Bâillonner les quartiers. Un extrait du livre de Julien Talpin
Julien Talpin, Bâillonner les quartiers. Comment l’État réprime les mobilisations populaires, Editions les Etaques, 2020, 9€.
Introduction : Une répression qui ne dit pas son nom
« Les quartiers populaires ne sont pas des déserts politiques »[i]. Depuis quinze ans, cette formule revient inlassablement pour contrer une vision misérabiliste des banlieues. Elle cherche à contrecarrer un discours selon lequel les classes populaires seraient nécessairement dépolitisées, retranchées sur des considérations individualistes ou matérialistes, voire naturellement inaptes au politique. Surtout, cette formule souligne qu’en dépit d’une abstention devenue majoritaire et d’une défiance généralisée envers les partis politiques, il a toujours existé dans ces quartiers des militants et des luttes. Si les organisations du mouvement ouvrier ont pour partie décliné, d’autres collectifs ont émergé : luttes pour le logement et le droit à la ville, collectifs d’éducation populaire et comités de quartiers, associations de jeunes, luttes de l’immigration et contre les violences policières… Outre ces formes d’auto-organisation, les habitants des cités expriment hier comme aujourd’hui des sentiments d’injustice, de colère face aux inégalités et aux discriminations qu’ils et elles subissent, témoignant d’une politisation ordinaire, d’une politique du quotidien. Bien qu’elles n’aient pu déboucher sur une transformation durable des conditions de vie, les révoltes de 2005 ont attesté avec force de cette capacité politique.
Les quartiers populaires ne sont donc pas des déserts politiques. S’il est important de le répéter, cette affirmation présente un risque. Celui de laisser croire que la cause progresse, que le but est proche et qu’on peut continuer comme on l’a toujours fait. L’insurrection n’est pourtant pas au coin de la rue. Même lorsqu’un mouvement social d’ampleur s’enclenche, à l’instar de celui des Gilets Jaunes, la plupart des habitants des quartiers – en dépit du travail militant pour les mobiliser[ii]– le regardent avec sympathie mais à distance. La situation, tant d’un point de vue social que politique, demeure pourtant alarmante. Au cours des dix dernières années, la pauvreté et le chômage se sont accrus[iii]. Contrairement à ce que voudraient laisser entendre les thuriféraires de la « France périphérique », qui considèrent qu’on a trop donné aux quartiers, ces derniers demeurent structurellement sous-dotés alors qu’ils concentrent les populations les plus précarisées. Dans ces quartiers, les inégalités tuent, blessent, rendent fous. Tout particulièrement pour les discriminations – raciales, territoriales ou religieuses, les trois étant fortement imbriquées – qui suscitent mal-être, dépressions et conséquences profondes sur l’identité et la santé des individus.
Dans ce contexte, pas facile de s’organiser : on s’use, on s’épuise. Le renouvellement militant est erratique et le nombre d’acteurs mobilisés restreint. L’analyse de ces difficultés est complexe et on aurait beau jeu de pointer du doigt l’incompétence militante. On pourrait évidemment interroger les choix tactiques et stratégiques effectués à différents moments de l’histoire. Ce bilan reste à faire. Ce livre explore une autre piste, complémentaire : le rôle des multiples entraves au développement du militantisme dans les quartiers populaires. On ne peut en effet comprendre les difficultés de ces mobilisations sans donner une place prépondérante aux répressions dont elles font l’objet et aux contraintes – matérielles, symboliques et politiques – très fortes dans lesquelles elles s’inscrivent.
Une répression à bas bruit
Un des secteurs les plus actifs du militantisme des quartiers ces dernières années cible les violences policières qui s’abattent sur leurs habitants. La liste des morts sous les coups de la police est sans fin : d’Adama Traoré à Amine Bentounsi, de Lamine Dieng à Gueye Camara jusque Selom et Matisse à Lille… Ces cas récents ne doivent pas faire oublier que cette gestion violente de la population des cités – et tout particulièrement des hommes non-blancs – est ancienne[iv]. Elle n’est en outre que la face la plus extrême de pratiques policières discriminatoires allant des contrôles aux faciès aux humiliations et aux violences physiques. Grâce à des mobilisations sans relâche, cet enjeu a été constitué en problème public, suscitant – enfin ! – émotion et couverture médiatique.
