Ma critique du livre de Jean-Marie Harribey, En finir avec le capitalovirus, a suscité une réponse de sa part, ce qui était un des buts que je m’étais fixés en écrivant ce texte. Je trouve en effet très dommageable, dans le contexte politique actuel en France où la gauche – entendue ici comme désignant toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient d’autres institutions que celles de la Ve République, contribuant ainsi à une société plus égalitaire et émancipatrice – est divisée à l’excès, que le dialogue entre intellectuels soit si peu pratiqué, chacun exposant ses analyses et ses propositions sans trop se soucier de discuter celles des autres. Ce n’est d’ailleurs pas le cas de Jean-Marie Harribey, sa réponse en est la preuve, et je l’en remercie chaleureusement. Et c’est aussi pourquoi j’écris cette réponse comme une contribution à la poursuite d’un débat que je souhaiterais beaucoup plus large1.
Pour commencer, il me faut dire un mot sur l’étonnement de Jean-Marie Harribey au sujet de mon silence quant à la pertinence de son diagnostic de la crise globale du capitalisme. De fait, même si je n’en parle pas explicitement, je partage assez largement son analyse, et il me semble que tout au long de mon texte je note mon accord avec son point de vue et ses propositions. Je l’écris même explicitement en notant que ses propositions d’un « chemin pour des transitions », qu’il énonce dans son livre (p. 114), sont « sans aucun doute désirables ». Il ne m’a donc pas paru nécessaire d’insister sur ce qui nous rapproche mais bien plutôt de discuter ce qui nous sépare, car il me semble que c’est en réfléchissant sur nos différences de points de vue, plutôt qu’en se congratulant pour nos accords, que l’on peut espérer construire une unité pour notre lutte commune.
La suite de mon texte sera donc consacrée à préciser les points sur lesquels il reste encore des débats à avoir, non pas pour « critiquer », au sens négatif d’un refus, les thèses qu’il avance, mais, tout au contraire, pour tenter d’en approfondir le sens et renforcer cette unité si nécessaire à tous ceux qui veulent sortir du capitalisme.
Jean-Marie Harribey partage avec moi l’idée que les conquêtes sociales ont toujours été arrachées par des luttes acharnées et donc contre des résistances tout aussi grandes. Mais il me reproche de penser que « l’ardeur mise à lutter contre toute tentative de transformation révolutionnaire » serait une menace future alors qu’elle est déjà présente, qu’elle est même l’ADN du capitalisme et que « la violence avec laquelle le capitalisme impose ses transformations est précisément dans (son) analyse la marque de sa « réaction » ».
Je pense que nous sommes d’accord sur le fond : le capitalisme est un mode de production contradictoire, dont l’objectif est l’accumulation du capital pour accroître sans fin ses profits au prix de l’épuisement de la nature et des humains. Et sa crise devient de plus en plus globale, tant géographiquement (l’Afrique, terre de toutes les convoitises) que sectoriellement, en investissant de nouveaux secteurs comme les données personnelles, le vivant ou les loisirs. Et la financiarisation n’est évidemment pas la cause de ces bouleversements, mais effectivement, comme il l’écrit, « la réponse de la bourgeoisie mondiale aux contradictions de son système productif – tant sociales qu’écologiques ». Tout au plus, je ne parlerais pour ma part pas d’ADN du capitalisme dans sa « réaction », réservant cet « ADN » à sa soif inextinguible de profits. La « réaction » n’est elle aussi que la conséquence des difficultés qu’il rencontre à poursuivre son but.
Ma remarque sur ce je désignais comme « la plus grande faiblesse de son livre 2 », à savoir « l’ardeur que mettra le capitalisme à lutter contre toute tentative de transformation révolutionnaire, c’est-à-dire avec pour objectif la sortie du capitalisme », ne portait pas sur l’existence des luttes de classes qui ont marqué tous les modes de production et ont évidemment pris une dimension planétaire au fur et à mesure de l’extension de l’exploitation capitaliste, mais sur l’accélération prévisible que ces luttes pourraient prendre si l’enjeu n’était plus « simplement » l’extension de la création de survaleur, mais la survie du rapport social définissant le capitalisme. Le tournant de plus en plus autoritaire des régimes néolibéraux, associé aux dérives droitières de plus en plus affirmées dans tant de pays, me semble être des premiers signes inquiétants de cette évolution.
