tradition politique a été galvaudé.

Étant donné ce que j’ai écrit plus haut sur ce qu’est le Congrès et sur son orientation, ce n’est pas la voie à suivre, d’autant plus que cette option ne tient pas suffisamment compte du fait que tous ces partis restent redevables au capital, et soutiennent, d’une manière ou d’une autre, le projet néolibéral.

Deuxièmement : il n’en reste pas moins, objectivement, que la taille continentale, l’incroyable diversité culturelle et la complexité sociale du pays sont des obstacles réels et puissants au projet d’uniformatisation de l’Hindutva. Il ne faut donc pas se fier à l’un ou l’autre de ces partis défaillants ou sur le point de l’être, mais plutôt à ces nombreux mouvements populaires et sociaux progressistes qui continuent d’exister et qui parsèment le paysage indien en tant de lieux.

Il s’agit dès lors de les mettre en relation. La seule tentative majeure pour y parvenir – the National Alliance of Peoples Movement créée en 1992 – a eu un impact très limité sur le plan politique et électoral. Il y a d’autres raisons de croire, à l’encontre de Manuel Castells, qu’un « réseau de réseaux » n’est pas la voie organisationnelle qui conduira à une transformation sociale et démocratique importante.

Troisièmement : un des points faibles de l’Hindutva est, dit-on, la caste. Donc créer une alliance entre les Dalits et les segments les plus bas et les plus arriérés des castes intermédiaires est crucial. Une fois celle-ci établie, elle pourra être le point de ralliement des autres fractions opprimées. L’unité des basses castes, plus que des classes laborieuses, est la clé. Il est vrai que depuis la fin des années 1980 il y a eu un processus d’affirmation des Dalits et des basses castes, mais il est important de comprendre les raisons pour lesquelles cela n’a pas constitué une défense suffisante contre la croissance de l’Hindutva une fois que le Sangh a accepté la politique de quotas pour les castes intermédiaires, ainsi que pour les Dalits et les tribaux. Il a toujours été trompeur de parler de cette affirmation de caste comme n’étant rien de moins qu’une « seconde révolution démocratique ».

Étant donnée l’énorme division des Dalits et des autres basses castes en sous-castes, la formation de bloc de castes en vue de leur affirmation est toujours partielle et limitée, du fait de l’exclusion d’autres sous-castes au sein du groupe Dalit. On peut dire la même chose des mobilisations des castes intermédiaires qui ont généralement été menées par les franges supérieures de celles-ci. Le but de cette affirmation, facilitée par le type de leadership qu’elle s’est donnée, était de s’élever. Il ne s’agissait donc pas de devenir une caste supérieure ou sous-caste (comme ces anciens modèles de comportement, rassemblés sous l’appellation sanskritisation, qui visaient à imiter les croyances et les pratiques de ceux plus haut placés), mais d’améliorer son statut et sa position à trois égards : en renforçant son sentiment de dignité par l’acquisition d’un plus grand respect et d’une plus grande reconnaissance ; en améliorant sa situation matérielle ; et enfin en s’emparant des leviers du pouvoir politique. Il faut mettre en place, dans ce but, des coalitions avec d’autres castes, y compris des castes supérieures.

Le plus important, toutefois, est qu’en dépit de toutes les références à Ambedkar [leader Dalit, qui a notamment rédigé The Annihilation of Caste, NdT], le leadership politique au sein des Dalits et des autres basses castes n’a pas cherché à renverser le système des castes et à organiser de manière optimale les basses castes. Il a plutôt tenté de les faire s’élever au sein du cadre existant. Pour Ambedkar, l’hindouisme et le système des castes formaient un tout indissociable, par conséquent l’abandon de l’hindouisme et la conversion au bouddhisme pouvait mener à la libération des Dalits, sans toutefois détruire le système des castes. Il est révélateur que le nombre de ces néo-bouddhistes soit resté, depuis la conversion d’Ambedkar, très faible et stable. La plupart des Dalits et des basses castes ne se sont pas convertis au bouddhisme, mais sont restés au sein du groupe hindou, et par la même réceptifs aux messages embrassant la fierté hindoue, ainsi qu’au sentiment commun qui fait des musulmans les boucs émissaires des insécurités personnelles.