La violence policière a ainsi acquis une visibilité plus importante. Mais dans l’analyse des formes de répression qui s’abattent sur les quartiers populaires, un spectre de pratiques demeure encore invisibilisé, ignoré ou méconnu : coupes de subvention et difficultés à accéder à des locaux pour se réunir, disqualification des militants et refus de la concertation, amendes et parfois procès à l’encontre de certains collectifs. Ces pratiques, qui pourraient paraître banales et secondaires à côté de la mort ou de la mutilation – il ne s’agit pas ici de hiérarchiser les indignations –, ont des conséquences importantes. Elles rendent plus difficile et plus coûteux l’engagement.
Faut-il parler de répression pour désigner ces pratiques institutionnelles ? Quand on évoque la répression, on pense généralement à la matraque ou au LBD, à la violence physique, le plus souvent exercée par un représentant de l’État. Le dictionnaire en offre pourtant une définition plus large : « Exercer des contraintes afin d’empêcher le développement d’une action jugée dangereuse ». C’est exactement ce dont il sera question ici : de l’ensemble des contraintes exercées, le plus souvent par les pouvoirs publics, pour empêcher le développement d’actions collectives dans les quartiers populaires. Ces tactiques peuvent dès lors être qualifiées de répressives, quand bien même on distinguera répression physique et symbolique, matérielle et politique. La sociologie utilise la notion de soft repression, qu’on peut traduire par « répression douce », pour caractériser ces pratiques au demeurant peu investiguées. La politiste Vanessa Codacconi préfère le terme de « répression indirecte » tant elle peut néanmoins induire une certaine violence symbolique[v]. Ce livre montre que ces formes ordinaires et souvent discrètes de répression ont un effet décisif dans la démobilisation des quartiers populaires.
Le symbolique et le matériel
Afin de comprendre pourquoi les classes populaires ne se révoltent pas plus souvent, deux facteurs sont habituellement mis en avant : l’idéologie et la contrainte. La diffusion de l’idéologie dominante par les institutions, l’école et les médias joue un rôle central dans la production du consentement[vi]. Si les pays d’Europe de l’Ouest n’ont pas basculé dans le communisme, explique Antonio Gramsci, c’est que les régimes libéraux avaient acquis une certaine légitimité – y compris auprès des ouvriers – du fait d’un travail idéologique quotidien. En dépit de la diffusion de l’idéologie dominante, les subalternes font néanmoins preuve de micro-tactiques de résistance, qui attestent qu’ils ne consentent pas entièrement à la domination. Ce que l’anthropologue James Scott qualifie d’infra-politique[vii]. Si la révolte n’est pas toujours une option, les discussions dans les dortoirs d’esclaves ou les cuisines collectives des régimes autoritaires, les chansons populaires et chuchotements entre soi où on critique le chef ou le patron, où parfois on rêve d’une société plus juste, témoignent du fait que les subordonnés ne consentent jamais totalement à leur condition. « Quand le roi passe, le peuple s’incline respectueusement et pète en silence », avance un proverbe éthiopien.
Si les classes populaires ne se satisfont pas de leur condition et ne sont donc pas entièrement aliénées par les médias de masse, pourquoi ne se révoltent-elles pas plus souvent ? Pour répondre à cette question, il faut se tourner vers les formes de répression qui désincitent à s’engager au regard des coûts et risques personnels, parfois physiques, induits par la lutte. La police et la justice, les institutions régaliennes de l’État, sont alors en première ligne pour assurer le maintien de l’ordre social. La répression seule ne suffit cependant jamais, ou seulement pour un temps. Le pouvoir a toujours besoin d’une légitimation symbolique, d’une forme minimale d’assentiment : la répression peut rarement se passer de justification. Ce faisant, la répression des opposants oscille entre disqualification symbolique d’un ennemi intérieur (« racailles », « mouvance anarcho-autonome », « frères musulmans » …) et contraintes physiques et matérielles. Il est rare que les secondes puissent se passer des premières, la répression dure ayant fréquemment besoin d’être légitimée par la mise au ban symbolique des adversaires. Si l’on définit avec Pierre Bourdieu l’État comme celui qui dispose du « monopole de la violence physique et symbolique légitime », le second monopole apparaît comme la condition de l’exercice du premier[viii]. L’articulation de ces deux faces du pouvoir sera au cœur de ce livre.