C’est le sentiment que j’ai eu tout au long du livre de Jean-Marie Harribey : des propositions dont la mise en œuvre serait sans aucun doute un progrès et ce d’autant plus qu’elles sont tout à fait tournées vers l’objectif d’une sortie du capitalisme, mais sans jamais mentionner les résistances auxquelles elles se heurteront. Le dire ne donne pas la solution, mais n’en rien dire encore moins.
Enfin, un mot sur son reproche de ne pas avoir perçu sa problématique associant Marx et Polanyi. Là encore, je partage avec Jean-Marie Harribey son souci de « légitimer la démarchandisation de la force de travail, des communs et de la monnaie » et si Polanyi reste évidemment une référence utile pour ce faire, il vient compléter ce que Marx notait déjà dans les Manuscrits de 1844, en écrivant que « la dépréciation du monde des hommes augmente en raison directe de la mise en valeur du monde des choses ». Nous le vivons tous les jours, aujourd’hui où cette « mise en valeur » s’étend au fil de la mondialisation et de la création de nouveaux marchés. Et c’est cette mise en valeur, avec l’équivalence entre revenu et consommation, touchant des biens et des services de plus en plus nombreux qui, d’une part, rend difficile la pensée d’une alternative, tant il semble impossible d’en imaginer une au fur et à mesure de l’extension de son champ, et, d’autre part, approfondit les contradictions de ce mode de production, conduisant aux crises écologique, sociale, anthropologique que nous subissons de plus en plus. Et puisque ses propositions se présentent comme « l’alternative » au capitalovirus, selon le sous-titre de son livre, ce que je regrettais c’était effectivement « l’absence d’une réflexion sur les conditions politiques qui rendraient l’alternative possible », ce qui reste moins exigeant et non contradictoire avec l’explicitation d’une stratégie de mise en œuvre de ses propositions, où la définition des conditions politiques qui seraient nécessaires pour cela.
Dans la suite de sa réponse, Jean-Marie Harribey interprète ma référence à l’article de Romaric Godin comme la preuve d’un reproche que je lui ferais de ne pas voir la complémentarité entre de nombreuses propositions alternatives. Ce n’était pas du tout mon propos et j’écrivais même que l’affirmation d’une complémentarité entre les alternatives présentées par Romaric Godin n’était en rien une preuve de la justesse de son point de vue.
Le mien partait du constat que les propositions de Jean-Marie Harribey étaient présentées comme « L’alternative possible », ce qui me paraissait un peu exagéré tant on pouvait trouver d’autres propositions se présentant elles aussi comme des alternatives. Et pour ma part je n’y vois pas nécessairement des complémentarités (au contraire de Romaric Godin dans son article), mais au contraire la nécessité d’un débat entre tous ceux qui en proposent. Et s’il ne voit pas comment je pourrais « trouver une complémentarité entre ce revenu et la protection sociale que celui-ci remplacerait au moins en partie », ou comment je verrais « une complémentarité entre la proposition d’abandonner le PIB venant de nombreux décroissants et celle de continuer à mesurer l’évolution du revenu national et surtout de son partage », pour ma part, je ne vois pas où j’ai écrit cela dans mon texte.
Mon propos consistait non pas à discuter des alternatives, mais d’une part à constater qu’il en existe de nombreuses (y compris des peu réjouissantes qui ne sont pas sans rapport avec « l’ardeur » que le capitalisme mettra à reculer son agonie), et, d’autre part, à « inciter tous ceux qui se réclament d’un « monde d’après » qui soit réellement en rupture avec le capitalisme à confronter leurs analyses plutôt que de se contenter de justifier la leur en avançant des propositions dont ils ne se demandent pas qui va les appliquer ».