Pendant ce temps les sous castes au bas de l’échelle qui n’ont pas bénéficié de cette « seconde révolution démocratique » ont développé du ressentiment à l’égard des sous-castes au sein des Dalits et des rangs inférieurs des castes intermédiaires qui ont monopolisé les places conférées par les politiques de quotas au sein des établissements scolaires et de l’administration publique, ce qui a fait d’elles un terreau facile pour le Sangh. Lors des dernières élections, dans 65% des circonscriptions où seulement des Dalits et des tribaux pouvaient se présenter, la victoire est revenue au BJP.

Quatrièmement : les partis de la gauche mainstream, the Communist Party of India (CPI) and the Communist Party of India-Marxist (CPI-M) restent le seul espoir. Mieux vaut en dire le moins possible. Ces partis ont depuis longtemps été réduits à une force électorale, avec une base déclinante de cadres qui s’accroche aux vieilles vérités staliniennes quand elle pense au marxisme. Leurs cadres, à quelques exceptions près dans quelques endroits, ont perdu la capacité et l’intérêt de mener une politique de mobilisation populaire autour de revendications sincères et justifiées. La crise à laquelle doivent faire face ces partis est pire que celle que rencontre le Congrès. Pris ensemble, le CPI et le CPI-M n’ont pu conquérir qu’un seul siège dans leur supposé bastion du Kerala, et obtenir quatre sièges dans l’état du Tamil Nadu, dans le sud, grâce à une alliance pré-électorale avec un parti qui est loin de se situer à gauche, la Dravida Munnetra Kazhagam (DMK) ou Conférence Dravidienne Progressiste.

Enfin, cinquièmement, la dernière option, selon moi la plus réaliste, est de créer une force de gauche beaucoup plus radicale, par un processus qui pendant longtemps consistera en une accumulation moléculaire, mais dont la croissance, au-delà d’un certain stade critique, pourra connaître une soudaine accélération.

La production de cadres idéologiquement formés et disciplinés, impliqués dans des luttes concrètes et sur de multiples fronts et guidés par une vision transformatrice plus large de construction d’un socialisme dépassant le capitalisme, dont le caractère démocratique sera beaucoup plus profond que celui que la démocratie libérale capitaliste prétend apporter, sera au cœur de ce processus. Le combat pour mettre fin à la tentative hégémonique de l’Hindutva ne peut être séparé de cet autre projet alternatif et transformatif de construction d’un socialisme démocratique. Si cela peut sembler utopique, ce n’est pas le cas pour deux raisons, l’une à la fois nationale et internationale, l’autre spécifiquement indienne.

Tout d’abord, le capitalisme contemporain n’est pas capable de résoudre trois problèmes vitaux qui, du fait de leur gravité, vont continuer à produire une colère croissante et une inquiétude généralisée, et, par conséquent, des militantismes de masse qui doivent être intégrés et canalisés afin de devenir une puissante force de transformation :

– Des formes de précarité massives, entraînant le déni de besoins fondamentaux tels que la santé, l’éducation ou la sécurité sociale vont perdurer. Le fait qu’elles cohabitent avec des niveaux honteux d’inégalités de revenus et de richesses montre que les ressources mondiales pourraient permettre de mettre un terme à ces carences pour tous.

– La spoliation capitaliste de l’environnement est en train de porter atteinte, de manière inédite, à l’équilibre fragile qui sous-tend la relation entre l’écosystème global et les modes de vies de l’espèce humaine.

– Les nuages noirs chargés de la menace d’une guerre nucléaire restent au firmament, même si le lieu où ils projettent leur ombre ne cesse de changer.

La seconde raison, qui est spécifique à l’Inde, est que de part et d’autre du pays existent des groupes divers et des militants indépendants impliqués dans des combats progressistes. Ces derniers se considèrent appartenir à la gauche radicale et révolutionnaire même si, au cours de leurs expériences, ils ont connu une désillusion à l’égard des deux traditions dominantes de la gauche indienne – le stalinisme et le maoïsme. Il y a donc un terrain fertile à labourer et nous devons nous y atteler.

 

Note

[1] Cette idéologie qui cherche à définir la culture indienne en termes hindous et vise à assurer l’hégémonie de ces derniers, NdT.

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