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Dans ce texte tiré d’une communication au colloque Penser l’émancipation (Nanterre, février 2014), l’historien marxiste Ian Birchall évoque la lutte et les difficultés des militants internationalistes de La Vie Ouvrière en France, à l’approche et lors du déclenchement de la Première guerre mondiale, il y a cent ans. 

 

La crise du capitalisme est globale et nécessite une réponse globale. Mais un peu partout on constate une renaissance du nationalisme, souvent sous des formes ouvertement racistes. Pour la gauche, renouer avec les meilleures traditions internationalistes du mouvement ouvrier devient une tâche pressante. 1914 marque le centenaire de la première guerre mondiale, et si nos ennemis fêtent la boucherie, il nous faut se souvenir de ceux qui se sont opposés à la guerre.

Selon François Hollande, « Commémorer, c’est renouvelerle patriotisme. » et « Commémorer la première guerre mondiale, c’est prononcerun message de paix. »1 On se souvient d’un des slogans du régime de 1984 dans le roman d’Orwell,« la guerre c’est la paix ».

En Grande-Bretagne le ministre de l’Éducation, Michael Gove, a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une « guerre juste », et qu’il fallait rejeter le mythe d’une guerre vue comme « une série d’erreurs catastrophiques faites par une élite qui n’était pas dans le coup ». Il a ainsi condamné les « universitaires de gauche qui sont bien contents de nourrir de tels mythes en critiquant le rôle de la Grande-Bretagne dans le conflit ».2

Des universitaires de gauche ont en effet nourri certains mythes. Ainsi l’historien marxiste Eric Hobsbawm nous raconte que les militants de base des partis socialistes sont partis à la guerre avec un « zèle spontané ».

Pour présenter un point de vue différent sur 1914 je veux dire quelques mots sur un courant de la gauche française dans les années qui précèdent le début de la guerre. La Vie ouvrière fut lancée en 1909 par Pierre Monatte. Ce n’était pas la revue d’une organisation, elle était produite par un noyau militant composé entre autres d’Alfred Rosmer, Robert Louzon, Alphonse Merrheim, Georges Dumoulin et Francis Delaisi ; elle s’adressait surtout aux militants syndicalistes de la CGT. La revue paraissait deux fois par mois, avec 64 pages par numéro. Elle traitait des affaires syndicales et politiques, avec beaucoup d’articles sur le mouvement international. Elle avait moins de 2000 abonnés, mais quand même une certaine influence internationale – un de ses lecteurs fidèles était Zinoviev, le futur président de l’Internationale communiste.3

Pour Monatte, ce qui importait d’abord n’était pas les congrès internationaux, les résolutions et les secrétariats, mais plutôt les tâches pour transformer la culture du mouvement ouvrier :

« La première tâche à faire c’est de nous resserrer moralement, de nous connaître mieux, de nous informer mutuellement. L’internationalisme, comme tous les sentiments, car il est cela d’abord, a besoin d’être alimenté et il ne peut l’être qu’à une condition, c’est que nous suivions les grandes luttes soutenues par les uns et par les autres, que nous vibrions aux succès comme aux revers de nos amis lointains, que nous enfoncions profondément cette vérité trop simple pour être longtemps méconnue : que partout les travailleurs sentent leur exploitation et que partout, par sursauts ou par efforts tenaces ils font un effort pour redresser leur échine et leur front. Ainsi se formera l’atmosphère où pourra pousser vigoureusement, en dépit de toutes les résistances, l’Internationale syndicale, la véritable Internationale ouvrière, travaillant à propager l’internationalisme, un internationalisme qui ne se limite pas à éviter simplement la guerre – ce n’est là que sa besogne défensive, négative pourrait-on dire – mais à organiser sans souci des frontières l’attaque contre le capitalisme. »4

C’était en effet le programme de La Vie ouvrière. Presque chaque numéro contenait des articles sur les luttes à l’étranger, de la Suède á l’Afrique du Sud, de l’Espagne à la Suisse, de la Guadeloupe à la Nouvelle-Zélande.