Qu’il y ait donc des alternatives est un fait que le sous-titre du livre de Jean-Marie Harribey me semblait omettre, mais qu’il y ait complémentarité ou pas demande un débat et je ne prenais pas parti sur ce point quant à sa conclusion.
Je dois commencer par demander à Jean-Marie Harribey de m’excuser d’une lecture effectivement trop rapide en lui reprochant de reprendre « à son compte l’opposition du corps et de l’esprit ». Il ne faisait que faire état d’un débat dans la discipline anthropologique. Mais c’est justement le sens de ce débat qu’une lecture de Lucien Sève lui aurait permis de dépasser. Car ce que montre Lucien Sève, c’est que cette discussion sur les rapports entre l’esprit et le corps, dès lors qu’elle est posée en ces termes d’une « distinction catégorielle de l’esprit et du corps est intrinsèquement porteuse d’une métaphysique spriritualiste 3 ». Et que toute la discipline anthropologique en soit encore secouée montre seulement non la pertinence de la question, mais le peu de progrès qu’elle a accompli sur ce point depuis la controverse de Valladolid à ce sujet. Lisons encore ici Lucien Sève, rappelant la thèse cardinale de L’Idéologie allemande qui dit qu’il n’existe pas un être qui soit « la conscience », mais que ce sont des êtres qui sont conscients :
« Du même coup éclate le caractère foncièrement mystificateur du mind-body problem : la tâche n’est pas d’imaginer une formule théorique où ces opposés immobiles deviendraient par miracle identiques, elle est de suivre dans les faits le passage réel – passage phylogénétique et passage ontogénétique – de l’être-non- conscient à l’être-conscient et de l’activité moins consciente à l’activité plus consciente. » (La Philosophie ?, p. 391).
Le même auteur lui aurait également permis d’éclaircir « l’un des points les plus délicats au sein des sciences sociales en général et du marxisme en particulier, à savoir la relation dialectique entre les structures sociales et les individus, et aussi entre les structures sociales et les représentations ». Pendant plus de cinquante ans, Lucien Sève s’est acharné à étudier cette relation à partir d’une lecture approfondie de la 6e thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux ». Et dans ces rapports sociaux il y a beaucoup plus que « l’humain se (produisant) lui-même en produisant ses conditions d’existence », comme Jean-Marie Harribey l’écrit dans sa réponse. Là encore, lisons Lucien Sève :
« Quant à l’être-conscient de l’individu socioculturellement développé, il est inexplicable sans le monde social humain – sans l’existence et la subsistence 4 préalables des outillages, langages, rapports sociaux, savoirs conceptuels, etc., par l’appropriation subjective desquels seulement le petit d’Homo sapiens est en mesure de s’hominiser » (La Philosophie ?, p. 393).
Je continue à penser que la conception de l’individu qui est celle de Jean-Marie Harribey s’enrichirait beaucoup en lisant de près Lucien Sève. Dans Le trou noir du capitalisme, il écrit que Marx est le « premier critique au sujet de l’aliénation du travail tout en assumant une part de l’héritage hégélien au sujet du travail comme « essence » de l’homme » et je lui avais déjà fait remarquer que dès L’idéologie allemande et la 6e thèse sur Feuerbach, pour Marx l’essence de l’homme n’était pas le travail mais l’ensemble des rapports sociaux.
Par ailleurs, dans l’un des reproches qu’il m’adresse, il s’étonne que je ne dise pas un mot des « contradictions conceptuelles du « prix de la vie », de la « distanciation sociale », des « rapports entre la réalité et ses représentations » », et là j’avoue que c’est moi qui suis surpris. Car sur les deux premiers points, j’y ai consacré de nombreuses pages 5 dans Le climat et la fin du mois, que Jean-Marie Harribey a lu (sur le dernier point je n’ai rien écrit mais je lis attentivement les travaux d’Isabelle Garo qui est, me semble-t-il, l’une des philosophes se réclamant de Marx qui a le plus profondément travaillé ces questions).
De plus, si je n’en dis rien dans ma recension de son livre, c’est aussi parce que sur ces sujets je suis pour l’essentiel d’accord avec lui et que, comme je l’ai expliqué dès le début de ce texte, mon propos portait surtout sur les points de divergence. J’ajoute que sur ces questions j’ai lu avec un grand intérêt et un profond accord son texte paru dans AOC.