C’est ainsi toute la gamme de ces tactiques de pouvoir qu’on tentera de décortiquer : de l’interdiction des rassemblements à l’assèchement des ressources matérielles nécessaires à la mobilisation, du délit d’opinion à la criminalisation de la critique sociale ou l’emprisonnement de militants présentés comme des délinquants de droit commun. Une répression qui se fait généralement à bas bruit et dans les coulisses plutôt que sur la scène publique. Au-delà des formes les plus violentes de répression, c’est donc l’ensemble des micro-tactiques de pouvoir qui nous intéressera ici. Une sorte d’infra-politique des dominants. Comme l’écrit Michel Foucault : « la discipline est une anatomie politique du détail[ix]. »
De l’usine au quartier
Ce type de pratiques commence à être documenté dans l’univers de l’entreprise. Si le droit syndical et le droit de grève sont mieux assurés en France que dans d’autres pays, ils continuent à faire l’objet d’attaques. On pense notamment aux embuches posées à la syndicalisation via les évolutions du marché du travail, la sous-traitance et la précarisation des contrats qui n’incitent pas à l’engagement. Mais les organisations syndicales doivent faire face à d’autres entraves. Alors que l’après-guerre avait vu une forme de reconnaissance institutionnelle des syndicats par la mise en place de mécanismes de cogestion qui ont contribué à leur bureaucratisation, le néo-libéralisme initié dans les années 1970 les a constitués en ennemis, comme le rappelle Grégoire Chamayou, citant un article de la revue Fortune : « La question n’est plus de savoir si cette force doit être réprimée, mais comment. (…) Le pouvoir du syndicalisme dépend de toute une série d’exemptions et de privilèges que le gouvernement accorde aux syndicats, afin de leur ménager une sorte de sanctuaire sans pareil dans notre société. Notre tâche est de briser ce sanctuaire[x]. » Les entreprises recrutent alors « des union busters », des flingueurs de syndicats, dont la mission est claire. Les délégués syndicaux seront notamment ciblés, entravés dans leur progression de carrière, voire licenciés car devenus trop gênants. Ces pratiques ont depuis été reconnues et qualifiées comme « discrimination syndicale »[xi], pouvant faire l’objet de recours devant les tribunaux. Rien de tel pour les militants des quartiers.
Si la banlieue est aussi traversée par des luttes syndicales, les usines ne sont plus l’espace central de mobilisation. Dans beaucoup de quartiers de France, l’emploi salarié, s’il n’a pas entièrement disparu, est devenu une réalité bien distante pour nombre d’habitants, devenus surnuméraires au sein du capitalisme néo-libéral[xii]. Dans certains quartiers dont il sera question dans les pages qui suivent, le taux de chômage officiel de la population active atteint 55%, et ce en dépit des radiations qui s’accumulent à chaque nouveau mode de calcul. Ajoutés à ceux qui ne recherchent plus d’emploi formel, les retraités, les jeunes scolarisés et les personnes au foyer, le travail salarié est devenu une réalité très minoritaire dans nombre de quartiers populaires. Comment, dès lors, en faire le seul espace d’organisation et de lutte ?
Le quartier a ainsi été constitué depuis les années 1980 comme espace central de mobilisation[xiii]. Luttes pour un logement digne, contre une rénovation urbaine non-concertée, pour l’accès à un environnement de qualité et des écoles qui ne soient pas des dépotoirs. Contre le racisme et les discriminations qui touchent tout particulièrement leurs habitants. Ces combats difficiles, dans des espaces si fortement touchés par la précarité, se heurtent à de multiples entraves. Certes, les discours des pouvoirs publics s’avèrent rarement aussi directs que ceux tenus par les entreprises anti-syndicales. On verra toutefois que les pratiques ne sont pas si différentes. Elles visent à contrôler, domestiquer et produire la paix sociale.