Le danger de la guerre préoccupait bine entendu la revue. Francis Delaisi, qui écrivait sous le pseudonyme de Cratès, expliquait les causes économiques de la guerre espagnole au Maroc. Il montrait ainsi l’hypocrisie des patriotes qui défendaient des intérêts commerciaux. Au Maroc les habitants avaient essayé de bloquer l’exploitation des mines de fer par des compagnies étrangères : « Un groupe d’ouvriers se rendant à leur travail tombèrent dans une embuscade ; trois ou quatre furent tués. Grave événement ! Aussitôt la garnison de Melilla se mobilisa. Il est curieux de constater combien la peau des travailleurs, dont on fait si bon marché dans la mère patrie, gagne à être exportée. En France comme en Espagne on n’y attache pas grand prix ; on fait tuer quotidiennement des centaines d’ouvriers dans des grèves ou dans des entreprises dangereuses ; on en assassine chaque jour quelques-uns sur les divers points du globe, sans que cela donne lieu à des incidents diplomatiques. Mais quand la peau des prolétaires recouvre quelque grosse combinaison financière, alors elle devient pour les gouvernements un objet infiniment précieux. »

La conclusion de l’article de Cratès donnait un avertissement grave aux travailleurs français moins de cinq ans avant le début de la guerre mondiale : « On raconte qu’au soir de la bataille de Rosbach le roi de Prusse Frédéric II traversant la plaine où gisaient 30,000 morts, dit en souriant à son entourage : « Messieurs, voilà trente mille hommes qui se sont fait massacrer pour une affaire qui ne les regardait pas. » Cet exemple n’est pas unique : on en trouverait des semblables dans l’histoire de la France en ces dernières années. Il doit nous inciter à réfléchir. Camarades, tâchons de voir clair dans nos affaires, et DÉFIONS-NOUS DES SYMBOLES. »5

En 1911 paraissait « L’Approche de la guerre », un long article en quatre parties d’Alphonse Merrheim, au titre de mauvaise augure. Merrheim commençait par constater que beaucoup de français croyaient la guerre impossible. Mais, insistait-il, « nous nous trouvons à la veille d’un gigantesque conflit européen… [la guerre] peut éclater dans dix ans, dans cinq ans, peut-être avant. » En réalité, ce sera trois ans et demi.

Il expliquait la menace de la guerre par la compétition qui est l’essence même du capitalisme : « Le monde est un vaste champ où se heurtent les compétitions, les appétits capitalistes. Plus même que des appétits : des forces fatales, des nécessités d’expansion commerciale. L’outillage mécanique de chaque nation oblige à produire, à surproduire. Cette surproduction, il faut l’écouler. On s’élance alors sur les marchés mondiaux, tout en fermant son propre marché par des tarifs prohibitifs. On se jette sur les pays neufs. Chaque nation s’efforce d’y assurer la prépondérance aux produits de son industrie. Et par une conséquence naturelle, un pays marche à la rencontre d’un autre, se heurte à lui. Qui est-ce qui assurera en définitive la suprématie commerciale de ses nationaux et comment ? Le plus fort. Et par la guerre. »

Pour Merrheim, la guerre qui s’approchait opposerait l’Angleterre et l’Allemagne : « … le but évident de cette guerre pour l’Angleterre étant de ruiner l’industrie allemande en la privant de matières premières, et de détruire sa flotte commerciale. » Et l’Angleterre essayerait d’entraîner la France dans la guerre : « Or, l’Angleterre n’a pas d’armée. Ce n’est pas avec sa réserve de volontaires mal entraînés qu’elle pourra débarquer en Belgique. C’est pourquoi, à Londres, on jette un regard d’envie sur l’armée française. » Merrheim prévoyait clairement le début de la guerre : « Que faut-il pour faire marcher la France ? La persuader qu’elle est en danger, que le droit des nations est foulé aux pieds. La Belgique envahie par l’Allemagne, mais c’est la neutralité des petites nations qui est violée ! Notre presse chauvine, largement arrosée, aura beau jeu pour hurler que l’intervention de la France s’impose. » Mais il trouvait quand même des raisons d’espérer : « Heureusement pour la paix du monde, il existe une force à qui on se garde bien de demander son avis. C’est la classe ouvrière française ; son avis, il est vrai, est connu d’avance ; elle entend ne se faire casser la figure ni pour le roi de Prusse, ni pour le roi d’Angleterre. » Et sa conclusion ? « … plutôt l’insurrection que la guerre ! »6

La Vie ouvrière n’avait guère de sympathie ni pour le colonialisme ni pour le racisme. En publiant des lettres de la Guadeloupe, où trois grévistes avaient été assassinés, la rédaction ajoutait une conclusion :