Un dernier mot sur ces questions anthropologiques pour éviter toute incompréhension dans mon insistance à citer favorablement le travail de Lucien Sève. Il ne s’agit pas de dire qu’il a réponse à tout et qu’il rend caduc tout ce qui s’est écrit avant lui sur l’essence de l’homme, les rapports homme/nature ou homme/animal, mais de tenter de convaincre tous ceux qui travaillent ces sujets et ne le citent jamais d’aller lire ce qu’il a écrit. Je renvoie sur cette exclusion de fait de Lucien Sève du débat intellectuel au texte de Jean-Michel Galano intitulé « Un si éloquent silence ».
Là encore, il me faut dire mon plein accord avec Jean-Marie Harribey quand il écrit que « la mise en œuvre d’une stratégie de transformation sociale relève des classes en lutte et pas des théoriciens ». Je dis la même chose dans mon livre et c’est précisément pourquoi, dès l’introduction, j’écrivais qu’il ne fallait pas que le lecteur s’attende à trouver des « solutions concrètes », qu’il suffirait d’appliquer pour régler la question climatique (et bien d’autres) et que, dès le début de ma conclusion, j’expliquais que ma réflexion ne pouvait pas déboucher sur la proposition d’un énième plan clés en main qu’il n’y aurait qu’à suivre. Et c’est aussi ce que je lui avais écrit dans une note sur Le trou noir du capitalisme :
« Car s’il est nécessaire de sortir du capitalisme, il ne suffit évidemment pas de le dire et il faut essayer d’en indiquer le(s) moyen(s). Ce n’est évidemment pas la tâche d’un seul, Marx lui-même l’a prouvé, on a beau être un génie, on a beau avoir théorisé la logique du fonctionnement du capitalisme et pointé ses contradictions essentielles, cela ne suffit pas à l’abattre. Il y faut l’action politique de la majorité. Du moins c’est ma conviction actuelle, qui n’est pas celle du rôle d’une avant-garde aidant le prolétariat à acquérir sa conscience de classe. Et puisqu’il n’y a pas d’avant-garde, il me semble qu’on a besoin de tous ceux et celles qui réfléchissent à cette sortie pour entamer un dialogue, comparer les propositions, en élaborer des nouvelles et non pas suivre chacun de son côté son petit sillon. »
C’est une première réponse que je donnerai à la lancinante question du « que faire ? ». Bien sûr que notre rôle n’est pas de « guider le peuple », mais si nous écrivons des livres, ce n’est pas seulement pour se faire plaisir, c’est notre mode d’action spécifique que nous permet notre statut social et nous devons bien en espérer quelque effet. Il faut évidemment relativiser cet effet. Je notais dans ma recension du livre de Jean-Marie Harribey que « Marx écrivait dans une lettre à J. Ph. Becker du 17 avril 1867 que Le Capital, était « certainement le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois (y compris les propriétaires fonciers) » et il indiquait dans une lettre à K. Klings du 4 octobre 1864 que c’était « un coup dont elle ne se relèvera jamais ». Plus d’un siècle plus tard on peut constater qu’elle est toujours bien présente. »
Il n’en reste pas moins que nos livres existent, offrent des réflexions, font des propositions de natures diverses et, s’ils ne déclencheront évidemment pas LA révolution, ils interviennent aussi dans la lutte de classes à leur manière. Je ne fais donc pas du tout le reproche à Jean-Marie Harribey de ne pas avoir écrit « un livre total qui embrasserait la socio-économie et la stratégie politique ». Je propose seulement de continuer à discuter de nos travaux entre tous ceux qui réfléchissent à la sortie du capitalisme. Ce qui me semble un minimum 6.