La gauche nous a lâchés
L’émergence des causes et des collectifs évoqués ici tient à l’autonomisation croissante des mouvements sociaux à l’égard des partis politiques depuis les années 1970. Cette tendance est peut-être plus forte qu’ailleurs dans les quartiers populaires, où la gauche – du PS au PCF, jusqu’à l’extrême-gauche – n’est pas parvenue à s’adapter aux transformations sociologiques de la population. Davantage issus de groupes racisés que par le passé, moins unifiés par des conditions de travail partagées du fait de la montée du chômage, les résidents des cités se sentent de moins en moins représentés par les militants de gauche qui, à l’inverse, sont de façon croissante issus des classes moyennes[xiv]. Les luttes des quartiers populaires ont donc largement échappé aux cadres partisans traditionnels. Quand ces derniers n’ont pas ouvertement pris fait et cause contre les habitants de banlieue.
Dès les années 1980, la récupération de la Marche pour l’égalité et contre le racisme par le PS via SOS Racisme a laissé un goût amer dans la bouche des descendants de l’immigration post-coloniale. En 2005 évidemment, où les émeutiers se sont retrouvés bien seuls. Plus récemment, la distance prise par une partie de la gauche avec la Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 atteste d’un rendez-vous manqué, voire d’une trahison à l’égard de ses idéaux d’émancipation et d’égalité. Quand on préfère jouer au football que de se solidariser avec une fraction de la population qui vient d’encaisser des semaines d’insultes, de harcèlement islamophobe et des tirs à balles réelles devant une mosquée, on se dit que la mission historique de la gauche s’est perdue en chemin. Au regard de ces « trahisons » successives – pour reprendre un terme fréquemment entendu – des habitants ont tenté de s’organiser de façon autonome. Et c’est même bien souvent contre la gauche – au pouvoir au niveau local ou national – que ces mobilisations se sont déployées.
Un pôle autonome des mobilisations des quartiers populaires
Ce livre ne s’intéresse pas à un sujet politique populaire idéalisé, mais part des mobilisations telles qu’elles se déploient aujourd’hui dans les quartiers afin de comprendre leur devenir et les entraves qu’elles rencontrent. Les collectifs dont il sera question ici sont d’abord locaux. Des habitants s’organisent face à un problème commun, quand les organisations partisanes, les grosses associations ou les services publics n’assurent plus leur mission : aide aux devoirs pour les enfants, solidarité envers les plus démunis, luttes pour l’accès à un logement digne… Les causes ne manquent pas et l’ancrage local de ces engagements fait leur force. Dans chaque quartier ou presque existent des associations et des collectifs, plus ou moins militants et structurés, qui cherchent à défendre les intérêts de la population.
Dans ce cadre, l’enjeu des discriminations raciales a constitué une cause particulièrement saillante de mobilisation, notamment du fait de sa désertion par la gauche partisane. Soutien aux sans-papiers, luttes contre les expulsions et la double-peine, ces combats centraux dans les années 1980-1990 – de la Marche pour l’égalité au Mouvement Immigration Banlieue – ont été redoublés à partir des années 2000 par les luttes contre les discriminations racistes qui sont progressivement démontrées par les sciences sociales, en dépit du déni français historique qui entoure ces questions. Une nouvelle génération militante voit le jour à partir de 2003-2004, particulièrement active au moment des manifestations relatives à loi sur les signes religieux ostentatoires à l’école. Elle va impulser la création de nouvelles organisations anti-racistes qui se veulent plus autonomes du champ politique que ne l’ont été leurs prédécesseurs. On retrouve notamment le Parti des Indigènes de la République (PIR), dont la signature de l’appel début 2005 constitue un moment important. Ou encore la Brigade Anti-Négrophobie, le Front Uni des Immigrations et des Quartiers populaires (FUIQP), les Indivisibles, le Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF), rassemblés depuis quelques années au sein du collectif Rosa Parks. Ils se regroupent ponctuellement à l’occasion de grands meetings à l’image du « Bandung du Nord » organisé à l’automne 2018, ou des Marches pour la dignité lancées en 2015-2016.
