Milice suprémaciste blanche, le Ku Klux Klan était aussi une organisation patronale

Le Ku Klux Klan (KKK) doit être compris non seulement comme une organisation suprémaciste blanche, mais aussi comme une organisation patronale : il s’est violemment opposé aux acquis révolutionnaires de la Guerre de Sécession (1861-1865) et de la Reconstruction (1863-1877) et a cherché à maintenir les masses noires dans la soumission et l’exploitation.

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La Guerre de Sécession a révolutionné les rapports de travail dans le Sud des États-Unis. Les esclaves fuirent les plantations, prirent les armes contre leurs violents exploiteurs et se forgèrent de nouveaux horizons politiques. L’avenir semblait prometteur.

Pour les propriétaires de plantations, cependant, cette transformation constituait un cauchemar : les travailleurs qu’ils tenaient en esclavage avaient mené une véritable « grève générale« , comme l’appela plus tard W. E. B. Du Bois, ce qui les rendait financièrement vulnérables et les ébranlait profondément. Ce groupe raciste et revanchard ne s’est pas contenté de pleurer sur ses défaites, il s’est organisé.

Pendant les années de la Reconstruction, la classe dirigeante sudiste, essentiellement basée sur les plantations, s’est farouchement opposée à l’efflorescence de la liberté des Noir.es. Les Codes Noirs (Black Codes) restrictifs, les politiques pro-plantation du président Andrew Johnson, les émeutes racistes à Memphis et à la Nouvelle-Orléans (1866) et, surtout, le terrorisme généralisé du Ku Klux Klan ont brutalement démontré quelles étaient les limites de l’émancipation.

Dirigé par d’anciens propriétaires d’esclaves, le Klan a exercé diverses formes de violence pour empêcher les Afro-Américains de voter ou d’aller à l’école, pour intimider les « Carpetbaggers » du Nord et pour s’assurer, selon un document non daté du Klan, que les personnes affranchies « continuent à travailler comme il se doit ».

Les branches du Klan, réparties de manière inégale dans de nombreuses régions du Sud, promettaient de s’attaquer aux problèmes de main-d’œuvre les plus urgents des planteurs. Après avoir pris connaissance de l’existence de l’organisation, Nathan Bedford Forrest, ancien marchand d’esclaves, principal boucher de la bataille de Fort Pillow en 1864 et premier Grand Sorcier de l’organisation, a approuvé son caractère secret, ses activités et ses objectifs :

« C’est une bonne chose, une sacrée bonne chose. Nous pouvons l’utiliser pour maintenir les nègres à leur place ».

Garder « les nègres à leur place » n’était pas une tâche facile : les Afro-Américains et les Afro-Américaines quittaient volontiers les fermes et les plantations, ce qui entraînait une pénurie de main-d’œuvre généralisée. Alfred Richardson, un Afro-Américain de Géorgie, observe que les planteurs restent profondément frustrés parce qu’ils sont incapables de « faire leur récolte« . Mais le KKK s’est avéré être l’un des meilleurs outils dont disposaient les employeurs du Sud pour imposer violemment leur volonté.

Les problèmes de main-d’œuvre des planteurs

Pendant des décennies, les historien.e.s ont débattu de la meilleure façon de caractériser le KKK, une organisation terroriste suprémaciste blanche lancée par des vétérans confédérés qui a vu le jour à Pulaski, dans le Tennessee, en 1866, avant de se répandre dans tout le Sud. Des centaines de milliers de personnes y ont adhéré, bien qu’il soit pratiquement impossible d’obtenir un décompte détaillé des membres réels en raison de l’hyperconfidentialité de l’organisation.

Pourtant, beaucoup de choses ne sont pas contestées : les klansmen étaient étroitement liés au Parti démocrate et recouraient à la violence, coups de fouet, pendaisons, noyades, violences sexuelles, campagnes d’expulsion contre les Afro-Américains « insubordonnés » et les Républicains de toutes races. Les hommes du Klan ont également eu recours à des formes de répression plus « douces », notamment l’incendie d’écoles et de livres, ainsi que l’inscription sur des listes noires d’enseignants nordistes. Parfois, ils se mobilisèrent pour empêcher les Afro-Américains de s’instruire. Selon Z. B. Hargrove, de Géorgie, les Klansmen fouettaient parfois les affranchis « parce qu’ils étaient presque trop intelligents« .

Le racisme unissait les membres blancs du Klan indépendamment des différences de classe, mais tous ne jouaient pas un rôle égal dans l’organisation. Les dirigeants du Klan étaient principalement des propriétaires de plantations, des avocats, des rédacteurs en chef de journaux et des propriétaires de magasins en perte de vitesse, c’est-à-dire les personnes les plus touchées par la transformation radicale de l’économie et des rapports de travail dans le Sud.

Ces hommes étaient exaspérés par le déclin de leur position économique et par l’ascension des Noirs aux postes de pouvoir politique. Randolph Abbott Shotwell, chef du Klan basé en Caroline du Nord, se plaint que les Noirs nouvellement habilités ont aidé le gouvernement fédéral à abolir « les droits du maître » et à priver de leurs droits « une grande partie des hommes les plus compétents et les plus doués de la race naturellement dominée ».