« Des ouvriers gagnant 0 fr. 85 par jour, qu’on fusille, qu’on fait griller, voilà ce qui constitue le bilan, à la Guadeloupe, de cinquante ans de colonisation française […]. »7

En expliquant la guerre des Balkans, Rosmer insistait qu’il fallait en comprendre les causes fondamentales :

« En étudiant le conflit des races en Macédoine, je montrerai ce qu’était la domination turque. Mais ce qu’il faut dire et répéter, c’est qu’à la base de tout cela on trouve la responsabilité des grandes puissances. Ce sont elles qui, par leurs convoitises, par leurs jalousies, par leurs rivalités, par leurs intrigues permanentes en orient, sont les vrais coupables des atrocités commises par les Turcs. »

Et il se moquait des théories raciales, en constatant que les races étaient tellement mélangées qu’on ne pouvait pas distinguer des traits raciaux : « Combien parmi ces farouches chrétiens, pourchassant l’infidèle, ont du sang musulman dans les veines ! »8

Naturellement, donc, La Vie ouvrière encourageait l’antimilitarisme répandu dans le milieu syndicaliste. Mais Rosmer se méfiait des antimilitaristes de l’espèce de Gustave Hervé, qui avait demandé qu’on plante le drapeau du régiment dans les ordures de la caserne. Pour Rosmer, Hervé était un « braillard » dont il n’aimait pas le ton « gueulard ». Il faisait un contraste entre le langage outrancier d’Hervé et l’organisation du « sou du soldat », par laquelle la CGT maintenait ses contacts avec les conscrits : « Mais avant qu’on ait parlé de militarisme révolutionnaire, et un peu ridiculement de conquête de l’armée, il existait une institution, créée par les syndicats, qui s’appelle le « Sou du soldat » et permet d’accomplir la conquête de l’armée dans la mesure où cela est possible et utile. Et cette bonne besogne était faite avec la discrétion nécessaire. »9 La Vie ouvrière expliquait à ses lecteurs la réalité du « sou du soldat ». Un jeune conscrit racontait les perquisitions faites – vainement – par les officiers pour trouver la littérature antimilitariste. Et puis : « Tous les jours, des conférences étaient faites par les officiers sur les anarchistes, sur les meneurs de la CGT. La plupart des soldats écoutaient tout cela bouche bée, mais n’y comprenant rien, ils venaient ensuite nous demander des explications. Ce qui embêta beaucoup plus encore nos braves officiers, ce fut de constater que les antimilitaristes étaient les soldats les plus propres, ceux qui ne buvaient pas, ceux qui, en somme, avaient une conduite d’hommes. Cela ne les empêchait pas dans leurs théories de raconter que nous étions des ivrognes. Mais ils ne rencontraient chez les soldats que de l’incrédulité. »10

Robert Louzon, qui faisait partie du noyau de La Vie ouvrière, décrivait ses expériences à l’armée comme réserviste : « Il est extrêmement rare que quelqu’un qui revient de faire une période n’ait pas un incident antimilitariste à signaler. Tantôt ce sont des cas d’indiscipline collective, mettant les officiers dans l’impossibilité de sévir, tantôt c’est l’Internationale éclatant au milieu de la manœuvre, tantôt ce sont des publications antimilitaristes répandues à profusion dans les chambrées et dont les auteurs ne sont jamais découverts grâce à la complicité de tous … »11

La Vie ouvrière se méfiait également des idées de Jaurès, qui voulait une « armée nouvelle » inspirée du modèle Suisse. Un article très féroce de Jean Wintsch se moquait des illusions de Jaurès : « Jaurès, naturellement, ne manque pas une occasion de louer « la démocratie la plus libre, la plus hardie et qui a su organiser admirablement la défense nationale sous la forme populaire de milices » ». La réalité de l’armée suisse, expliquait Wintsch, était très différente : « Le corps des officiers est composé, en fait, de bourgeois riches et d’espèces variées d’aristocrates ; on y trouve en masse de jeunes ratés et désœuvrés qui ont été incapables de remplir dans la vie civile une occupation libérale, commerciale, industrielle ou autre. Aussi la morgue de ces individus est-elle devenue insupportable, au point qu’ils sont très généralement détestés à fond par leurs soldats. Les exemples de brutalité, de grossièreté, de bêtise, d’incurie, de concussion ne manquent pas dans les hautes sphères militaires. » La conclusion de Wintsch était sans équivoque : « Il faut que l’armée, composée en grande partie précisément des travailleurs, soit, non pas réformée, car sa fonction est de tuer, et cela est horrible, mais sapée par nos efforts répétés et décidés. La vérité paraît donc être pour nous et où que ce soit : pas d’armée du tout ! »