Quoiqu’elles partagent des analyses communes, ces organisations se divisent fréquemment quant à la stratégie à mener. D’un côté, on peut distinguer un pôle incarné par le PIR, qui mène notamment la lutte sur le terrain idéologique. Cherchant à transformer les représentations collectives via une bataille culturelle, il vise à imposer certaines catégories de pensées, et notamment la reconnaissance de la dimension systémique et coloniale des discriminations racistes. Dans ce cadre, le combat se mène surtout à coup de livres, d’articles, de conférences et de débats, ce qui n’empêche pas la tenue de manifestations et d’actions directes.
D’un autre côté, on trouve les organisations plus directement ancrées dans les luttes locales, qui s’inscrivent dans la tradition du Mouvement Immigration Banlieue (MIB) des années 1990-2000 – qui a disparu depuis, notamment du fait de répressions qui seront évoquées dans les pages qui suivent – puis de tentatives ultérieures de coordination, à l’image du Forum Social des Quartiers Populaires. Le Comité Vérité et Justice pour Adama se veut l’hériter de cette tradition. Le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires (FUIQP), initié par Saïd Bouamama il y a plus de dix ans, tente d’articuler production théorique, travail de conscientisation, et luttes concrètes dans les quartiers, contre les discriminations racistes ou en faveur des sans-papiers. Dans un autre registre, la coordination nationale Pas sans nous (PSN), née en 2014 à l’initiative de Mohammed Mechmache, à l’origine de la création de l’association AC le Feu à Clichy-sous-Bois après les révoltes de 2005, rassemble une centaine de collectifs locaux dans toute la France. PSN se distingue néanmoins des autres organisations évoquées précédemment en ce qu’elle ne refuse pas le dialogue et la concertation avec les institutions – et notamment le ministère de la Ville (elle est née autour du rapport rédigé par Marie-Hélène Bacqué et Mohammed Mechmache à la demande du Ministre de l’époque, François Lamy).
Divergences stratégiques et idéologiques, multiplications des collectifs et difficulté à fédérer les initiatives : on voit à quel point cet espace militant demeure fragmenté. Dans ce contexte, les pratiques répressives dont sont l’objet les militants – qui redoublent la précarité des conditions matérielles d’existence – rendent encore plus difficiles les alliances, voire aiguisent les concurrences.
Au regard de la centralité des questions raciales dans cet espace militant, n’est-il pas impropre de qualifier ces mobilisations de « luttes des quartiers populaires » ? Cela ne revient-il pas à spatialiser la question sociale, à reprendre des catégories de l’action publique qui assignent plus souvent qu’elles n’émancipent ? Parler de « quartiers populaires », n’est-ce pas en outre une façon de ne pas évoquer les « Noirs et Arabes », d’euphémiser une fois de plus la question raciale en obérant l’identité de celles et ceux qui subissent d’abord les violences policières et les discriminations systémiques ? Le choix de les qualifier ainsi tient à la fois aux catégories mobilisées par les acteurs eux-mêmes – de PSN au FUIQP – et au potentiel unificateur qu’elles constituent. Le fait de résider dans un quartier populaire – quelles que soient ses origines – crée en effet des expériences et des identités communes, ainsi qu’un fort attachement au quartier qui structurent les mobilisations. L’usage de ce terme permet en outre de placer l’articulation des inégalités de classe et de race au cœur des perspectives de transformation sociale.
Si la question raciale occupe une place centrale dans les luttes des quartiers – notamment du fait de la fréquence des discriminations vécues – on ne saurait pourtant les réduire à cette seule thématique. Le droit au logement, la réussite scolaire, l’insertion professionnelle, la santé ou l’alimentation constituent autant d’enjeux autour desquels des luttes se déploient. À ce titre, et en dépit des divergences stratégiques ou idéologiques, ce qui rassemble ces collectifs c’est d’abord un combat commun pour l’égalité. Ces militants se dressent contre les inégalités – sociales, territoriales et raciales – qui façonnent les expériences de vie des habitants. Ces luttes pour l’égalité oscillent pourtant le plus souvent entre indifférence, isolément et répression.