Les élites rancunières comme Shotwell et Forrest étaient déterminées à rétablir leur pouvoir. De nombreuses preuves suggèrent que le Klan de l’époque de la Reconstruction fonctionnait comme une association d’employeurs avec des objectifs qui, à certains égards, ressemblaient à ceux d’autres organisations patronales anti-ouvrières.

Les dirigeants du Klan exigeaient des masses noires qu’elles remplissent une seule fonction : s’engager dans des formes de travail épuisantes et brutalement intenses qui ressemblaient à la vie dans les plantations avant la Guerre de Sécession. Les hommes du Klan cherchaient à empêcher les Afro-Américains et les Afro-Américaines de quitter leur lieu de travail, de participer à des réunions politiques, de poursuivre des études, d’avoir accès à des armes à feu ou d’adhérer à des organisations destinées à défier leurs exploiteurs. Comme l’a déclaré un observateur de Géorgie à une commission d’enquête du Congrès en 1871, « je pense que leur but est de contrôler le gouvernement de l’État et la main-d’œuvre nègre, comme ils le faisaient sous l’esclavage ».

Alors que les membres du Klan insistaient sur le fait que les masses noires devaient passer leurs journées à planter et à récolter, beaucoup refusaient de croire que ces mêmes travailleurs.ses méritaient des compensations financières pour leurs efforts. Selon un rapport publié en 1871 dans le Tennessee, il arrive fréquemment que « l’employeur trouve une excuse quelconque et se brouille avec l’ouvrier, qui est alors contraint d’abandonner sa récolte et son salaire sous la terreur du Ku Klux Klan, qui, dans tous les cas, sympathise avec les employeurs blancs ». De tels cas ressemblent davantage à l’esclavage qu’au système de travail libre promis par l’émancipation.

Le Klan en tant qu’organisation patronale

Peu de chercheurs et chercheuses ont qualifié le Klan d’organisation patronale et la plupart des historien.nes du management ont ignoré le Sud de la Reconstruction. L’important ouvrage de Clarence Bonnett publié en 1922, Employers’ Associations in the United States : A Study of Typical Associations, est muet sur le Klan, se concentrant exclusivement sur les organisations dirigées par les entreprises qui se sont formées dans le Nord à la fin du XIXe siècle pour contrer le mouvement ouvrier de plus en plus rétif.

Pourtant, la définition de Bonnett est souple, ce qui nous permet de l’appliquer aux actions des organisations d’auto-défense durant la Reconstruction :

« Une association d’employeurs est un groupe composé d’employeurs ou encouragé par eux, qui cherche à promouvoir les intérêts des employeurs dans le domaine du travail. Le groupe est donc soit (1) une organisation formelle ou informelle d’employeurs, soit (2) une collection d’individus dont le regroupement est encouragé par les employeurs ».

Bien entendu, les Klansmen de l’époque de la Reconstruction et les associations d’employeurs de l’ère progressiste concevaient leurs problèmes de main-d’œuvre respectifs de manière très différente. Alors que les membres des alliances patronales et citoyennes du Nord vantaient la liberté dont les travailleurs industriels étaient censés jouir (à savoir celle de ne pas adhérer à un syndicat), les Klansmen n’avaient aucun intérêt à tenter d’apparaître légitimes aux yeux des masses afro-américaines.

Cela ne veut pas dire que les associations patronales basées dans le Nord acceptaient les explosions d’agitation ouvrière. Elles ont elles aussi eu recours à des techniques coercitives, notamment des agents de sécurité privés, des enlèvements, des passages à tabac et des pendaisons, et elles ont bénéficié des interventions rapides de la police et des gardes nationaux.

Mais sur le plan rhétorique, les associations d’employeurs de l’ère progressiste ont souvent utilisé le langage lincolnien du « travail libre », signalant aux masses de travailleurs « libres » qu’ils étaient mieux servis en travaillant avec diligence et en coopérant avec leurs patrons. Ceux qui optaient pour des voies plus conflictuelles se retrouvaient souvent licenciés et mis à l’index ; des mesures coercitives, certes, mais très différentes de ce qu’ont connu les anciens esclaves.

Les Klansmen parlaient sans fard le langage de la domination raciale et de classe et ils le mettaient en œuvre avec une extrême brutalité. Si l’on mesure le nombre de meurtres et de passages à tabac, le Klan était bien plus violent que la plupart des associations patronales basées dans le Nord. L’historien Stephen Budiansky a calculé que les justiciers blancs ont assassiné plus de trois mille personnes pendant la période de la Reconstruction.

Les hommes du Klan étaient néanmoins stratégiques, recourant aux menaces, aux enlèvements et aux coups de fouet pour atteindre les principaux objectifs des classes dirigeantes du Sud. Il s’agissait d’empêcher les affranchis d’aller voter, de disperser les rassemblements politiques et d’assassiner les hommes et les femmes les plus irrémédiablement rebelles.