Quant à ce que je propose dans mon livre, outre cette confrontation entre intellectuels sur leurs travaux, dont je mesure bien les limites, il y a quand même l’esquisse d’une voie de sortie de l’immobilisme où s’enlise la lutte contre le réchauffement climatique, lutte pour laquelle mon propos essentiel est de dire qu’elle ne peut se mener avec quelque chance de succès que si elle est liée à toutes les autres luttes qui visent à la sortie du capitalisme. Cette voie, j’écris dès l’introduction qu’elle ne peut pas prendre la forme de « solutions concrètes » explicitant au conditionnel ou à l’impératif les actions à entreprendre. J’y revenais en conclusion :
« Il est clair que la sortie du capitalisme ne se fera pas sans combats acharnés, dont les formes ne sont pas déterminées a priori et vont dépendre du rapport des forces en présence et du contexte. Une tentative de prévision de ce processus serait trop spéculative pour être d’une quelconque utilité. Mais il n’est peut-être pas impossible d’en esquisser quelques traits et c’est ce que j’ai tenté de faire dans mon dernier chapitre. »
Et j’ajoutais :
« Pour qu’elle ait quelque chance de succès et ne soit pas que la recherche vaine d’un idéal utopique, elle doit donc s’appuyer sur les bases déjà présentes d’un nouveau mode de production où on produira des biens et des services pour leur valeur d’usage sans qu’il y ait la nécessité de passer par le marché et la mise aux ordres des travailleurs pour réaliser une valeur d’échange qui ne peut être la finalité de la production. »
C’est justement parce que je ne me sens pas autorisé à préciser les formes que pourrait prendre ce qui sera hors du marché, qui ne peut être que le résultat des luttes de classes, que j’en suis resté à deux orientations très générales qui résument finalement les « idées » que Jean-Marie Harribey me demande de divulguer.
La première est celle que souligne Jean-Marie Harribey dans sa réponse quand il reprend ce que j’écris sur la nécessité des luttes défensives pour préserver ce qui a déjà été acquis dans le processus de long terme qu’est la sortie du capitalisme, que ce soient des bases matérielles, fournissant les conditions nécessaires à une satisfaction des besoins essentiels de tous, ou les bases institutionnelles avec des droits à défendre (droit de grève, Code du travail, laïcité…), ou encore la lutte pour la diminution du temps de travail contraint, ces luttes défensives ayant pour objectif principal l’approfondissement de l’unité du mouvement, qui se construit à partir de positions de départ qui peuvent être extrêmement diverses. L’état actuel de la gauche en France montre à la fois l’urgence et la difficulté de cette orientation.
Mais la seconde, plus positive et qui ne présuppose aucune direction de la part d’une avant-garde, concerne
« les activités associatives de toutes natures qui créent des liens sociaux basés sur l’échange (non-marchand), la convivialité, la coopération et où s’expérimentent les innovations sociales favorisant le vivre-ensemble. D’une part parce que ces activités, pratiquées sur des bases bénévoles, se font justement hors du travail contraint et sont porteuses d’émancipation réelle, de vraie liberté, de rapports humains formateurs de personnalités nouvelles. Et d’autre part, parce qu’elles sont le lieu sans doute le plus propice à des prises de conscience (écologiques, politiques en un sens non partisan, philosophiques) qui ne s’opèrent ni par des cours magistraux, ni par des leçons de morale, mais par des pratiques sociales partagées. » (Le climat et la fin du mois, pp. 224-225).
C’est sur la conjonction de ces deux orientations que je concluais mon livre en notant qu’elle relevait de
« la prise en compte de la vie « ordinaire », avec son temps contraint et son temps émancipateur au travers des activités librement choisies et dans lesquelles prend vraiment sens l’enrichissement individuel. Et c’est de la jonction de ces deux combats que l’on peut espérer le développement d’un mouvement de masse suffisamment puissant pour accélérer la sortie du capitalisme. Sinon, et c’est malheureusement ce qui est en train de se passer, nous n’aurons ni l’un, ni l’autre. »
Je sais parfaitement que c’est d’ailleurs ce que fait Jean-Marie Harribey « dans la vraie vie », comme je tente aussi de le faire pour ma part dans diverses organisations, mais dans « la vraie vie », il y a aussi ce que nous écrivons et si je redis ici que je partage nombre de ses analyses, cela ne doit pas empêcher de tenter d’éclaircir les points de divergence.