Un traitement d’exception
Bâillonner les quartiers, c’est d’abord les constituer en problème, en population à risque qu’il faut gérer. Le traitement des mobilisations issues de banlieue découle de la constitution des quartiers populaires en « zones de non-droit ». Qualifiés de « racailles », de « délinquants », et plus récemment de « communautaristes » ou de « terroristes », les militants des quartiers apparaissent comme une menace pour la République. La disqualification constitue alors le substrat symbolique qui permet la répression physique et matérielle. Mises en examen, procès pour « outrage et rébellion », interdictions de manifestation, amendes : on assiste à une véritable criminalisation du militantisme. Si elle touche aujourd’hui une fraction croissante des mouvements sociaux, les militants des cités en font l’expérience depuis longtemps. La criminalisation des mobilisations accroît fortement le coût symbolique et financier de l’engagement. Les conditions matérielles de la lutte, fréquemment ignorées comme si elles étaient trop impures pour être abordées de front, constituent pourtant des éléments essentiels pour appréhender la capacité des contre-pouvoirs à influer sur le cours de l’histoire.
De ce point de vue, la forte dépendance de la vie associative vis-à-vis des pouvoirs publics vient contraindre les capacités de mobilisation, pris entre des aspirations à l’autonomie et le risque de perdre subventions et espaces de rassemblement. Le clientélisme et le financement de la vie associative viennent bien souvent tuer dans l’œuf toute velléité de contestation, et rappeler à l’ordre les militants réfractaires, pour qui il est concrètement couteux de s’engager. Enfin, la démocratie participative, d’abord expérimentée en banlieue et qui s’est depuis généralisée, s’avère également décisive dans la démobilisation des quartiers populaires. Non qu’elle parvienne à produire du consentement ou de l’acceptabilité sociale, mais car elle contribue à délégitimer d’autres formes d’intervention dans le débat public – moins délibératives – et ce faisant à diviser les opposants. L’analyse de chacune de ces tactiques de pouvoir scandera la progression de ce livre.
Ne découlant pas d’un plan clairement établi, ces pratiques ne s’ordonnent pas selon une mécanique parfaitement huilée. Les acteurs qui les mettent en œuvre sont variés et pas toujours coordonnés : élus locaux, fonctionnaires zélés, forces de l’ordre, procureurs aux ordres du ministère de l’Intérieur… Cette fragmentation institutionnelle, redoublée par des jeux d’échelle entre niveaux locaux et nationaux, crée des brèches, des contradictions, des opportunités que tentent de saisir les militants pour riposter. On cherchera alors à comprendre comment la mise à nu de ces tactiques de pouvoir peut contribuer à armer la critique et l’auto-organisation.
Mais pourquoi se concentrer sur les quartiers populaires et la banlieue ? Ces pratiques leur sont-elles spécifiques ? Ont-elles précédé leur généralisation à d’autres pans du mouvement social comme on l’entend parfois ? Si elles dépassent très certainement les confins de la banlieue, ces tactiques de pouvoir s’y déploient avec une intensité particulière du fait de la stigmatisation qui touche ces quartiers et leurs habitants. Au regard de cette configuration symbolique, la répression s’exprime plus ouvertement, de manière décomplexée et parfois même ouvertement assumée. Parce qu’elle concentre des pauvres et des minorités racisées, la banlieue est traitée différemment par l’État.
Mais le choix de prendre les quartiers populaires pour objet central d’investigation découle également de partis pris plus politiques. Il part du postulat, partagé par beaucoup, que le changement social ne pourra advenir sans celles et ceux qui sont les premières victimes de l’ordre néo-libéral. On peut se dire que ce sont « les classes populaires » – dans leur diversité – qui sont concernées. Sauf que cette perspective englobante gomme généralement les formes spécifiques d’oppression qui touchent certaines fractions des catégories populaires ; invisibilisation qui fait souvent obstacle à leur mobilisation. Comment s’engager avec d’autres quand certains des problèmes qui font son quotidien sont systématiquement minimisés, relégués au second plan ? Les formes d’organisation autonomes des quartiers populaires occupent alors une place centrale dans tout projet de transformation sociale globale, articulant des intérêts qui sinon seront invisibilisés. Sans elles, tout projet émancipateur manquera une partie de sa cible. « Ce qui se fait sans nous, se fait contre nous », disait Nelson Mendela. Il est donc urgent de comprendre les conditions de félicité de ces luttes et les entraves qu’elles rencontrent.