« Les raiders blancs, souligne l’historien Douglas Egerton, ne se contentaient pas d’agresser les Noir.e.s à cause de leur couleur de peau. Ils recouraient plutôt à l’intimidation et à la violence contre ceux qu’ils considéraient comme des hommes et des femmes négligents, peu fiables, irrespectueux et provocateurs. »

Les actes horribles tels que le fouet et la pendaison répondaient aux besoins de la direction, en aidant à discipliner un nombre incalculable de travailleurs.ses. Robert Philip Howell, producteur de coton du Mississippi, a par exemple exprimé sa reconnaissance au Klan parce que ses membres l’avaient aidé à résoudre ses problèmes avec les « nègres libres » en 1868 :

« S’ils n’avaient pas eu une peur bleue du Ku-Klux, je ne pense pas que nous aurions pu les gérer aussi bien que nous l’avons fait ».

Le fait que des Blancs pauvres et de la classe travailleuse étaient membres du Klan ne signifie pas non plus qu’il ne faille pas considérer le KKK comme une organisation patronale : pour parvenir à contrôler les travailleurs.ses, il a presque toujours fallu coordonner des groupes de participants de différentes classes. Après tout, les associations patronales, principalement basées dans le Nord, n’auraient pas pu réussir à briser les grèves et à démanteler les syndicats sans la mobilisation des briseurs de grève lors des conflits industriels.

Le Klan était donc une association patronale particulièrement vicieuse et particulièrement raciste, mais c’était tout de même une association patronale. Elle était brutalement efficace.

La peur s’empara de la classe travailleuse noire, essentiellement agricole. Bien que les Noir.es du Sud ne soient plus des « biens », la menace de la violence organisée par le Klan planait. Trop de faux pas, y compris des formes subtiles ou manifestes d’insubordination, pouvaient conduire à des rencontres malvenues avec des hommes cagoulés, suivies de menaces, de passages à tabac, voire de la mort. Les hommes du Klan étaient les exécuteurs vicieux de la direction, veillant à ce que les masses gardent la tête baissée et travaillent efficacement.

Certains affranchis continuèrent de rejoindre des organisations de résistance telles que les Union Leagues. Ces organisations alliées aux Républicains étaient actives dans des États comme l’Alabama, où ses membres organisaient des réunions, mobilisaient les électeurs et s’armaient souvent, activités qui dépassaient de loin leurs fonctions « appropriées » sur le lieu de travail.

Mais en réponse, les hommes du Klan complotaient entre eux avant de faire irruption au domicile des membres des Ligues, de fouetter les résidents, de leur arracher leurs armes et de leur demander de se tenir à l’écart des isoloirs. Ils n’épargnaient les vies que lorsque leurs cibles promettaient d’abandonner les Ligues. Rien qu’en Alabama, les Klansmen ont assassiné une quinzaine de membres de Ligues entre 1868 et 1871.

La « contre-révolution de la propriété »

Veiller à ce que les Afro-Américain.es restent attaché.es (parfois littéralement) aux fermes, aux plantations et à d’autres lieux de travail tout en ne recevant qu’une faible compensation était l’un des principaux objectifs des élites sudistes, celles-là mêmes qui avaient profité de l’esclavage avant la Guerre de Sécession. Alors que les Blancs de toutes classes rejoignaient les branches du Klan et participaient avec enthousiasme aux attaques contre les enseignants du Nord, les administrateurs du Freedom Bureau et les membres de l’Union League, ce sont les élites qui menaient la danse.

Il s’agissait d’une « contre-révolution de la propriété« , selon l’expression célèbre de W. E. B. Du Bois. Les réformateurs de l’ère de la Reconstruction n’ont pas réussi à offrir une véritable liberté aux anciens esclaves, écrit-il, en partie « parce que la dictature militaire derrière le travail n’a pas fonctionné avec succès face au Ku Klux Klan ». À l’instar des associations patronales du Nord, le KKK a défendu les intérêts des membres les plus puissants de la société en faisant régner la violence et la terreur au nom des employeurs agricoles.

Nous devrions apprécier les énormes avancées émancipatrices de la Guerre de Sécession sans perdre de vue les moyens mis en œuvre par la classe dirigeante du Sud pour s’accrocher au pouvoir. Elle l’a fait en partie en jouant un rôle de premier plan au sein du Klan et en soutenant activement les nombreuses organisations d’autodéfense racistes qui exigeaient la subordination des travailleurs.ses.

En mettant en lumière leurs intérêts de classe fondamentaux, nous pouvons mieux comprendre les raisons de leur stratégie de terreur. Ces hommes ont peut-être perdu le conflit le plus important pour la démocratie dans l’histoire des États-Unis, mais ils n’ont pas cessé de combattre les forces de libération.

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Paru initialement sur Jacobin. Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Chad Pearson est professeur d’histoire. Il est l’auteur de Reform or Repression : Organizing America’s Anti-Union Movement et de Capital’s Terrorists : Klansmen, Lawmen, and Employers in the Long Nineteenth Century.