Peut-être que l’un d’entre eux est notre compréhension du sens de ce « que faire ? ». Pour ma part, je ne pense pas que c’est notre rôle de dire « ce qu’il faut faire » au peuple en attente de solutions. Et je suis d’accord avec Jean-Marie Harribey quand il écrit que « la mise en œuvre d’une stratégie de transformation sociale relève des classes en lutte et pas des théoriciens » ; j’ajouterais que ce n’est que dans les formes qu’elle revêt aujourd’hui 7 que nous pouvons travailler, là où nous sommes, à la sortie du capitalisme.
Je me contente donc d’indiquer et de soumettre au débat des orientations suffisamment générales, dont je ne pense évidemment pas qu’elles soient suffisantes à « trouver les leviers » qui nous font tant défaut. C’est pourquoi j’avertissais dès l’introduction de mon livre, en cherchant par avance à désamorcer l’argument classique de « la critique est aisée mais l’art est difficile » par lequel Jean-Marie Harribey termine sa réponse 8, qu’on n’y trouverait pas des « solutions concrètes » énoncées à l’impératif ou au conditionnel.
Comme je l’écrivais dans ma recension du livre de Jean-Marie Harribey, les « révolutions (car sortir du capitalisme en est une de grande magnitude) ne se font jamais en appliquant des propositions formulées préalablement. Elles n’accouchent jamais de ce que leurs acteurs avaient anticipé, et imaginer une société future, c’est prendre le risque une fois la révolution enclenchée de vouloir à tout prix que l’idéal imaginé devienne le guide de l’action. En général ça se termine en dictature. » Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas en faire, mais se garder de les prendre pour les tables de la loi. La désunion actuelle de la gauche en France tient en partie au refus de chaque fraction de discuter les propositions des autres et à leur tendance à se cramponner aux leurs.
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Crédit photo : Da Nina on Unsplash.
références
⇧1 | [NDLR] L’échange se clôt ici pour ce qui concerne spécifiquement Contetemps, mais il pourra bien sûr se poursuivre ailleurs le cas échéant. |
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⇧2 | Qualification maladroite, car l’utilisation du mot « faiblesse » semble porter une appréciation objective alors qu’elle n’est que l’impression subjective que j’ai ressentie à la lecture. |
⇧3 | Lucien Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, Tome III, La Philosophie ?, La Dispute, 2014, p. 391 |
⇧4 | La « subsistence » est la manifestation d’êtres inactuels ou intangibles autrement que par perception directe. Il s’agit donc d’existants non au sens substantiel, (attestables objectivement) mais de réalité virtuelle toujours susceptible de se transmuer en une forme existante. Ainsi, le rapport de valeur économique est non directement perceptible, mais sous la forme chosale de monnaie il se concrétise donnant la preuve de sa « subsistence ». |
⇧5 | Tout le chapitre 2 traite de l’impossibilité de donner un prix à la nature et critique en détail les méthodes d’évaluation monétaire utilisées par les économistes pour ce faire et j’y reviens aussi dans la postface en y ajoutant des réflexions sur la distanciation sociale et ce que nous a appris le confinement à ce propos. |
⇧6 | C’est d’ailleurs ce que fait Lucien Sève (encore lui) dans son dernier livre inachevé, Le communisme ? seconde partie, Quel communisme pour le XXIe siècle, le tome IV de sa tétralogie Penser avec Marx aujourd’hui. Il le commence justement par discuter avec une « exigeante attention critique » les travaux de divers auteurs qui ont également abordé ce qu’il nomme « la visée communiste marxienne ». |
⇧7 | Obsolescence des formes parti et syndicat, éclatement des statuts sociaux faisant croire à la disparition des classes, mouvements des femmes et de l’écologie, luttes de genre… |
⇧8 | Il faut d’ailleurs noter que la critique n’est pas si aisée que cela et que de grandes œuvres (bien au-delà de nos propres contributions) comme Le capital de Marx ou les trois Critiques de Kant, qui se sont construites sur cette base, en donnent la preuve. |