L’effondrement du mouvement ouvrier en 1914 a mis fin à la publication de La Vie ouvrière. Ses animateurss’interrogeaient sur les raisons de cet effondrement. En 1918 Georges Dumoulin, mineur et dirigeant de la CGT, emprisonné en 1912 à cause de ses activités antimilitaristes, écrivit une brochure sous le titre Les Syndicalistes français et la guerre.12 Et Alfred Rosmer a passé plusieurs années de sa vie à écrire son livre Le Mouvement ouvrier pendant la guerre, dont le premier tome parut en 1936. Je citerai quelques extraits de ces deux ouvrages pour essayer d’expliquer les événements de 1914.

Rosmer décrivait l’isolement des internationalistes au milieu de la marée patriotique ; La Vie ouvrière était devenue « un îlot ».13 Mais il ne s’agissait pas d’un enthousiasme général pour la guerre, même si un tel enthousiasme existait en certaines parties de la classe ouvrière. Le gouvernement faisait ce qu’il pouvait pour créer un climat d’intimidation. Ainsi le 31 juillet le dirigeant socialiste Jean Jaurès conduisit une délégation du groupe socialiste au Quai d’Orsay :

« C’est le sous-secrétaire d’Etat Abel Ferry qui reçoit la délégation. Après avoir écouté Jaurès, il lui demande ce que comptent faire les socialistes en face de la situation : « Continuer notre campagne contre la guerre » répond Jaurès. A quoi Abel Ferry réplique : « C’est ce que vous n’oserez pas, car vous seriez tué au prochain coin de rue ! »14

Deux heures plus tard Jaurès fut assassiné.

De plus, il y avait le carnet B, un document qui contenait les noms des militants antimilitaristes, y compris des dirigeants de la CGT, qu’on pouvait arrêter dans une situation d’urgence. Le 29 juillet Messimy, ministre de la guerre, déclara : « Laissez-moi la guillotine et je garantis la victoire. [….] Que ces gens-là ne s’imaginent pas qu’ils seront simplement enfermés en prison. Il faut qu’ils sachent que nous les enverrons aux premières lignes de feu : s’ils ne marchent pas, eh bien, ils recevront des balles par devant et par derrière. Après quoi, nous en serons débarrassés. »15

Dumoulin, qui connaissait bien les dirigeants syndicaux, expliquait l’importance de cette intimidation : « La peur n’est ni syndicaliste, ni socialiste, ni autre chose en « iste », elle est humaine. A la CGT, on a eu peur de la guerre, on a eu peur de la répression, simplement parce que l’on est des hommes comme les autres. » Donc lorsque le gouvernement fit savoir que les mesures du Carnet B ne seraient pas appliquées, cela encouragea les dirigeants de la CGT à donner leur soutien à l’Union Sacrée : « … dès le samedi matin, les chefs confédéraux qui fuyaient leur domicile la nuit, en conspirateurs, purent respirer librement et coucher chez eux ; le ciel avait une dernière éclaircie avant le sanglant orage et l’accord était fait entre le parti de la guerre et celui de la paix. »16

En province, cependant, les antimilitaristes furent arrêtés.17 Et dans les rues de Paris, l’extrême droite manifestait, probablement avec l’encouragement du gouvernement. Selon Rosmer : « C’était alors des défilés de foules hurlantes, criant : « A Berlin ! A Berlin ! », chantant laMarseillaise. Pour donner un aliment à leur ferveur patriotique, ceux qui les conduisaient les jetaient çà et là sur les boutiques « boches ». […] Le gouvernement laissait faire – à supposer qu’il ne fût point l’instigateur de ces démonstrations patriotiques. »18 En même temps le gouvernement se consacrait à une préparation idéologique. Selon Rosmer : « Le gouvernement ne se bornait pas à l’interdiction brutale des meetings et démonstrations contre la guerre ; il poursuivait méthodiquement la préparation des esprits à la guerre et à l’acceptation de la guerre. En ces jours critiques, il pratiquait la méthode de la douche écossaise par l’intermédiaire de la presse servile, qui soufflait alternativement le froid et le chaud ; un jour c’était la guerre, le lendemain c’était la paix. »19 Par conséquent « Des fausses nouvelles de toutes sortes circulaient. »20