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Les expériences retracées dans ce livre s’appuient sur des observations et enquêtes de première main – notamment dans la ville de Roubaix, où je mène des recherches depuis 2011 –, des entretiens avec des militants aux quatre coins de France, ainsi qu’un travail de documentation, nécessairement partiel. Ce sont les histoires les plus frappantes et les mieux étayées qui sont analysées ici. Celles et ceux qui vivent, travaillent ou militent dans les quartiers populaires y reconnaitront des situations vécues et auront sûrement d’autres histoires à ajouter à ce premier recueil.
Sans se substituer aux premiers concernés, seuls légitimes à définir les contours d’une stratégie, ce livre se positionne en allié de leurs luttes. Ainsi que j’ai parfois pu le faire sur le terrain, à distance de tout savoir en surplomb, il s’agit ici de mettre au jour les pratiques qui endiguent ces combats pour l’égalité. Comme le disait le fondateur des Bourses du travail, Fernand Pelloutier, à la fin du 19èmesiècle : « ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur ». Les sciences sociales et autres savoirs de gouvernement peuvent alors contribuer à démasquer les tactiques de pouvoir, bien souvent invisibles, qui rendent le devenir des combats collectifs plus erratique. Convaincu que la recherche ne vaut pas une heure de peine si elle ne tente pas, méthodiquement, de contribuer à la transformation sociale, cet ouvrage se veut une pierre à l’édifice – qui en appelle beaucoup d’autres.
Notes
[i] L’expression a été forgée par le Mouvement Immigration Banlieue (MIB), et notamment reprise par A. Hajjat, « Quartiers populaires et déserts politiques », Manières de voir, octobre 2006.
[ii]Y. Brakni, « Construire une expérience politique commune. Comment le Comité Adama a rejoint le mouvement des Gilets Jaunes », in Mouvements, n°100, hiver 2019. Voir J. Talpin, « Les quartiers, les gilets jaunes et la gauche », AOC, février 2019.
[iii]Le taux de chômage était de 25,3% en 2016 dans les « quartiers prioritaires de la politique de la ville » ‒ catégorie administrative à laquelle on préfèrera dans ce livre celle de quartiers populaires –, contre 9,9% dans les autres territoires.42% de leur population y vit sous le seuil de pauvreté, contre 14% dans le reste du territoire.
[iv]Bastamag, « 478 morts à la suite d’interventions policières en 40 ans : une base de données inédite en France ». Voir aussi Cases rebelles, 100 Portraits contrel’Etat policier, Syllepse, 2017.
[v]V. Codaccioni, Répression. L’État face aux contestations politiques, Textuel, 2019.
[vi]A. Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, La fabrique, 2011.
[vii]J. Scott, La domination et les arts de la résistance, Éd. Amsterdam, 2008.
[viii]P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Raisons d’agir/ Seuil, 2012.
[ix]M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
[x]J. Davenport, « How to curb union power », Fortune, juillet 1971. Cité inG. Chamayou, La société ingouvernable, La Fabrique, 2018.
[xi]Voir à ce sujet l’Observatoire de la répression et de la discrimination syndicale. http://observatoire-repression-syndicale.org/
[xii]Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas, Éd. Amsterdam, 2019.
[xiii]Ces luttes répondent également à la spatialisation de la question sociale qui s’opère à l’époque avec l’avènement de la Politique de la ville. Si bien qu’elles ne sauraient se restreindre à l’espace du quartier si elles veulent s’attaquer à des processus de marginalisation systémique. Voir S. Tissot, L’État et les quartiers, Seuil, 2007.
[xiv]J. Mischi, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Agone, 2014.