Il y avait une autre raison, de plus long terme, de l’isolement de la gauche antimilitariste. L’armée française de 1914 allait être en grande partie une armée paysanne. Dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle beaucoup de paysans en France ne parlaient pas français, et leurs enfants quelquefois ne savaient pas de quel pays ils étaient citoyens. Pour en faire des patriotes prêts à défendre les frontières françaises, il fallait ce que l’historien américain Eugen Weber a appelé la transformation « des paysans en Français ».21 Pour cela la scolarisation obligatoire – l’œuvre de Jules Ferry, ardent défenseur de l’expansion coloniale – était essentielle. Et la fameuse laïcité – si souvent défendue par la gauche française comme acquis révolutionnaire – était nécessaire pour assurer que les futurs soldats allaient suivre l’État et non l’Église.

En 1912 le congrès du syndicat des instituteurs votait son soutien au sou du soldat. Cela provoqua un certain frisson de peur dans le gouvernement, parce qu’il semblait que l’hégémonie idéologique du patriotisme était menacée. Mais ce fut trop peu, trop tard. En général les syndicalistes révolutionnaires n’avaient guère de stratégie envers les paysans. Et les paysans de leur coté avaient peu de sympathie pour les syndiqués. Robert Louzon racontait à propos de ses semaines passées à l’armée : « Les réservistes convoqués avec moi étaient pour moitié des paysans normands, pour moitié des ouvriers parisiens. Je dois dire d’abord que si les paysans haïssaient, il est vrai, la guerre et les officiers, ils ne haïssaient pas moins les ouvriers de la ville. »22

Mais la CGT n’avait que 300 000 syndiqués. Les congrès de la CGT avaient voté que la classe ouvrière répondrait à la mobilisation par la grève générale et l’insurrection. Si la guerre était annoncée, les travailleurs devaient se rendre à la bourse du travail. Mais Dumoulin se demandait ce que cela voulait dire en réalité : « Quels travailleurs ? Les 300 000 ? Ou bien tous les travailleurs, les paysans, les fonctionnaires, les employés ? Combien y en a-t-il qui peuvent se rendre à leur bourse du travail ? Et combien y a-t-il de bourses du travail pour les recevoir ? Que de fois je me suis posé ces questions ! Et, chaque fois, j’ai senti la vanité de nos motions de congrès. »23

De plus, les syndicalistes révolutionnaires n’avaient pas suffisamment souligné la distinction entre le syndicalisme et le républicanisme. Au contraire, les dirigeants syndicaux se considéraient comme les véritables héritiers des traditions de 1789. Le 3 août La Bataille syndicaliste, le quotidien de la CGT, disait à ses lecteurs : « Contre le droit du poing, contre le militarisme germanique, il faut sauver la tradition démocratique et révolutionnaire de la France. »24 Un nationalisme républicain se transformait très rapidement en xénophobie. Trois jours plus tard on lisait dans La Bataille syndicaliste : « Dans le conflit actuel, la question ethnique a son importance. Les Germains, de sang plus lourd, partant d’esprit plus soumis et plus résigné, n’ont pas notre esprit d’indépendance. »25 Les antimilitaristes avaient beaucoup parlé de l’impérialisme, mais ils n’avaient pas expliqué assez clairement le sens du mot. Selon Dumoulin, le travail d’éducation avait été négligé : « … nous avons laissé subsister cette erreur que l’impérialisme n’existe que dans les pays gouvernés par un empereur. Dans l’esprit de ceux que nous avons tenus dans l’ignorance, une république n’est pas impérialiste, les pays démocratiques ne sont pas impérialistes. »26

Privés de direction politique, même les travailleurs qui voulaient refuser la guerre ne savaient pas quoi faire. La gauche était affligée d’une terrible passivité. Rosmer racontait que Pierre Monatte était allé voir un anarchiste, Pierre Martin. Il le trouvait : « … très ferme, mais persuadé qu’il n’y aurait rien à faire jusqu’au jour où les femmes des faubourgs descendraient dans la rue. C’était là un état d’esprit assez répandu. Nous le constations chez plusieurs militants syndicalistes. Il n’y avait rien à faire. Il fallait laisser passer. Passivité qu’entretenait la croyance – ou l’espoir – que la guerre serait courte. Ce qu’on pouvait constater dans les quartiers populaires contribuait également à la favoriser. Abandonnés à eux-mêmes, les ouvriers qui restaient n’avaient pu résister au courant. »27

Dumoulin fut mobilisé dès le premier jour. Il décrivait ceux qui partaient – beaucoup étaient enthousiastes, parce qu’ils croyaient que la victoire serait rapide ; de plus, beaucoup étaient ivres. Mais il y en avait qui n’étaient pas contents de partir, mais qui ne pouvaient pas refuser : « A la Chapelle, un petit lieutenant de chasseurs à pied m’avait confié rapidement ses appréhensions. Il venait de se marier, de s’établir ; il perdait une situation et un avenir. Il ne chantait pas, il ne criait pas, il n’avait jamais été syndiqué. Dans mon wagon, nous étions trois silencieux. Les deux autres, deux frères, avaient quitté leur mère le matin ; ils y pensaient. Leur mise n’indiquait pas des ouvriers, ils ignoraient le syndicat et détestaient la guerre. Les autres allaient à Berlin et buvaient du pinard. » Bien sûr, cela ne pouvait pas durer. Dumoulin ajoute : « Quand je les ai retrouvés à Verdun, ils en voulaient à tout le monde : aux journalistes, aux députés, aux socialistes, aux Parisiens, aux gendarmes, à ceux de l’arrière. L’impression la plus forte, la plus nette en eux était celle du bourrage de crâne, du mensonge, de l’exagération, de l’erreur. »28

Trois ans plus tard, en 1917, l’armée française fut ébranlée par de grandes mutineries. Combien de mutins avaient lu un tract antimilitariste, côtoyé un militant syndicaliste révolutionnaire, ou même reçu le sou du soldat ? On ne peut pas le savoir. Ce qu’on sait, par contre, c’est que plusieurs camarades du noyau de La Vie ouvrière – Rosmer, Monatte, Louzon, Marcel Martinet – ont joué un rôle important dans les premières années de l’Internationale communiste et du parti communiste français. Et en 1923, lors de l’invasion de la Ruhr, le parti communiste français a retrouvé les meilleures traditions de l’antimilitarisme d’avant-guerre, donnant ainsi raison aux paroles de Victor Serge : « Rien ne se perd. »29

 

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références

références
1 Le Monde, 7 novembre 2013.
2 Daily Mail, 3 janvier 2014.
3 Alfred Rosmer, « Il y a quarante ans », La Révolution prolétarienne, janvier 1951.
4 Pierre Monatte, « Le Secrétariat International contre l’internationalisme ». La Vie Ouvrière [ci-après VO], 20 décembre 1909.
5 Cratès, « Les Dessous financiers de la Guerre au Maroc », VO, 5 octobre 1909.
6 A. Merrheim, « L’Approche de la guerre », VO,5 janvier 1911, 20 janvier 1911, 5 février 1911, 20 février 1911.
7 « Grèves et politique à la Guadeloupe », VO, 5 mai 1910.
8 A. Rosmer, « Le Conflit des races en Orient », VO, 20 novembre 1912.
9 A. Rosmer, « Hervé et le hervéisme », VO,5 octobre 1912.
10 L. Lacour, « Le Sou du soldat », VO, 5 octobre 1911.
11 R. Louzon, « Cavaignac, Thiers, Briand », VO, 5 mai 1910.
12 Le texte est reproduit dans A. Rosmer, Le Mouvement ouvrier pendant la guerre [ci-après MOPG], Paris, 1936, . pp 523-42.
13 MOPG, p. 209.
14 MOPG, p. 91.
15 MOPG, p. 109.
16 MOPG, pp. 529-30.
17 MOPG, pp. 156-59.
18 MOPG, p. 209.
19 MOPG, p. 108.
20 MOPG, p. 210.
21 E. Weber, Peasants into Frenchmen, Londres, 1979.
22 R. Louzon, « Cavaignac, Thiers, Briand », VO, 5 mai 1910.
23 MOPG, p. 534.
24 MOPG, p. 144.
25 MOPG, p. 118.
26 MOPG, p. 533.
27 MOPG, p. 212.
28 MOPG, p. 536.
29 V. Serge, Les Révolutionnaires : Romans, Paris, 1967, p. 271.